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Les Kahnweiler retrouvèrent Paris en octobre 1944. Ils s’installèrent avec les Leiris quai des Grands-Augustins, en voisins d’ailleurs de l’atelier de Picasso. Kahnweiler et le peintre reprirent ainsi très vite leurs longues conversations sur la peinture, comme des années auparavant, quand ils n’échangeaient pas sur la politique, puisque Picasso venait d’adhérer au Parti Communiste. L’état de Lucie s’aggrava cependant et elle décéda en mai 1945. Après 40 années de vie commune, la mort de Lucie fut un traumatisme pour Kahnweiler.

Ses activités vite débordantes l’aidèrent sans doute à surmonter cette épreuve. Secondé par Louise, il s’attacha en effet à relancer la galerie. Les affaires avaient d’ailleurs vite repris du fait notamment de la présence des Américains à Paris. Le marchand avait conservé, ou retrouvé, l’exclusivité de Masson, de Suzanne Roger, de Beaudin, de Kermadec, de Lascaux, de Roux210. Après quelques soubresauts211, la peinture de Picasso commença à être reconnue en France par un public plus large et, fait nouveau de ces années d’après la Libération, le peintre lui confia assez rapidement l’exclusivité de ses ventes, après une suspension de plus de trente années ! Malgré leurs tempéraments très différents, l’un ferme dans ses principes, et l’autre évoluant sans cesse, les deux « personnages » s’étaient toujours appréciés. Ils s’étaient retrouvés, au cours des années 1930 surtout, pour des échanges, souvent animés, sur l’actualité artistique. À partir de 1945, Picasso et Kahnweiler resserrèrent leurs liens. Le peintre avait cependant l’habitude de traiter avec plusieurs marchands et il partagea d’abord ses ventes entre Kahnweiler et Louis Carré, un galeriste qui avait développé ses activités pendant l’Occupation. Après quelques épisodes houleux, au cours desquels le peintre tenta encore de faire jouer la concurrence212, les relations commerciales entre les deux protagonistes s’assagirent et, à partir des années 1950 environ, le marchand obtint, de manière tacite, l’exclusivité de Picasso. Compte tenu de la productivité de l’artiste, cette seule mission assurait une pleine activité à la galerie Louise Leiris, d’autant plus qu’il s’agissait non seulement des toiles du peintre mais aussi de ses lithographies. Quant à Léger et à Braque, Kahnweiler avait également repris contrat avec eux mais en partage avec Aimé Maeght. Quelques plus jeunes peintres rejoignirent

210 À la suite du décès de Paul Klee en 1940 et de l’Occupation allemande, Kahnweiler n’assurait plus la représentation du peintre. Kahnweiler ne reprit pas non plus ses relations commerciales avec Borès après la Libération.

211 La salle Picasso du Salon d’automne de 1944, consacré à l’« art dégénéré », provoqua encore quelques remous, les derniers. Voir par exemple André Fermigier dans : Daniel Henry Kahnweiler, Entretiens avec Francis

Crémieux : mes galeries et mes peintres, op. cit., p. 14.

212 Ce fut notamment le cas avec un Américain, Samuel Kootz, nouveau venu sur le marché de l’art à New York.

également la galerie, comme Yves Rouvre en 1955213 et Sébastien Hadengue en 1965, tous deux introduits par Masson. Ces nouvelles « recrues » furent cependant peu nombreuses car Kahnweiler jugeait qu’un marchand ne pouvait réellement comprendre et représenter qu’une seule génération d’artistes, la sienne ou celle de Picasso, voire une deuxième génération, en l’occurrence celle de Masson, mais pas au-delà. Des années 1950 aux années 1970, la galerie Louise Leiris représentait donc – pour la totalité ou pour partie de leur production – plusieurs des « anciens » artistes de Kahnweiler – Picasso, Léger, Braque, Laurens –, bon nombre des peintres qui l’avaient rejoint pendant l’entre-deux-guerres – Masson, Lascaux, S. Roger, Kermadec, Beaudin, Roux214 – et enfin les dernières « recrues », Rouvre puis Hadengue.

Kahnweiler s’attacha également à redéployer son réseau de correspondants à l’étranger. Après le décès de Curt Valentin en 1954, il traita principalement aux États-Unis avec la Saidenberg Gallery à New-York, tenue par Eleanore et Daniel Saidenberg. De nombreuses rétrospectives des œuvres de Picasso, de Braque etc. furent organisées au cours des années 1960 et 1970 et les Saidenberg y contribuèrent215. Kahnweiler renoua avec Golsa Olsen, son correspondant de longue date qui tenait la Svensk-Franska Kunstgalleriet. L’ampleur des activités de la galerie Leiris l’amena rapidement à établir de nouveaux correspondants dans divers pays, comme, par exemple, la Lefevre Gallery à Londres ou Michael Hertz à Brême.

Du fait aussi de cette intense activité, Kahnweiler s’adjoignit, en 1956, les services de Maurice Jardot en tant que directeur-adjoint et associé de la galerie. Le marchand avait pu apprécier ses talents en tant que commissaire d’exposition. Ce fut pour les mêmes raisons de charge que la galerie déménagea dans des locaux plus vastes, rue de Monceau, inaugurés en 1957. Kahnweiler assura par ailleurs, à partir des années 1955-1960, un rôle plus complet d’agent auprès de Picasso. Il filtrait les très nombreuses sollicitations du peintre, le représentait dans le monde puisque Picasso ne souhaitait guère quitter Mougins et gérait pour lui, par exemple, les sujets délicats d’authentification des toiles.

Orchestrées par Kahnweiler puis par Jardot, les expositions sur les dernières toiles des peintres de la galerie se succédèrent au rythme de deux à trois par an. Les préfaces des

213 Kahnweiler précise les circonstances qui l’ont amené à « recruter » le jeune Rouvre, dont la peinture l’avait immédiatement touché : Daniel Henry Kahnweiler, Entretiens avec Francis Crémieux : mes galeries et mes

peintres, op. cit., p. 140.

214 La période de l’Occupation déprima fortement Roux et sa peinture évolua. Roux réintégra la galerie Louise Leiris après-guerre mais, se tournant vers la figuration, il préféra la quitter en 1956. Kahnweiler évoque, avec émotion d’ailleurs, les évolutions et le désarroi de Roux : ibid., p. 148.

215 Après le décès de Kahnweiler, les Saidenberg organisèrent en 1980 une exposition en son honneur : « Homage to Kahnweiler: Braque, Gris, Laurens, Léger, Masson, Picasso ».

catalogues portent les signatures, souvent prestigieuses, d’amis des peintres concernés, comme Éluard ou J. Lescure pour Beaudin, Kahnweiler lui-même ou Leiris pour Picasso et pour Gris, Limbour pour Roger et Rouvre, G. Duby pour Masson, F. Ponge pour Kermadec etc.

Kahnweiler reprit également, à partir de 1949, ses activités d’édition, au nom cette fois de la galerie Louise Leiris. Une quinzaine d’ouvrages parurent jusqu’en 1968. Il s’agit pour une large part d’albums, à la présentation luxueuse, de Picasso ou de Masson, dont le texte et les gravures sont de la main du peintre. Quelques-unes de ces publications relèvent cependant du même « genre » d’éditions que celui pratiqué avant 1939, comme Le Verre d’eau de F. Ponge illustré par Kermadec216 paru en 1949 ou Le Calligraphe de Limbour accompagné de lithographies de Beaudin217 édité en 1959. Une exposition dédiée aux publications de Kahnweiler fut organisée en cette même année 1959 pour le cinquantenaire de ses éditions. Le catalogue fut préfacé par le libraire et éditeur d’art Jean Hugues218. Les parutions de la galerie s’espacèrent au cours des années 1960 puis s’interrompirent en 1968.

Avec le succès, maintenant indiscuté, de ses peintres « historiques », Kahnweiler devint vite un personnage reconnu, faisant autorité dans le domaine de l’art contemporain et dans l’histoire et l’interprétation du cubisme. Il acheva son ouvrage sur Juan Gris et le fit éditer par Gallimard219. Le livre fut bien accueilli. Ses idées sur l’art s’affirmèrent. Au cours de ses conférences ou au travers de ses nombreux écrits, il faisait état des convictions, souvent tranchées, qu’il avait acquises au cours de sa longue carrière au contact étroit de « ses » peintres. Il continuait ainsi à jeter l’anathème sur les cubistes suiveurs comme « Metzinger et consorts ». Il rappelait aussi son point de vue sur l’abstraction, considérée comme une impasse et un nouvel académisme, comme il le fit lors de ses entretiens avec Francis Crémieux :

[…] dans tous les pays se sont répandus comme une peste l’abstraction et le tachisme, pour une raison d’ailleurs très simple : c’est qu’en effet ça offrait les mêmes facilités que jadis l’art académique. C’est un art académique, et la meilleure preuve c’est que l’État le protège220.

216 Francis Ponge et Eugène de Kermadec, Le verre d'eau, recueil de notes et de lithographies, Paris, Éditions de la galerie Louise Leiris, 1949, non paginé.

217 Georges Limbour, Le calligraphe, lithographies originales d’André Beaudin, Paris, Éditions de la galerie Louise Leiris, 1959, non paginé [51] p.

218 50 ans d'édition de D. H. Kahnweiler..., exposition, Paris, galerie Louise Leiris, 13 novembre-19 décembre 1959, intr. et cat. Jean Hugues, Paris, galerie Louise Leiris, 1959, 36 p.

219 Ce livre sur Juan Gris, paru chez Gallimard en 1946, fut plusieurs fois réédité : Daniel Henry Kahnweiler, Juan Gris : sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris, Gallimard, 1990, 411 p.

220 Daniel Henry Kahnweiler, Entretiens avec Francis Crémieux : mes galeries et mes peintres, op. cit., p. 178.

Kahnweiler confirmait son manque d’intérêt pour la peinture « décorative », dont relevait, selon lui, l’art de Matisse ou de Mondrian. Il rappelait que, s’il appréciait le travail de certains peintres dits « surréalistes », comme Masson ou Tanguy, il se refusait à considérer l’existence d’une « peinture surréaliste » en tant que telle. Kahnweiler rassembla l’essentiel de ses publications – et convictions – dans un livre, Confessions esthétiques221, qu’il fit paraître en 1963. Il voyageait également beaucoup, invité pour des conférences, et s’était rendu, pour la première fois, aux États-Unis en 1949. Bien que devenu un personnage reconnu, Kahnweiler gardait toute son indépendance de pensée et une certaine méfiance vis-à-vis des institutions. Il déclina par exemple la proposition d’une Légion d’Honneur que lui fit en 1959 le ministre – et ex-auteur édité par la galerie Simon – André Malraux. Ses réserves vis-à-vis de l’État français pouvaient évidemment s’expliquer !