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Ces introductions d’auteurs, jeunes poètes ou écrivains, auprès de Kahnweiler ne relèvent pas, de la part de Max Jacob, de simples présentations. Il semble en effet que le marchand se soit décidé, sur certaines éditions au moins, en se fiant au seul jugement littéraire de son ami. La teneur de plusieurs des courriers échangés entre Kahnweiler et Max Jacob va dans ce sens48. C’est à ce titre, notamment, que nous avons intitulé cette période d’éditions du marchand le « cycle Max Jacob ».

Au cours de ce même cycle, un autre élément relationnel, imputable cette fois totalement à Kahnweiler, intervint dans la constitution de son programme éditorial. Il s’agit des

46 Annexe 1 p. 885-90.

47 Annexe 1 p. 919.

48 Plusieurs extraits de ces courriers entre Max Jacob et Kahnweiler sont fournis en référence : Daniel Henry

Kahnweiler, marchand, éditeur, écrivain, exposition, Centre Georges Pompidou, 1984, op. cit., par exemple

« dimanches de Boulogne », ces réunions hebdomadaires qui regroupaient les amis du marchand. Nous en avons mentionné l’existence et les participants au chapitre précédent. Jean Hugues, en 1959, rappelait déjà le rôle de ces rencontres dans la mise au point des projets de publications de Kahnweiler :

Dans leur maison, Lucie et Henry Kahnweiler reçoivent poètes, peintres, musiciens ; l’un amène l’autre, et les aînés les plus jeunes. On danse, on chante, on fait de la musique, et il y a un va-et-vient continuel entre la maison des Kahnweiler et celle des Gris où chacun se rend pour voir les dernières toiles du peintre.

C’est dans cette joyeuse atmosphère que se forment les nouveaux projets d’édition49. Ces réunions à Boulogne se tinrent pendant quatre années, de fin 1921 à début 1926. Comme l’explique Kahnweiler lui-même, elles perdirent ensuite de leur « antique splendeur »50. Le décès, en mai 1927, de Juan Gris marqua leur arrêt. L’atmosphère joyeuse de ces réunions, évoquée par Jean Hugues, rappelle bien évidemment les « années folles », cette sorte de défoulement collectif après la Grande Guerre. Kahnweiler avait sans doute également besoin de ces échanges amicaux pour supporter les difficultés cumulées du moment : le calvaire des ventes à Drouot, qui dura de juin 1921 à mai 1923, les départs de « ses » peintres historiques en 1923-1924, la peine qu’il eut ensuite à reconstituer une équipe d’artistes etc.

Les réunions de Boulogne ne sont sans doute pas à l’origine de premiers contacts entre des auteurs et Kahnweiler, a contrario des recommandations de Max Jacob. Par les échanges qu’elles permirent, elles jouèrent plutôt un rôle dans les décisions d’éditer du marchand – tel ou tel auteur ou tel ou tel texte – et dans la constitution par Kahnweiler des tandems peintre-poète à l’œuvre pour ces publications puisque bon nombre des artistes de la galerie Simon participaient également à ces réunions. L’exemple-type, sans doute, de ces éditions issues des « dimanches de Boulogne » est Le Casseur d’assiettes de Salacrou, illustré par Juan Gris51.

Un axe Max Jacob – Reverdy – Cocteau

L’immersion de Kahnweiler, au cours des années 1920-1925, dans l’actualité littéraire et artistique parisienne se perçoit également au travers des profils littéraires des auteurs édités et du caractère de leurs œuvres.

49 Jean Hugues, dans 50 ans d'édition de D. H. Kahnweiler..., exposition, galerie Louise Leiris, 1959, op.

cit., préface p. [7].

50 Daniel Henry Kahnweiler, marchand, éditeur, écrivain, exposition, Centre Georges Pompidou, 1984, op.

cit., p. 142.

La première édition du marchand pour sa rentrée à Paris, Voyages de Vanderpyl et de Vlaminck, apparaît, par exemple, comme une publication « bleu horizon », inscrite dans l’ambiance de l’immédiate après-guerre52. Le jeune Malraux – l’auteur de Lunes en papier avec Léger – faisait, lui, partie du cercle littéraire gravitant autour de la revue Action de Florent Fels53, un proche de Max Jacob54. Malraux travaillait aux Éditions du Sagittaire lorsqu’il fut édité par Kahnweiler. Les éditions des Pélican de Radiguet et de Laurens et du Piège de Méduse de Satie et de Braque se trouvent encore plus inscrites dans l’actualité culturelle parisienne55. Il s’agit en effet des livrets de deux comédies lyriques publiés par Kahnweiler au moment-même où ces pièces furent jouées, en mai 1921, lors de l’une des nombreuses soirées-spectacles organisées à l’époque par Jean Cocteau et ses amis. Le très jeune Radiguet, d’abord publié dans la revue Littérature d’André Breton56, était devenu la « coqueluche » du groupe de Parade, Cocteau, Satie, Picasso etc., lequel groupe avait redonné, en fin d’année 1920, avec succès cette-fois, ce même spectacle. Et, quelques semaines après la première des Pélican et du Piège

de Méduse, se tint celle des Mariés de la tour Eiffel, un ballet dont Cocteau avait écrit le livret

à l’été 1920, avec quelques contributions de son jeune compagnon Radiguet. L’édition de Cœur

de chêne de Reverdy apparaît, elle, plutôt comme une tentative de « rattrapage » d’une occasion

perdue – par Kahnweiler – des années 1913-1914, donc moins soumise à l’actualité57. Le jeune Gabory – pour Le Nez de Cléopâtre –, parrainé par Derain, était un ami de Radiguet et de Malraux. Il appartenait, lui aussi, au cercle de la revue Action dont il assurait le secrétariat58. Les éditions d’un vieil ami de Max Jacob, Henri Hertz, en 1923, – pour Le Guignol

horizontal59 – et de Gertrude Stein en 1926 – avec A Book…60 – s’inscrivent, elles, dans la

durée. Celles de Salacrou, de Tzara et de Jouhandeau, en revanche, renouent peu ou prou avec l’actualité parisienne. La pièce de Tzara – Mouchoir de nuages –, par exemple, avait été

52 Annexe 1 p. 863.

53 Voir la présentation rapide de la revue Action dans : Yves Chevrefils Desbiolles, Les revues d'art à Paris,

1905-1940, op. cit., p. 170-171. Florent Fels, le fondateur de la revue, fut un ami de Carl Einstein, avec qui il

œuvra à une réconciliation franco-allemande.

54 Annexe 1 p. 867-68.

55 Annexe 1 p. 875-77 et p. 880-82.

56 La revue Littérature, créée en 1919 par Breton, Soupault et Aragon, fit en quelque sorte la transition entre, d’une part, les revues SIC de Pierre Albert-Birot (1916-1919) et Nord-Sud de Reverdy (1916-1918) et, d’autre part, La Révolution surréaliste (1924-1929) : Yves Chevrefils Desbiolles, op. cit., p. 80-81 et 88-90.

57 Annexe 1 p. 887.

58 Annexe 1 p. 893.

59 Annexe 1 p. 895-96.

donnée, avec un certain succès, quelques mois avant la publication de l’ouvrage par Kahnweiler61.

Au sein du champ littéraire et plus largement du monde culturel parisien, plusieurs « figures » se disputèrent, au cours de ces années 1920, les rôles, différents, de « référent » et de « meneur » des avant-gardes. Max Jacob s’imposa comme « référent » mais son ex-poulain, Reverdy, dont la revue éphémère Nord-Sud avait fait date62, joua également progressivement un rôle proche. Un autre poulain de Max Jacob, Cocteau, s’imposa, lui, comme meneur de l’actualité parisienne mais Breton et ses amis, plus jeunes que lui, s’en départirent assez vite, le considérant dépassé et cabotin. Breton, par ailleurs, entra bientôt en compétition avec Tzara, le leader de « dada », en tant que meneur de l’avant-garde « radicale ». Le futur mentor des surréalistes l’emporta de fait et Tzara se retira du jeu en se rapprochant de Cocteau. Au vu de ce résumé sommaire des rôles tenus et de leur évolution, il apparaît que Kahnweiler fut, au cours de ce cycle, l’éditeur de jeunes écrivains se rattachant à un « axe » Max Jacob (comme référent) – Reverdy (en second rang) – Cocteau (et non Breton ou Tzara)63. Il se tint à l’écart de l’agitation Breton-Tzara, peu productive d’ailleurs en termes de textes, et n’édita ce dernier qu’« après la bataille ». Le marchand prit soin, par ailleurs, de se positionner, que ce soit vis-à-vis de Cocteau, de Breton ou de Tzara, au-dessus ou à côté de la mêlée. Kahnweiler fut ainsi en mesure, peu après, de figurer parmi les premiers éditeurs du surréalisme.

Un bouquet d’artifice littéraire

La simple énumération, présentée ci-dessus, des contextes prévalant pour chacune des éditions du « cycle Max Jacob » laisse présager de la diversité des textes proposés, a contrario des publications des deux autres cycles.

La « verve acidulée » propre à Max Jacob et à ses jeunes émules domine certes. On la retrouve chez Malraux, chez le Radiguet des Pélican – et non de Denise –, chez Satie, chez Hertz, peut-être aussi chez Salacrou et chez Tzara. Mais les « exceptions » à cette veine ironique sont très nombreuses : poésie ou prose poétique lyrique ou postsymboliste pour les œuvres de Vanderpyl, de Vlaminck, de Gabory, de Radiguet – pour Denise – ou de Jouhandeau, poésie « cubiste » et travail sur le langage pour Reverdy ou pour Gertrude Stein.

61 Annexe 1 p. 920-22.

62 Voir une présentation rapide de la revue Nord-Sud dans : Yves Chevrefils Desbiolles, op. cit., p. 69-70.

63 Kahnweiler n’a pourtant jamais édité Cocteau. Il est possible cependant que le marchand ait projeté de publier le texte du Gendarme incompris, une pièce lyrique de Cocteau donnée le même soir que Les Pélican et Le

Aidé par Max Jacob, Kahnweiler a donc édité au cours de ce second cycle nombre d’auteurs qui seront reconnus quelques années ou quelques dizaines d’années plus tard. Mais,

a contrario du cycle précédent et du suivant, l’homogénéité « littéraire » des éditions de cette

période est faible. D’où l’image d’éditions en forme, pour cette période, d’un bouquet multicolore de feu d’artifice.