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D’une intimité quotidienne avec les poètes à un isolement progressif du marchand ?

Nous examinons maintenant le « contexte littéraire » ayant conduit aux quatre premières éditions de Kahnweiler.

Par l’intermédiaire de « ses » peintres et notamment de Picasso, le jeune marchand se trouva, dès 1907-1908, en contact avec les avant-gardes littéraires du moment. Il rencontra ainsi

27 Pour un tel bilan, nous avons utilisé la référence : Éliane Tonnet-Lacroix, La littérature française de

l'entre-deux-guerres, 1919-1939, Paris, A. Colin, 2005, 221 p.

Guillaume Apollinaire, Max Jacob, André Salmon etc. lesquels devinrent, pour la plupart, des amis proches. Kahnweiler côtoya alors, par le biais de ses nouveaux amis, les cercles littéraires gravitant autour de revues comme Vers et prose fondée par Paul Fort ou La Phalange de Jean Royère. Les relations entre le marchand, « ses » quatre « hussards » – Braque, Derain, Picasso et Vlaminck –, et leurs amis poètes furent, à cette époque, quasi-quotidiennes. Lorsque, par exemple, Kahnweiler entreprit, en catastrophe, d’organiser une première exposition « Braque » à la suite du refus des toiles de ce dernier au Salon d’Automne 1908, il put compter sur l’ami Apollinaire pour rédiger, au pied levé, la préface du catalogue de l’évènement29. Ce fut donc naturellement vers le même Apollinaire que le marchand se tourna pour son premier projet d’ouvrage illustré30. Bien qu’il n’ait pas encore été édité, le poète bénéficiait aussi d’une aura montante. Alors qu’Apollinaire mettait la dernière main au texte de L’Enchanteur pourrissant,

Le Mercure de France publia ainsi l’une de ses œuvres maîtresses, La Chanson du mal-aimé,

que Kahnweiler et son épouse Lucie surent très vite déclamer par cœur.

Dès la parution, en novembre 1909, de L’Enchanteur, Kahnweiler s’adressa à son autre ami et poète, Max Jacob, pour préparer une prochaine édition31. Max Jacob n’avait, lui non plus, jamais été édité et le poète menait une existence très difficile. Il venait par ailleurs d’entrer dans une phase à la fois mystique et d’intense création littéraireet la proposition de Kahnweiler le motiva pour achever Saint Matorel. Le poète se retira ensuite à Quimper, dans le berceau familial, pour continuer son travail créatif. À la suite de diverses péripéties, l’ouvrage, illustré par Picasso, ne parut qu’au printemps 1911.

Rompant ensuite avec son « principe » – sans doute non formel à l’époque – de publier des textes de poètes non encore édités, Kahnweiler fit paraître, en 1912 puis en 1914, les deuxième et troisième volets de la trilogie des Saint Matorel32. Le marchand édita donc trois fois à la suite le même auteur, ce qui est un cas unique dans son œuvre d’éditeur. Nous avons donc cherché à comprendre l’origine de cette décision.

Les liens étroits d’amitié entre Kahnweiler et Max Jacob ont certainement joué un rôle. Le poète, ensuite, toujours démuni et sans autre éditeur que Kahnweiler, fut visiblement

29 Il s’agit de l’exposition pour laquelle le critique Vauxcelles « inventa », par dérision, le terme de « cubisme », comme nous l’avons précisé.

30 Annexe 1 p. 828-30.

31 Annexe 1 p. 841.

« insistant » quant à ces éditions répétées. Il semble enfin, à titre d’hypothèse33, que le jeune marchand se trouva progressivement isolé du monde littéraire parisien à partir de 1910-1911.

De manière plus ou moins concertée avec « ses » peintres, Kahnweiler avait tout d’abord décidé, dès 1909, de se retirer de la scène artistique parisienne – plus aucune participation de « ses » artistes aux Salons, plus d’expositions même rue Vignon etc. –. Il consacra l’essentiel de son énergie à développer le marché de ses peintres à l’étranger, avec un succès croissant d’ailleurs. Corrélativement, cependant, les relations de Kahnweiler avec les critiques d’art parisiens, et souvent poètes ou écrivains, mêmes initialement proches, comme Apollinaire ou d’autres, se distendirent. À l’affût de toute nouveauté, Apollinaire s’intéressa bientôt à d’autres artistes que ceux, « invisibles », de la galerie Kahnweiler et entreprit de conseiller de nouveaux venus sur le marché de l’art comme le très jeune Paul Guillaume qu’il épaula dès 191134. Comme nous l’avons vu, les relations entre Kahnweiler et le poète se dégradèrent lorsque ce dernier signa le manifeste de la Section d’Or à l’automne 1912 puis se transformèrent en « brouille » définitive après la publication par Apollinaire, en début d’année 1913, de l’ouvrage

Les Peintres cubistes : méditations esthétiques. Dès 1911 donc, après la parution de Saint Matorel, Kahnweiler ne pouvait plus compter sur Apollinaire pour lui recommander tel ou tel

jeune poète ou écrivain. Quant à Max Jacob, il se « compromit », lui aussi, avec le groupe de la Section d’Or mais, contrairement à Apollinaire, il se trouvait trop dépendant du marchand pour rompre avec lui. Ils se « réconcilièrent » donc sans que nous ayons réellement trace de leurs échanges à ce sujet et Kahnweiler donna suite à ses souhaits d’éditions répétées. Il est évident cependant que le marchand ne pouvait pas non plus s’appuyer sur son ami Max pour l’orienter vers d’autres jeunes poètes émergents comme Pierre Reverdy ou d’autres. En somme, Kahnweiler et Max Jacob se seraient trouvés, en 1912-1914, dépendants l’un de l’autre, le poète de son seul éditeur et le marchand du fait de son isolement relatif.

Nous verrons que le contexte prévalant lors des éditions des deuxième et troisième cycles diffère sensiblement de la situation – en partie hypothétique – décrite pour le premier.

Des textes « cubistes » ?

La teneur des quatre textes publiés au cours de ce premier cycle est relativement homogène : geste arthurienne et fantastique pour L’Enchanteur pourrissant, trilogie mystique

33 Annexe 1 p. 851 et 854-55.

34 Peter Read, « "La révélation moderne" : Apollinaire et les marchands d’art », dans Apollinaire, le regard

du poète, exposition, Paris, musée de l'Orangerie, 6 avril-18 juillet 2016, organisée par les musées d'Orsay et de

et « loufoque » pour les textes de Max Jacob. Les quatre ouvrages partagent également un ton humoristique, dans une version « acidulée » pour la trilogie de Saint Matorel et mystificatrice pour le texte d’Apollinaire.

L’ensemble des œuvres de ce cycle sont considérées, par leur forme d’écriture, comme relevant de la littérature « cubiste »35. L’idée que les poèmes en vers ou en prose d’Apollinaire, de Max Jacob, de Reverdy ou même de Gertrude Stein relèveraient d’un « cubisme » littéraire a été avancée – et discutée – très tôt, y compris par les poètes eux-mêmes36. Kahnweiler prit part, lui aussi, au débat, comme le rappelle François Chapon :

Le premier à sourire de l’étiquette « cubisme littéraire » appliquée, par une hâte de commodité, à ces trois poètes [Apollinaire, Jacob, Reverdy], il [Kahnweiler] comprit que leur conception du poème, surtout chez les deux derniers, répudiait à son tour un art d’imitation, une virtuosité descriptive, pour leur préférer un dépassement de la réalité, qui atteindrait une réalité propre à l’art37.

Cette thèse a été largement développée et étayée récemment par Philippe Geinoz38 et par Matsui Hiromi39. Dès lors, L’Enchanteur pourrissant pourrait être le premier texte « cubiste » édité, sans pour autant avoir été illustré par un peintre de ce mouvement – Derain –. Quant aux deux volets de la trilogie de Max Jacob illustrés par Picasso, ils arboreraient donc une double estampille « cubiste », pour le texte du poète et pour les gravures de l’artiste. Nous reviendrons bien évidemment sur ce thème lors de l’examen du rapport images-texte de ces éditions.

Le « cycle Max Jacob » : un feu d’artifice littéraire

Le « réseau Max Jacob » à l’œuvre et les dimanches de Boulogne

Exilé à Berne pendant six années, Kahnweiler eut le temps d’approfondir ses pensées esthétiques et de réfléchir à ses futures activités de marchand et d’éditeur. Privé aussi du bouillonnement culturel de Paris, il rentra en France déterminé à s’intégrer pleinement, cette fois, au monde artistique et littéraire parisien. Il pouvait compter d’ailleurs sur son ami Max

35 Annexe 1 p. 830, p. 842-43, p. 851-52 et p. 854-59.

36 Par exemple pour Reverdy : « Le cubisme, poésie plastique », 1919, dans : Pierre Reverdy, Œuvres

complètes, t. 1, éd. préparée, présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, Paris, Flammarion, 2010, p. 548 ou,

pour Max Jacob, : Hélène Henry, « Les yeux ouverts sur l’Art Moderne », dans Max Jacob et les artistes de son

temps : de Picasso à Dubuffet, exposition, musée des Beaux-Arts d'Orléans, 1er juin-30 septembre 1989, Orléans,

musée des Beaux-Arts, 1989, p. 29.

37 François Chapon, Le peintre et le livre : l'âge d'or du livre illustré en France, 1870-1970, op. cit., p. 95.

38 Philippe Geinoz, Relations au travail : dialogue entre poésie et peinture à l'époque du cubisme :

Apollinaire, Picasso, Braque, Gris, Reverdy, Genève, Droz, 2014, 559 p.

39 Matsui Hiromi, « Cubisme et poésie – "L’esprit cubiste" et les livres illustrés dans les années 1910 », dans Textimage, no 8, hiver 2017, https://www.revue-textimage.com/13_poesie_image/matsui1.html [consulté le 01/09/2017].

Jacob pour l’aider en ce sens. Après la parution du Cornet à dés en 1917 et le décès d’Apollinaire en fin d’année 1918, Max Jacob était en effet devenu le poète de référence auprès de qui, plus encore qu’auparavant, tous les jeunes écrivains venaient prendre conseil ou trouver un appui40. Bien que toujours démuni, Max Jacob avait maintenant d’autres éditeurs que Kahnweiler et le poète pouvait donc, sans arrière-pensée, lui ouvrir grand l’éventail de ses relations et lui recommander de jeunes talents, qu’ils soient poètes ou artistes. Max Jacob s’acquitta de cette tâche d’abord directement tant qu’il vivait à Paris puis à distance lorsque, en 1921, il se retira à Saint-Benoît-sur-Loire.

Pour mettre en évidence l’impact de cet appui de Max Jacob auprès de son ami éditeur, nous avons recensé41 les auteurs et les « nouveaux » artistes de la galerie introduits, directement ou indirectement, par le poète auprès de Kahnweiler au cours des années 1920-1925. Ce « réseau Max Jacob » est schématisé sur la figure 1.

Le « réseau Max Jacob » s’avère donc à l’origine de nombre d’éditions du marchand pendant l’entre-deux-guerres, par des entremises souvent directes pour le « cycle Max Jacob » (Malraux, Satie, Radiguet, Hertz) et indirectes pour le « cycle Masson » (Artaud, Limbour, Leiris, Desnos, Bataille).

Si l’on considère maintenant les 15 publications du « cycle Max Jacob » qui nous intéresse directement ici, plus de la moitié d’entre elles sont le fruit d’une entremise du poète. Le « réseau Max Jacob » fut donc largement à l’œuvre pour ce cycle d’éditions. Les exceptions peuvent être le cas d’auteurs introduits directement par les artistes comme Vanderpyl par Vlaminck – pour Voyages –42, comme Gabory par Derain – pour Le Nez de Cléopâtre –43 ou comme Jouhandeau qui fut apparemment introduit auprès de Kahnweiler par Marie Laurencin alors que celle-ci n’appartenait pas à la galerie Simon44. Max Jacob connaissait cependant très bien le jeune écrivain et le poète joua peut-être également un rôle quant à l’édition de Brigitte… Kahnweiler édita également, au cours de cette période, plusieurs auteurs qu’il connaissait antérieurement : Gertrude Stein, son amie de la première heure pour A Book…45, Reverdy,

40 Annexe 1 p. 864.

41 Les études dédiées à chaque édition rassemblées en annexe 1 mentionnent l’origine des premiers contacts entre Kahnweiler et les acteurs de l’ouvrage concerné.

42 Annexe 1 p. 860-61.

43 Annexe 1 p. 893.

44 Annexe 1 p. 924-25.

rencontré avant 1914, dont il publia Cœur de chêne46 ou Tzara – avec Mouchoir de nuages – que Jean Arp lui avait présenté alors que le marchand était en exil en Suisse47.