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Nous avons décrit le contexte menant à la publication effective par Kahnweiler de ses éditions ainsi que les caractéristiques essentielles de celles-ci. Comme il est normal en matière éditoriale, ces ouvrages ne forment cependant que « la partie émergée de l’iceberg ». Le marchand eut en effet à gérer des aléas divers, allant de simples décalages de publication à l’avortement de projets avancés. Nous nous proposons ici de mettre en avant la manière selon laquelle Kahnweiler gérait son activité d’édition en observant sous cet angle à la fois les éditions abouties et les cas recensés de publications soumises à ces aléas.

L’examen effectué des éditions réalisées (annexe 1) montre tout d’abord un processus de décision et de réalisation que l’on peut qualifier de rapide pour ce type d’ouvrages impliquant un poète et un artiste. Bon nombre des publications de Kahnweiler ont en effet paru dans un délai de l’ordre d’une année après la signature du contrat d’édition entre le marchand et l’auteur. Les publications de Kahnweiler, du moins de 1920 à 1929, faisaient par ailleurs visiblement l’objet d’une programmation annuelle permettant notamment au marchand d’organiser les interventions de « ses » artistes. Les aléas rencontrés, le cas échéant, dans la réalisation de ces programmes expliquent par exemple les variations observées du nombre de parutions par an. La crise économique suspendit ensuite son activité d’édition jusqu’à sa reprise en 1939 pour une dernière parution avant la dernière guerre mondiale.

Dans le cadre de cette programmation des parutions, il existe au moins un cas de contrat d’édition conclu dès le départ pour deux ouvrages. Kahnweiler s’accorda en effet avec

259 Daniel Henry Kahnweiler, Entretiens avec Francis Crémieux : mes galeries et mes peintres, op. cit., p. 66.

Jouhandeau en début d’année 1925 pour éditer Brigitte…, qui parut la même année, et Ximénès

Malinjoude qui fut publié en 1927260. Les illustrateurs, Laurencin et Masson, furent d’ailleurs désignés dès l’origine.

Plusieurs projets d’édition subirent des décalages. La publication, par exemple, du Siège

de Jérusalem paraît avoir été retardée du fait d’« ajustements » entre Kahnweiler et Max Jacob

d’abord puis à la suite du désistement, pour la seconde fois, de Derain261. Denise parut près de cinq années après la signature par Radiguet en 1921 du contrat d’édition262. L’ouvrage devait initialement être publié en 1922 – il n’y eut cette année-là qu’une seule parution – mais Radiguet n’aimait plus la « nouvelle maniérée » qu’il avait transmise à Kahnweiler et souhaitait la remplacer par un texte plus récent. Il décéda avant d’avoir donné suite à son intention et il fallut à Kahnweiler toute sa ténacité pour faire paraître, en 1926, de manière posthume cette œuvre de jeunesse de l’auteur. La crise économique de 1929 amena bien sûr Kahnweiler à retarder plusieurs publications, comme Entwurf einer Landschaft d’Einstein et de Roux, L’Anus

solaire de Bataille et de Masson ou le Glossaire…Le décalage de publication du Glossaire…

apparaît d’ailleurs comme un cas extrême263. Leiris confia en effet à Kahnweiler un premier manuscrit de l’œuvre en 1926. Sa parution était programmée en 1929. La crise économique – et peut-être aussi le départ momentané de Masson chez Paul Rosenberg – conduisit Kahnweiler à ne reprendre ce projet d’édition qu’en 1938. Il est vrai qu’entre temps, Leiris avait largement complété son œuvre. Lorsque l’ouvrage parut en 1939, illustré comme prévu dès le départ par Masson, il faisait presque figure, cependant, d’un livre-souvenir d’une ère surréaliste révolue. Là encore, une sorte de ténacité, ou de fidélité face aux engagements pris, semble caractériser l’action de l’éditeur Kahnweiler.

À un autre extrême des cas d’aléas de publication se situent les démarches du marchand relevant de la « prospection » littéraire parmi lesquelles certaines n’aboutirent évidemment pas. Kahnweiler sollicita, par exemple, sans succès Breton en 1924 en marge d’un échange à propos du Manifeste du surréalisme264. Le marchand était pourtant à l’époque à la veille de publier plusieurs des textes dûment authentifiés par le mentor du mouvement comme surréalistes – les ouvrages de Limbour, de Leiris et de Desnos –. L’écrivain suisse Cingria, l’un des participants

260 Annexe 1 p. 926.

261 Annexe 1 p. 854-56.

262 Annexe 1 p. 929-30.

263 Annexe 1 p. 971-984.

264 Daniel Henry Kahnweiler, marchand, éditeur, écrivain, exposition, Centre Georges Pompidou, op. cit., p. 139.

aux « dimanches de Boulogne », devait confier à son hôte un manuscrit à éditer265. Il ne donna cependant jamais suite à l’offre du marchand et ce ne fut pas la crise qui amena Kahnweiler à revenir sur sa proposition puisque ses échanges avec Cingria datent de 1927. Un autre exemple de publication potentielle qui ne se concrétisa pas concerne Roland Tual, un autre adepte des « dimanches de Boulogne » et poète à ses heures, que Kahnweiler évoque en ces termes :

À ce moment-là, nous le [Roland Tual] considérions tous comme l’un des plus doués, nous attendions sa poésie avec une impatience extraordinaire. Il n’a jamais rien écrit. Il faut dire que même je lui avais acheté un manuscrit sans l’avoir lu. Il me l’avait raconté. Et je dois ajouter à son honneur qu’il m’a remboursé, car il ne l’a jamais écrit266.

Sur cet exemple, il apparaît que Kahnweiler était prêt à s’engager, y compris financièrement, quant à un projet d’édition sur fort peu d’éléments concrets – il n’y avait dans ce cas pas même un texte – dès lors qu’il pressentait un talent ou, dans d’autres cas – par exemple celui de Malraux –, dès lors que son prescripteur Max Jacob lui faisait une recommandation expresse. L’activité d’éditeur de Kahnweiler s’apparente donc clairement à une entreprise de capital-risque, assez proche de sa démarche initiale de marchand d’art des années 1907-1908. Dans cette dernière activité, Kahnweiler évolua cependant et ne s’engagea par la suite avec de nouveaux artistes qu’après un temps d’évaluation et de réflexion suffisant. Il est vrai que les implications financières de l’intégration d’un peintre à sa galerie n’étaient pas du tout les mêmes que celles correspondant à un simple contrat d’édition.

Outre les prospections sans suite, il y eut également des projets de publication déclinés par Kahnweiler. Il reçut, par exemple, en 1929, un second texte de Salacrou en vue d’une future édition, comme cela avait peut-être été convenu entre eux267. Mais le marchand ne donna pas suite du fait de la crise. Dans sa réponse à Salacrou, Kahnweiler ajouta même que : « Pas mal de manuscrits, acquis précédemment, devront attendre. »268. Une telle assertion laisse penser que Kahnweiler pourrait avoir détenu, au cours des années 1929-1930, un certain nombre de manuscrits dont il dut ensuite se départir faute de pouvoir les publier. Les trois seules publications décalées, Einstein, Bataille et Leiris, ne seraient alors, là encore, que la « partie émergée » de l’œuvre éditoriale du marchand. En tout cas, rigueur et rectitude paraissent pouvoir qualifier la manière dont Kahnweiler géra ces décalages ou annulations de projet.

265 Ibid., p. 143.

266 Ibid., p. 134.

267 Ibid., p. 145.

Nous avons ensuite recensé plusieurs projets d’édition, relativement définis, qui avortèrent ou évoluèrent ensuite au cours de leur réalisation.

Le premier exemple de ces projets annulés est en fait ambigu. Il s’agit du Gendarme

incompris de Cocteau et de Radiguet269. Cette pièce fut donnée avec Les Pélican et Le Piège de

Méduse au cours d’un même spectacle au Théâtre Michel le 23 mai 1921. L’édition du Gendarme incompris par la galerie Simon est reprise dans toutes les bibliographies de Cocteau

et de Radiguet, avec des indications sur la préface de l’ouvrage etc. Or ce livret semble n’avoir jamais été édité ni par la galerie Simon, ni par un autre éditeur. Nous pensons qu’il peut s’agir d’un projet avorté de publication de Kahnweiler. La BNF détient en effet un manuscrit de la pièce comportant des dessins de Cocteau et le marchand pourrait avoir envisagé de faire paraître cette œuvre au même titre qu’il publia Les Pélican ou Le Piège de Méduse. Des investigations complémentaires permettraient peut-être de résoudre cette énigme.

Le cas du recueil de poèmes de Reverdy Au soleil du plafond, illustré par Juan Gris, est d’une autre nature270. Le projet de cette édition fut lancé en fait par Léonce Rosenberg pendant les années de guerre. Il acheta les droits d’édition au poète et finança la réalisation des illustrations par le peintre. À la suite de ses déboires financiers, Rosenberg souhaita céder ses droits en 1922 à Kahnweiler, lequel déclina l’offre malgré son attachement tant pour Reverdy que pour Gris. Il est vrai qu’à l’époque Léonce Rosenberg était l’expert des « ventes Kahnweiler » à Drouot. Ce fut finalement Tériade – et non Kahnweiler – qui édita l’ouvrage en 1955 après le décès de Rosenberg.

Un projet de Kahnweiler cette fois – qui plus est illustré par Picasso ! – avorta en 1924271. Picasso devait illustrer The Gertrude Stein Birthday Book écrit par Gertrude Stein pour Paul, le fils de l’artiste. Picasso ne donna finalement pas suite et la publication du livre, qui devait être édité par Kahnweiler, dut être abandonnée. Gertrude Stein en voulut d’ailleurs à Picasso. Elle le connaissait bien cependant et savait qu’il pouvait par moment passer par des « periods of unreliability »272 [des périodes de non-fiabilité]. Les trois derniers exemples cités de projets d’éditions – potentiels – avortés ou évoluant tendent à montrer que Kahnweiler n’avait pas nécessairement une vision « autarcique » de son activité d’éditeur. Il n’excluait pas, par

269 Annexe 1 p. 877.

270 Annexe 1 p. 866 et p. 886.

271 Annexe 1 p. 944.

exemple, de faire intervenir des artistes qu’il n’avait pas sous contrat, comme Picasso et peut-être Cocteau, ce qui éclaire le cas unique de Marie Laurencin parmi ses éditions abouties.

Un dernier cas recensé de projet d’édition abandonné est, lui, plus dans la norme des éditions réalisées. Un ouvrage de Michel Leiris, La Maison de ville, illustré par S. Roger figure en effet au catalogue 1925 de la galerie Simon273. Le principe de cette publication, décidé semble-t-il un peu autoritairement par le beau-père de Leiris, n’eut en effet pas de suite274. Cet abandon s’inscrit sans doute dans la bascule entre les cycles « Max Jacob » et « Masson ». Ce fut en effet Simulacre illustré par Masson, et non La Maison de ville illustré par Roger, qui parut en 1925. Il est vrai que ce dernier texte serait, semble-t-il, d’une écriture antérieure à la phase surréaliste de l’auteur.

Les projets d’éditions avortés de Kahnweiler « parlent » donc tout autant que ses réalisations en termes de gestion de son activité éditoriale.