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b Le test anglais de la reasonableness

Le principe de proportionnalité, en tant que tel, a régulièrement été rejeté par les Cours anglaises comme fondement du contrôle jurisprudentiel. En effet, la House of Lords a expressément rejeté auparavant le principe de proportionnalité comme possible recours pour illégalité204. En

dépit de ce rejet initial, la House of Lords va rapidement modifier sa position avec l’affaire R v Home

Secretary, ex parte Brind205. Dans cette affaire, le gouvernement interdit que la BBC et IBA diffusent

des discours en direct faits par des individus représentant des organisations considérées comme étant terroristes. Les plaignants attaquèrent cette mesure sur le fondement de différents motifs, parmi lesquels, le caractère disproportionné de la mesure. Concernant la proportionnalité de cette mesure, Lord Ackner affirma que l’introduction du principe de proportionnalité, en droit interne, augmenterait l’intensité du contrôle juridictionnel comparé à l’intensité du contrôle juridictionnel exercé avec le test dit de Wednesbury. En effet, dans R (Daly) v. Home Secretary206, les différences qui

existent entre le test de Wednesbury et le principe de proportionnalité étaient soulignées en ces termes :

« 1) Proportionality may require the reviewing Court to assess the balance which the decision maker has struck, not merely whether it is within the range of rational or reasonable decisions. (2) Proportionality test may go further than the traditional grounds of review in as much as it may require attention to be directed to the relative weight accorded to interests and considerations. (3) Even the heightened scrutiny test is not necessarily appropriate to the protection of human rights ».

Le test de Wednesbury est issu de la décision de la House of Lords, Associated Provincial Picture Houses v. Wednesbury Corporation in 1948207. En l’espèce, l’Associate Provincial Picture Houses ne

souhaitait pas obéir à la condition préalable, établie par Wednesbury Corporation, qui imposait que le requérant interdise l’entrée dans les cinémas aux enfants de moins de 15 ans les dimanches. Le requérant contesta cette mesure en affirmant que Wednesbury Corporation abusa de ses pouvoirs en

205 House of Lords (1985) R v. Minister for the Civil Service, ex parte Council of Civil Service Unions, AC 374, §410. 206 House of Lords (2001) R (Daly) v. Secretary of State for the Home Department, 2 AC 532.

établissant une telle condition. Or, la Cour jugea que seule une décision qui ne remplissait pas l’une des conditions suivantes pourrait se voir annulée :

« Des paramètres inopportuns ont été pris en considération pour la prise de décision, ou Des paramètres opportuns n’ont pas été pris en considération pour la prise de décision, ou

La décision est déraisonnable de façon si évidente qu’il est impossible d’avoir raisonnablement décidé d’imposer une telle décision ».

Bien que dans la présente affaire la Cour décida que la condition ne correspondait pas à l’une de ces exigences de ce qui sera plus tard dénommé comme étant le test de Wednesbury. Lord Greene résuma le caractère raisonnable de la mesure comme cela :

« It is true the discretion must be exercised reasonably. Now what does that mean ? Lawyers familiar with the phraseology commonly used in relation to exercise of statutory discretions often use the word “unreasonable” in a rather comprehensive sense. It has frequently been used and is frequently used as a general description of the things that must not be done. For instance, a person entrusted with a discretion must, so to speak, direct himself properly in law. He must call his own attention to the matters which he is bound to consider. He must exclude from his consideration matters which are irrelevant to what he has to consider. If he does not obey those rules, he may truly be said, and often is said, to be acting « unreasonably ». Similarly, there may be something so absurd that no sensible person could ever dream that it lay within the powers of the authority. Warrington L.J. in “Short v. Poole Corporation” (1926) gave the example of the red-haired teacher, dismissed because she had red hair. That is unreasonable in one sense. In another sense it is taking into consideration extraneous matters. It is so unreasonable that it might almost be described as being done in bad faith ; and, in fact, all these things run into one another ».

La logique juridique résultante du test de Wednesbury a été fondamentale au développement du droit administratif anglais pour plusieurs décennies, mais semble désormais être moins influente du fait de l’intégration inéluctable du droit européen dans l’ordre juridique interne anglais. En effet,

le principe de proportionnalité est consacré en tant que principe européen208, mais également en

droit anglais par le Human Right Act de 1998209. La section 2 du Human Right Act introduit la

faculté, pour les cours nationales, d’estimer si les violations des droits de l’Homme par les autorités publiques sont prescrites par la loi, d’estimer si les objectifs poursuivis sont légitimes et d’estimer si les mesures adoptées sont « necessary in a democratic society » (Supperstone et Coppel 1999). En d’autres termes, la section de cet Act exige que les Cours anglaises prennent en considération le principe de proportionnalité comme élaboré par la Cour de Strasbourg, mais cette section laisse néanmoins la possibilité pour les Cours anglaises de ne pas obligatoirement appliquer la jurisprudence concernant le principe de proportionnalité. Lord Slynn dans l’affaire Alconbury210

affirma cependant :

208 Voir par exemples, House of Lords (1984) R. v Minister of Agriculture, Fisheries and Food, ex parte Bell Line, CMLR 502 ; House of

Lords (1990) R. v Minister of Agriculture, Fisheries and Food, ex parte Roberts, CMLR 555 ; House of Lords (1992) R. v International Stock Exchange, BCC 11; House of Lords (1995) R. v Secretary of State for the Home Department, ex parte Adams, ER 177 ; House of Lords (1997) R. v Ministry of Agriculture, Fisheries and Food, ex parte First City Trading, CMLR 250.

209 La Convention Européenne des Droits de l’Homme fait, du principe de proportionnalité, un principe général du droit, qui doit être respecté de façon générale et qui exige que seules les restrictions, nécessaires à toute société démocratique, soient acceptées. Cette loi achève une période jurisprudentielle pendant laquelle les juges anglais refusaient d’appliquer le principe de proportionnalité pour les situations purement internes. Pour les réactions immédiates de la doctrine, voir notamment Elliot (2001) et Leigh (2002).

« I consider that eve without reference to the Human Rights Act 1998 the time has come to recognize that this principle is part of English administrative law not only when judges are dealing with Community acts but also when they are dealing with acts subject to domestic law. Trying to keep the Wednesbury principle and proportionality in separate compartments seems to met to be unnecessary and confusing ».

Cette confusion regrettable, entre le test de Wednesbury et le principe de proportionnalité211,

résulte du fait que ces deux critères se ressemblent mais restent néanmoins différents. En effet, ces deux critères entendent établir une ouverture du contrôle juridictionnel qui a en théorie le même résultat juridique. Comme Lord Slynn le rappelle, « most cases would be decided in the same way whichever approach is adopted »212. Cependant, le principe de proportionnalité va légèrement plus loin dans

l’intensité du contrôle juridictionnel des mesures administratives213. Feldman (1999 : 122) met en

garde contre le fait la tentation de seulement appliquer le standard de Wednesbury aux affaires de droits de l’Homme : « reducing proportionality in relation to Convention rights to a version of Wednesbury

211 La formulation, la plus claire et concise du principe de proportionnalité, devant les Cours anglaises, a été donnée par Lord Clyde, qui affirma qu’aux fins de déterminer si une mesure particulière est disproportionnée, la Cour doit se demander : «

whether : (i) the legislative objective is sufficiently important to justify limiting a fundamental right ; (ii) the measures designed to meet the legislative objective are rationally connected to it ; and (iii) the means used to impair the right or freedom are no more than is necessary to accomplish the objective ». (House of Lords (1999) de Freitas v Permanent Secretary of Ministry of Agriculture, Fisheries, Lands and Housing,

1 AC 69).

212 House of Lords (2001) Regina v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Daly, UKHL 26.

213 En effet, Lord Bingham affirme que, comparée avec celle associée au Wednesbury test, « the intensity of review is somewhat

greater under the proportionality approach » (A v Secretary of State for the Home Department). Cependant, cette plus grande précision

n’est pas équivalente à une absence de marge d’appréciation par l’administration. Les Cours refusent de décider en lieu et place de l’administration entre deux mesures dites proportionnées. Voir Court of Appeal (2003) Blessing Edore v. Secretary of State for the

unreasonableness, it would be far too easy for public authorities to justify extensive interferences with rights ». En dépit de réticences initiales de la part des juges de se référer, implicitement ou explicitement, au principe de proportionnalité dans des affaires n’impliquant pas du droit européen, le droit anglais interne s’est accoutumé de l’existence de ce principe dans des affaires purement internes, que celles-ci soient jugées en référence au Human Right Act ou pas214.

Il y a trois caractéristiques fondamentales qui pourraient néanmoins amener à une divergence de jugements, selon que les juges choisissent le test de Wednesbury ou le principe de proportionnalité. Premièrement, le principe de proportionnalité peut exiger que la Cour, opérant le contrôle juridictionnel, vérifie la balance des intérêts en présence faite par le législateur, et non pas seulement si le législateur a agi dans la marge d’appréciation qui lui était conférée pour adopter une mesure raisonnable. Deuxièmement, le principe de proportionnalité va plus loin que les motifs traditionnels de contrôle juridictionnel, en cela qu’il nécessite de porter l’attention sur le poids relatif des intérêts en présence, et que ce poids relatif soit pleinement pris en considération. Troisièmement, même l’intensité du contrôle juridictionnel renforcée, telle que développée dans

Smith215, ne conduit pas à une protection effective et aussi exigeante des droits de l’Homme comme

cela serait le cas avec le principe de proportionnalité216.

En dépit de ces différences et de la possible confusion résultant de la coexistence de ces deux critères en droit anglais217, cette coexistence, précisément, se perpétue pour l’heure actuelle218,

214 Voir par exemple, House of Lords (1976) R. v Barnsley MBC, ex parte Hook, WLR 1052 ; House of Lords (1996) R. v Minister of

Defence, ex parte Smith, ER 256.

215 House of Lords, (1996) R v Ministry of Defence, Ex p Smith QB 517, 554.

216 Lord Steyn in House of Lord (2001) Regina v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Daly, UKHL 26.

217 Ainsi, Lord Irvine demande si les différences et la confusion subséquente, créées par la coexistence de ces deux critères, peut un jour être effacée : « how long the courts will restrict their review to a narrow Wednesbury approach in non-Convention cases, if

et très probablement pour encore quelques temps219. Les cours anglaises utilisent de temps à autre

un contrôle poussé des mesures administratives – soit le test de Wednesbury, soit le principe de proportionnalité – selon l’affaire présentée devant celles-ci (Craig 1994 : chap.11). Comme Craig (1999 : 98) l’affirme, en résumé, la logique sous-jacente au test de Wednesbury est que les cours doivent se contraindre à un rôle limité dans la formulation de décisions administratives : seules les mesures administratives irrationnelles, illogiques, impensables, se doivent d’être censurées par les juges anglais selon cette approche. Il est possible d’affirmer, dès lors, que le test de Wednesbury présuppose ce contrôle juridictionnel limité où les cours verraient leurs pouvoirs volontairement restreints, alors que le principe de proportionnalité suppose un rôle limité pour le gouvernement : le scepticisme se déplace, de la marge d’appréciation des cours vers celle du gouvernement, lorsque le principe de proportionnalité est préféré au test de Wednesbury.

Ainsi, il ne saurait être défendu la vision selon laquelle le test de Wednesbury et le principe de proportionnalité comportent les mêmes conséquences car, ne serait-ce que du point de vue de la philosophie politique, la philosophie fondant chacun de ces deux critères est fondamentalement

used to inquiring more deeply in Convention cases ? » dans son cours magistral au Tom Sargant Memorial Lecture The Development Of Human Rights In Britain under An Incorporated Convention On Human Rights (1997).

218 Lord Dyson précisa que : « We have difficulty in Voiring what justification there now is for retaining Wednesbury test […] but we

consider that it is not for this Court to perform burial rights. The continuing existence of the Wednesbury test has been acknowledged by House of Lords on more than one occasion. A survey of the various judgments of House of Lords, Court of Appeals, etc. would reveal for the time being both the tests continued to co-exist », dans House of Lords (2003) R. Association of British Civilian Internees : Far East Region v. Secretary of State for Defence, QB 1397.

219 Pour une défense d’une plus grande liberté accordée aux cours anglaises pour appliquer le principe européen de proportionnalité et ainsi préserver, d’une certaine manière, le Wednesbury test, voir Feldman (1999 : 142) affirmant que « the

structure of the [Human Rights] Act does not require that Strasbourg case law should be adopted wholesale, and there are good reasons for our courts and tribunals to take a fresh, albeit respectful, look at the Strasbourg jurisprudence on proportionality ». Voir aussi Hickman (2004)

différente. L’approche plus réticente des cours anglaises à s’engager dans un contrôle entier de la proportionnalité des mesures, comparée à l’inclinaison des cours allemandes, est également à rapprocher avec la notion rencontrée en droit administratif français de mesure « manifestement inappropriée ».