• Aucun résultat trouvé

La Cour Suprême américaine : étude comparée

Chapitre 2/ La Cour de Justice et la Cour Suprême : Une Introduction Comparative

4. La Cour Suprême américaine : étude comparée

La Cour Suprême américaine, instituée par l’Article III de la Constitution américaine, a été placée à la tête du troisième pouvoir fédéral dans la séparation des pouvoirs caractéristique du système institutionnel américain, une séparation des pouvoirs inexistante de façon claire dans le cadre de l’UE. La Cour Suprême a le monopole pour l’interprétation en dernier ressort de la Constitution américaine53. La Cour Suprême a été créée par le Judiciary Act de 1789. En 1803, la

Cour Suprême a accepté de contrôler la constitutionnalité de la législation fédérale54.

53 L'autorité erga omnes des interprétations de la Constitution données par la Cour suprême fait l'objet de débats de la doctrine du fait de l'absence de mandat sans équivoque de la Constitution désignant la Cour Suprême comme l'interprète constitutionnel ayant autorité erga omnes. Dans l'affaire Marbury v. Madison, la Cour Suprême a seulement déclaré que le contentieux constitutionnel était la compétence des cours fédérales et que les décisions rendues ont un effet inter partes, laissant le doute quant à l'effet erga omnes de ces jugements rendus. Pour une argumentation déniant à la Cour Suprême le monopole d'une interprétation constitutionnelle erga omnes – au profit d'une concurrence avec le Congrès et le Président – Meese (1987) fournit une illustration de ce courant.

La similitude entre les deux Cours est le point de départ de notre démarche qui consiste à adopter une analyse économique comparée des jurisprudences américaine et européenne55. Cette

similitude s’explique en partie par la présence de différents facteurs que nous détaillons maintenant.

Les juges de la Cour Suprême (appelés Justices) peuvent entendre des affaires soulevant un litige sur un point de droit (« cases » ou « controversies »56) : ainsi, la Cour Suprême ne peut pas être

sollicitée pour des conseils juridiques sur des affaires hypothétiques57. La compétence

juridictionnelle de la Cour Suprême dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité correspond à un contrôle in concreto et a posteriori. Cette caractéristique de la Common Law se retrouve dans la pratique de la Cour qui exerce aussi un contrôle de «constitutionnalité» a posteriori dans le cadre du recours en annulation. Le raisonnement judiciaire inductif caractérise le juge de la Cour Suprême alors que le raisonnement du juge européen est davantage déductif. Du fait de la place de la Cour Suprême dans le système institutionnel américain en tant que contre-pouvoir (checks and balances), la Cour Suprême endosse plus volontairement un rôle politique, encore que les juges de la Cour Suprême refusent naturellement de jouer ce rôle de manière ouverte.

A l’opposé, la Cour se considère comme la gardienne des Traités, sans que des considérations politiques ne viennent en théorie interférer dans le raisonnement juridique de la Cour (Rosenfeld 2004 : 2). Il est cependant évident que les deux Cours délivrent des décisions judiciaires dans lesquelles le raisonnement juridique est entremêlé avec des considérations

54 Marbury v. Madison (1803) U.S.

55 L'ouvrage de référence est celui de Mattei, Comparative Law and Economics (1997). 56 Article III §2 U.S. Constitution.

57 Raines v. Byrd (1997), 521 U.S. 811 où les membres du Congrès s'opposant une loi octroyant un pouvoir de veto au Président n'avaient pas un intérêt à agir.

politiques et sociales. La Cour Suprême et la doctrine américaine reconnaissent plus volontairement ce rôle politique certainement du fait de l’influence que le réalisme juridique peut avoir aux Etats-Unis, un courant juridique soulignant la prégnance des convictions politiques personnelles des juges dans la formation du jugement. Aussi, la volonté du juge européen de minimiser le rôle politique que celui-ci détient s’explique par la volonté de ne pas susciter des velléités concernant la légitimité du jugement de la part des Etats Membres.

Le juge américain de la Cour Suprême et le juge européen de la Cour sont – stricto sensu pour le premier et lato sensu pour le second – des juges constitutionnels, ou « législateurs négatifs » selon la formule de Kelsen (Kelsen 1961 : 268). Le juge de la Common Law est placé dans le cadre d’une procédure ordinaire dans le système juridictionnel tandis que le juge constitutionnel tel que façonné par la tradition civiliste est placé dans une procédure extraordinaire dans laquelle seulement les questions constitutionnelles sont soulevées. Mais, du fait même de sa compétence juridictionnelle de contrôle de « constitutionnalité » des normes européennes et sa compétence à trancher des litiges concernant des questions d’interprétations, la Cour est une cour de compétence générale dans le sens où le contentieux constitutionnel et le contentieux de droit commun ne suivent pas des procédures distinctes. Ainsi, la Cour se rapproche par cette caractéristique de la Cour Suprême et ainsi se détache d’une tradition trop civiliste.

Les décisions de la Cour étaient, au début de la construction européenne, typiques de la tradition française (et donc civiliste) de juger avec des jugements lacunaires influencés par le Conseil d’Etat français. Ensuite, les jugements de la Cour ont évolué pour adopter un style plus explicatif et argumenté, tout en se référant de façon croissante à ses propres précédents, et donc se rapprochant des décisions rendues par les Cours de la Common Law, notamment celles rendues par la Cour Suprême (Rosenfeld 2006 : 31). Concernant les conclusions des Avocat Généraux, si certains peuvent y trouver quelques similitudes avec la tradition administrative française des

commissaires de gouvernements, celles-ci sont mieux comprises lorsqu’elles sont comparées aux opinions dissidentes au sein de la Cour Suprême américaine (Lasser 2004 : 103).

La Cour Suprême, pour sa part, est une cour issue de la tradition de la Common Law étant de plus en plus influencée par la tradition civiliste : la Cour Suprême doit garantir l’application concrète de toutes les lois fédérales et des Etats fédérés avec un document juridique écrit – la Constitution américaine – et doit contrôler la conformité des lois des Etats fédérés avec le droit fédéral qui se codifie de plus en plus. Le juge de la Cour Suprême se veut être un pouvoir contre- majoritaire dans la séparation des pouvoirs, mais comme l’affirme Rosenfeld (2004), ce contre- pouvoir fonctionnant comme un pouvoir (« check ») est non contrôlé (« unchecked »). Néanmoins, la Cour Suprême jouit d’une grande autorité en tant qu’institution fédérale auprès de l’opinion publique américaine58.

En tant que juges constitutionnels, la comparaison est opportune car le juge américain est certainement le juge de la Common Law le plus proche de la tradition civiliste et le juge européen est certainement le juge civiliste le plus proche des juges de la Common Law. Si la dichotomie entre la Common Law et la tradition civiliste est souvent exagérée, cela est d’autant plus vrai pour le cas de la dichotomie de nature entre la jurisprudence européenne et la jurisprudence américaine59. La Cour

58 Les arrêts Dred Scott v. John F. A. Sandford (1857) et Bush v. Gore (2000) sont certainement les deux arrêts de la Cour Suprême les plus subversifs et ayant le plus entamé l'autorité de cette dernière. Dans l'arrêt Dred Scott, la Cour Suprême nia, bien qu'étant libre, qu'un homme de peau noire devienne citoyen des Etats-Unis et l'arrêt confirma le Compromis du Missouri dans lequel était déclaré impossible qu'un esclave qui entrait dans un Etat non esclavagiste puisse devenir libre en application du droit de propriété inscrit dans la Constitution fédérale. Cet arrêt eût un impact dans le déclenchement de la Guerre Civile de 1861 à 1865. L'arrêt Bush v. Gore interdit un recomptage des bulletins de vote dans les circonscriptions où des dysfonctionnements étaient avérés.

59 Après une période initiale du droit comparé moderne se focalisant sur les différences entre systèmes juridiques, la période actuelle reconsidère les similarités entre les systèmes juridiques (Schlesinger 1995). Nous adoptons cette approche qui consiste

et la Cour Suprême partagent cette particularité qui est d’exercer sur leurs ordres juridiques respectifs un contrôle de constitutionnalité sans pour autant être des Cours constitutionnelles à part entière. En effet, à l’opposé, par exemple, de la Cour constitutionnelle allemande ou de la Chambre constitutionnelle espagnole, la Cour et la Cour Suprême sont des Cours de droit commun (trial courts). Ces Cours ont à la fois une compétence générale par le biais d’appels60 pour

la Cour Suprême et par la question préjudicielle pour la Cour, mais également ont une compétence constitutionnelle par le contrôle de la constitutionnalité de la législation fédérale et des Etats fédérés pour la Cour Suprême, et du droit européen pour le cas de la Cour. Enfin, ces Cours connaissent toutes deux des succès incontestables avec un encombrement des prétoires qui est comparable, et ce, sans que les révisions de l’architecture judiciaire européenne aient réellement résolu cette question61.

Concernant la CJUE, le statut de la Cour prévoit qu’au moins un juge par Etat Membre siège à la Cour62. Les Etats Membre nomment les juges par consensus pour une période de 6 ans,

selon l’Article 253 du TFUE. Cette courte période d’exercice de la fonction de juge contraste avec leurs homologues américains qui sont nommés à vie à la Cour Suprême. Etant acquis que la

à dépasser les oppositions épistémologiques entre systèmes juridiques pour voir à quel point des juridictions structurellement différentes telles que la Cour Suprême et la CJCE sont en réalité fonctionnellement très proches.

60 La Cour Suprême connaît deux types de compétences d'appel : une compétence obligatoire dans laquelle la Cour Suprême doit considérer une affaire particulière, et une compétence discrétionnaire dite «petition for certiorari» dans laquelle la Cour Suprême décide de revoir ou non une décision de justice (fonction «docket control»).

61 Voir pour la Cour Suprême, Segal et al. (2005 : 282) et pour la CJCE, les statistiques de l’activité judiciaire de la CJCE sur http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2009-03/ra08_en_cj_stat.pdf

fréquence de nominations est fonction de l’indépendance des juges63, l’on pourrait légitimement

émettre l’hypothèse que les juges de la Cour Suprême sont plus indépendants du pouvoir politique que les juges européens. Néanmoins, ceci reviendrait à ignorer le fait que, indépendamment des avantages que la possibilité d’opinions dissidentes pourrait avoir si celles-ci étaient possibles au sein de la CJUE (Weiler 2008 : 225), l’impossibilité même d’émettre des opinions dissidentes par les juges européens renforcent leur indépendance à l’égard de leurs gouvernements. En effet, l’anonymat des jugements de la Cour (en dépit de l’inscription du nom des juges ayant pris part à la délibération64) est une donnée capitale dans l’évaluation comparée de l’indépendance des juges

européens et américains. Cet anonymat permet aux juges de la Cour de contrebalancer la courte période de leur nomination avec la possibilité de nomination par les Etats Membres65. L’anonymat

ne permet pas une bonne supervision dans une relation Etat Membres/juges s’apparentant au modèle de l’agence entre le principal (qui serait l’ensemble des Etats Membres avec une place particulière pour l’Etat Membre dont le juge est originaire) et l’agent (en l'espèce, le juge).

D’autre part, l’indépendance des juges américains, bien que développée par la nomination à vie, se voit clairement réduite en amont avec la présence d’auditions publiques devant le Congrès dans lesquelles les juges-candidats sont questionnés de manière précise sur leur façon dont ils jugeraient des affaires qui pourraient leur être présentées. De plus, la nomination des juges par le

63 De toute évidence, plus le mandat des juges est court, moins l'indépendance est garantie, comme reconnu par la CJCE elle- même (Cour de Justice 1995 : §17).

64 Article 36 Protocole 3 du TFUE.

65 D'où l'existence de « confirmation hearings » dans lesquels le Congrès américain questionne les futurs juges ; une procédure impensable au niveau européen comme l'a démontré l'opposition de la CJCE (Arnull 2006 : 21) à propos d'une proposition du Parlement Européen (OJ 1995 C-151/56 § 23ii). Selon nous, cette proposition modifie l'équilibre décrit et ne peut être valablement accepté que s'il s'accompagne d'une modification d'autres paramètres, c’est-à-dire la nomination des juges européens à vie.

seul Président accroît la part discrétionnaire de ces nominations. La réticence des juges ensuite de revenir sur leurs déclarations préalables en jugeant les affaires, est forte du fait des coûts élevés de réputations supportés. Ainsi, les juges américains sont généralement très fidèles à leurs positions (démocrate ou républicain) comme exprimées lors des auditions publiques, ce qui diminue de façon non négligeable leur indépendance politique.

L’équilibre présent au sein de la Cour Suprême, nous le pensons, renforce le pouvoir des juges en activité. Cette caractéristique correspond à la tradition de la Common Law qui octroie aux juges un poids important dans l’élaboration du droit. L’équilibre présent au sein de la Cour, à l’opposé, renforce le pouvoir de la juridiction en tant qu’institution. Ceci répond davantage à la tradition civiliste dans laquelle l’institution judiciaire fait autorité et qui est destinée à appliquer le droit édicté par le pouvoir politique. Ce pouvoir judiciaire accroît ainsi non seulement son autorité mais également celle des autres organes de l’Etat (c’est la figure du juge dépeinte par Montesquieu) en se complétant plutôt qu'en se séparant des autres pouvoirs. Ceci est particulièrement évident dans le cadre de l’UE où la Cour a, de façon récurrente, agi pour améliorer l’action des institutions européennes et ainsi pousser pour davantage d’intégration européenne plutôt que d’agir comme un contre-pouvoir.

Les juges européens ont davantage de contraintes internes qui sont dues à la perspective (ou absence) de nomination qui est le fait de la volonté de leur Etat Membre d’origine, avec les autres Etats Membres impliqués de façon secondaire dans ce choix. Lorsque la question de la nomination viendra à être posée, l’Etat Membre va évaluer, de façon générale, les décisions que le juge en question a eu à connaître lors de sa mandature (mais sans savoir exactement son opinion personnelle dans ces décisions). A l’opposé, le juge américain a davantage de contraintes extérieures parce que ses opinions personnelles lors d’affaires jugées n’auront aucune incidence sur l’évolution de sa carrière grâce à la nomination à vie auquel le juge américain est assigné.

Quoiqu’il en soit, ces contraintes ne sont pas imposées concurremment dans les deux systèmes judiciaires. La présence d’un seul type de contrainte garantit qu’une qualité de travail optimale est assurée par les juges (les agents) au bénéfice des Etats Membres pour le cas de l’UE et du Congrès américain pour le cas des Etats-Unis. En effet, les coûts d’agence sont minimisés car des incitations optimales sont données aux juges pour que ceux-ci accomplissent de façon optimale leurs tâches. Ces incitations résident principalement dans la perspective d'accroître le prestige personnel des juges par le biais des opinions personnelles dans le cas de la Cour Suprême, et dans le cas de la Cour à travers la perspective de nominations futures. Ces caractéristiques constituent les récompenses adéquates pour l’accomplissement d’un travail judiciaire optimal tout en préservant une indépendance judiciaire relative.

Il en résulte que la conciliation entre les nominations de courte durée et l’anonymat des décisions collectives au sein de la Cour permettent d’atteindre un équilibre stable qui compose avec un tout autre équilibre stable qui est celui rencontré au sein de la Cour Suprême, dans lequel la nomination à vie est conciliée avec à la fois la publicité des opinions individuelles et des auditions publiques préalables par le pouvoir politique. Toute déviation de ces équilibres nécessite la recherche d’un nouvel équilibre afin d’atteindre une solution efficiente, c’est-à-dire une solution dans laquelle l’indépendance judiciaire est préservée tandis qu'un niveau optimal d’incitations est garanti. En conclusion, il nous semble probant que l’indépendance respective des juges américains et européens est de différentes natures mais atteignant des équilibres très proches dans lesquels l’indépendance, si elle n’est pas totale, est relativement élevée. Avec des Cours si différentes en apparence mais substantiellement proches dans leurs caractéristiques institutionnelles et juridiques, une analyse économique de la jurisprudence européenne appelle à une mise en perspective comparée avec la jurisprudence américaine.

Chapitre 3/ Approche philosophique de