• Aucun résultat trouvé

Après la période faste, sous l’Occupation, du livre illustré de luxe, le libraire et éditeur Léopold Carteret fit paraître, en 1946, une version complétée du Trésor du bibliophile69, une somme en cinq volumes sur les illustrés modernes édités jusqu’en 1945. L’ouvrage, comportant un répertoire classé par ordre alphabétique des noms d’auteurs, listait bien l’ensemble des publications de Kahnweiler et de la galerie Simon. Cependant, alors que l’œuvre éditoriale de plusieurs acteurs de l’illustration, comme la NRF ou Vollard, faisait l’objet de commentaires particuliers, celle de Kahnweiler était passée sous silence. Enfin, seuls les travaux de Derain et de Vlaminck, parmi les artistes sollicités par le marchand, firent l’objet d’une analyse détaillée70. Visiblement, la grille d’évaluation des illustrés de Carteret, en 1946, restait voisine de celles développées, pendant les années 1930, par Clément-Janin ou par Angoulvent. Cette interprétation du Trésor du bibliophile paraît confirmée à la lecture d’une diatribe71 de Carteret à l’encontre des pouvoirs publics en place en 1937 – cette « période politique de facilité » –. Le libraire, à l’époque président du Syndicat des éditeurs de livres d’art, s’était en effet insurgé contre les faveurs offertes à l’avant-garde pour les admissions à l’Exposition.

La même année 1946, Albert Skira publia son Anthologie sur les livres de peintres72, la première du genre. L’ouvrage présentait une sélection de livres, tous illustrés par des artistes de renom. Bien au fait des publications de Kahnweiler et le connaissant personnellement, comme nous l’avons vu précédemment, Skira reprit dans son anthologie toutes les éditions du marchand73. Il paraît donc utile de comprendre les motivations de l’éditeur dans ses choix. Skira ne s’exprima pas lui-même à ce sujet mais confia à Claude Roger-Marx, qui avait sans doute

69 Léopold Carteret, Le trésor du bibliophile : livres illustrés modernes (1875 à 1945), Paris, L. Carteret,

1946-1948, 5 vol., 305 p., 261 p., 330 p., 412 p., 207 p.

70 Ibid., vol. 3, p. 293-295.

71 Ibid., vol. 1, p. 255-257.

72 Albert Skira, Anthologie du livre illustré par les peintres et sculpteurs de l'École de Paris, op. cit.

73 Il manque cependant dans le répertoire de Skira Le Glossaire… En revanche, l’éditeur attribue à tort à Kahnweiler la paternité de La Cassette de plomb de Gabory et de Derain (Cf. le paragraphe « Sources »).

contribué à l’exercice, le soin d’en expliciter les critères dans l’avant-propos de l’ouvrage. Le critique fit d’abord état de l’élément essentiel ayant guidé leur choix :

Qu’un beau livre doive être bien construit, d’accord. Mais, avec Albert Skira, nous pensons que l’important, c’est qu’à l’origine une intelligence, une sorte de complicité règnent entre ces êtres complémentaires [l’auteur et l’illustrateur] qui parfois se sont longuement cherchés à travers l’espace, à travers les siècles, qui se répondent sans s’être connus, et qu’un même livre unit à jamais74.

Skira et Roger-Marx mettaient donc en avant, pour leur sélection, l’observation, éminemment subjective, de cette « complicité » entre l’artiste et l’auteur, laquelle devait, à leurs yeux, prendre le pas sur des considérations plus techniques comme l’architecture du livre ou son « unité ». Ils indiquaient ensuite clairement leur goût pour les travaux des peintres, par opposition à ceux des professionnels de l’illustration :

Par amour pour l’illustrateur occasionnel opposé à l’illustrateur de carrière, par méfiance envers les spécialistes du livre, Albert Skira, tout en reconnaissant les mérites des graveurs de métier, n’a mis au premier plan que des peintres, ceux qui lui ont paru les plus audacieux et les plus représentatifs de notre temps75.

L’intérêt de Skira pour les peintres les plus « audacieux » du moment n’était sans doute pas une nouveauté. En revanche, l’adhésion – peut-être partielle ? – de Roger-Marx à ce propos constituait une évolution esthétique significative de la part du critique d’art qui, tout au long des années 1930, ne s’intéressa ni aux surréalistes ni aux abstraits, par exemple. Roger-Marx dressait ensuite un historique de ces livres de peintres, ce qui l’amena à rappeler, notamment, la période héroïque des premières éditions de Kahnweiler :

C’est l’époque où furent publiés L’Enchanteur pourrissant, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, Les Œuvres burlesques et Mystiques de frère Matorel, Saint Matorel, Le Manuscrit trouvé dans un chapeau. Pour combien de lecteurs ? […] Les clients n’affluaient ni chez Kahnweiler ni chez Deplanche76.

Poursuivant sa fresque, le critique passa des livres cubistes aux ouvrages des surréalistes : C’est dans un sens un peu différent que le Surréalisme, prévu par Redon dans ses Tentations, permettra plus tard à Salvador Dali, Miró, Masson, Chirico, Beaudin, Vieillard, de créer, par la combinaison de lignes abstraites, qui s’accordent si volontiers avec les signes imprimés, un domaine de rêve77.

Opinions du seul Skira ? Effet d’un mûrissement des idées esthétiques du critique liée à la période de guerre ? Roger-Marx, en incluant les peintres surréalistes et surtout Masson dans

74 Claude Roger-Marx, « Avant-propos », dans Albert Skira, Anthologie du livre illustré par les peintres et

sculpteurs de l'École de Paris, op. cit., p. X.

75 Ibid., p. XII.

76 Ibid., p. XIV.

son horizon esthétique, paraît en tout cas avoir nettement évolué dans ses convictions depuis les années 1930. Quoi qu’il en soit, L’Anthologie de Skira marqua les débuts d’une pleine reconnaissance de l’œuvre éditoriale de Kahnweiler.

Il n’y eut plus, ensuite, jusqu’en 1950, de référence de synthèse traitant des éditions du marchand. Pour suivre l’évolution de leur réception, il y a donc lieu de se reporter aux multiples monographies dédiées à des peintres-illustrateurs qui fleurirent à cette période. Les plus connues sont celles publiées par Pierre Mornand, en association avec J.-R. Thomé, dans une série d’ouvrages traitant des « artistes du livre ». Nous commentons ici leurs analyses de l’œuvre de Derain, de Picasso et de Masson, les trois principaux intervenants pour Kahnweiler. Mornand, à l’époque conservateur honoraire de la BNF, se chargea de la monographie concernant Derain78. Commentant la genèse de L’Enchanteur, le conservateur rappelait tout d’abord l’influence, à l’époque, de l’art nègre sur les recherches picturales de l’artiste : « Une sorte d’archaïsme oriental vint se greffer sur le modernisme de Derain »79. Mornand rendait ainsi compte, sans employer le terme, de l’« effroi des bibliophiles » à la vue des illustrations révolutionnaires de cet ouvrage :

Nous avons sous les yeux des images évocatrices de contrées lointaines et barbares où, […], des êtres aux formes simiesques serpentent, s’accroupissent ou s’érigent immuables comme des idoles nègres80.

Le conservateur trouvait ensuite visiblement plus à son goût les illustrations des Œuvres

burlesques, également commentées, ainsi que celles du Nez de Cléopâtre de Gabory. Mais, pour

Mornand, l’artiste ne pouvait en rester à ces divertissements : « Ce ne fut là qu’un intermède. Derain ne pouvait se complaire en des fantaisies un peu trop faciles et futiles »81. Dès lors, les interventions ultérieures du peintre faisaient l’objet de commentaires appréciateurs de la part du conservateur, en particulier Les Héroïdes, « jusqu’à présent la plus belle réussite néo-classique d’André Derain »82. À la lecture de ces propos, on peut comprendre que, dans leur répartition des tâches, ce soit le critique et historien d’art J.-R. Thomé, et non Mornand, qui intervint pour les monographies de Picasso et de Masson.

78 Pierre Mornand, « André Derain », dans Vingt-deux artistes du livre, intr. J.-R. Thomé, Paris, A. Cymboliste, 1948, p. 133-144 et p. 297.

79 Ibid., p. 134.

80 Ibid., p. 135.

81 Ibid., p. 138.

Thomé débuta son analyse des ouvrages illustrés de Picasso par un exposé sur le cubisme dont Saint Matorel et Le Siège de Jérusalem sont, en matière de livre, les premières manifestations : « Il s’agissait pour Picasso non de la compréhension sensible de l’objet, mais de sa connaissance transcendantale, et de donner ainsi forme à l’abstraction »83. Le critique mettait ensuite en avant l’aspect multiforme de l’art de Picasso, du classicisme des Métamorphoses au « surréalisme » de ses compositions accompagnant des textes d’Éluard ou de Desnos. Sans complaisance excessive – Thomé soulignait telle ou telle opération commerciale de l’artiste –, cette monographie faisait donc entrer, en quelque sorte, les œuvres illustrées de Picasso, et notamment les deux titres édités par Kahnweiler, dans l’histoire de l’illustration.

L’appréhension par Thomé de l’œuvre illustrée de Masson84, l’une des premières publiées, relevait au contraire d’un processus doublement inachevé, en termes à la fois de création et d’évaluation. Dans son introduction, Thomé faisait remarquer que les surréalistes n’avaient pas véritablement fourni « le criterium indispensable pour les juger esthétiquement »85. Dès lors, la critique n’avait d’autre choix que d’user des « normes habituelles ». Aux yeux de Thomé, toutefois, les travaux de Masson s’avéraient sans doute les plus accessibles, parmi ceux des surréalistes, à un tel examen :

André Masson pourrait bien être un des rares surréalistes qui aient réussi parfois à nous imposer un autre univers, d’une réalité aussi vivante, mais surnaturelle, que celui qui tombe sous nos sens86.

Le critique exposait ensuite le contexte qui prévalut lors de la conception par Masson de la série des ouvrages que l’artiste illustra pour Kahnweiler, de Soleils bas au Glossaire, ce qui constitue un fait nouveau et notable dans cette revue de réception. Thomé avouait son intérêt pour telle de ces œuvres, sa déception pour telle autre, à l’instar de L’Anus solaire :

On est assez déçu de voir Masson, au lieu de s’élever jusqu’à l’envergure cosmique que réclamait le sujet, se borner à griffonner de petites pointes sèches […]87.

Malgré ces avis partagés, à propos d’ailleurs d’une œuvre à l’époque encore en devenir, cette intervention de Thomé constituait, en 1950, l’une des premières appréhensions positives

83 J.-R. Thomé, « Pablo Picasso », dans Pierre Mornand, J.-R. Thomé, Vingt artistes du livre, op. cit., p. 224.

84 J.-R. Thomé, « André Masson », dans Pierre Mornand, J.-R. Thomé, Vingt artistes du livre, op. cit., p. 193-202 et p. 304.

85 Ibid., p. 195.

86 Ibid., p. 196.

des travaux d’illustration de Masson, le grand absent de l’horizon critique de l’entre-deux-guerres.

Skira, Roger-Marx et Thomé avaient donc ouvert la voie à une pleine reconnaissance de l’œuvre éditoriale de Kahnweiler, selon un processus qui ne s’achèvera, en fait, qu’au début du troisième millénaire.