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a Le réalisme juridique

Né d’une critique de la méthode interprétative du droit considérée comme trop dogmatique, appelée dans la littérature anglo-saxonne la « Classical Legal Thought », François Gény a développé en France l’école de la Libre Recherche Scientifique. Ce mouvement entend importer une méthode scientifique dans le raisonnement juridique et dans l’étude du droit. Cette école se dit «libre» parce que libérée du poids d’une référence aux sources du droit, «scientifique» parce

qu’étudiant le droit non pas avec une interprétation littérale et syllogistique mais plutôt par une analyse factuelle, empirique et casuistique. Dans sa Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif de 1899, à l’instar de l’exemple de la philosophie positiviste d’Auguste Comte, Gény aspire à étudier les lois positives dans leur contexte sociologique. La méthode scientifique permet une amélioration de la compréhension du droit comme phénomène social. Gény recommande une estimation des différents intérêts en présence, ce que nous appellerions aujourd’hui une analyse coûts-bénéfices.

Contrairement à ce que d’aucuns pourraient a priori penser, la méthode scientifique de Gény n’équivaut pas nécessairement à l’utilitarisme de Bentham que Gény considère comme une théorie trop simpliste. La recherche scientifique de Gény est intrinsèquement dynamique (avec l’idée sous-jacente de progrès social), une perspective de recherche partagée avec l’analyse économique du droit qui comporte également une considération dynamique (avec l’idée sous- jacente de croissance économique par l'efficience dynamique). Appliquée à la jurisprudence, l’approche de Gény ambitionne que le juge considère davantage les différentes conséquences sociales d’une décision judiciaire. Gény recommande que le juge, après avoir examiné les sources obligatoires du droit (que sont les lois et le droit coutumier) et si ces sources ne sont pas éclairantes pour trancher une affaire donnée, ait recours à la méthode scientifique recherchant des éléments objectifs de la réalité et mettant en balance les intérêts en présence. Le travail de Gény (et plus généralement l’approche sociologique du droit) a eu des influences importantes jusqu’à aujourd’hui car cette approche «witnesses a patent success in the case-laws of the Supreme Courts, hence in the constitutional litigation involving fundamental rights which is a fast-growing litigation » (Frydman 2000 : 231) La recherche scientifique de Gény déconstruit le raisonnement juridique logique construit a priori, une caractéristique qui a des similarités avec le mouvement du Legal Realism ayant également cette aversion envers les arguments d’autorité.

En effet, Roscoe Pound, figure du pragmatisme juridique, critiqua le raisonnement juridique tiré d’arguments d’autorité comme étant une simple «spurious interpretation», au sein d’une «mechanical jurisprudence». De plus, non seulement la recherche scientifique de Gény influença le réalisme juridique aux Etats-Unis, mais a aussi notablement contribué à l’arrivée des mouvements du Freirecht ou encore de la Interessen Jurisprudenz en Allemagne. L’apport de Gény laissait présager de la venue du mouvement du réalisme juridique et de son expansion au-delà des Etats-Unis au début du XXème siècle, qui lui-même contribua à la venue du mouvement de l’analyse économique du droit.

Le réalisme juridique remonte à la fin du XIXème siècle/début du XXème siècle de la propension des juristes américains à étudier le droit d’un point de vue sceptique à la lumière des autres sciences sociales. Les figures illustres de ce mouvement sont évidemment Oliver Wendell Holmes, Roscoe Pound, ou encore Benjamin Cardozo. Le droit, le célèbre juriste réaliste Holmes l'affirme, doit accompagner le progrès et l’évolution sociale plutôt que d’empêcher cette évolution. Ainsi, « the final cause of law is the welfare of society » dit Cardozo (1921).

La philosophie juridique de Holmes (1897) constitue les fondements de la doctrine du réalisme juridique, et pourrait être résumée par les points principaux suivants : i) une conception évolutionnaire du droit, produit de l’expérience plutôt que de la logique ; ii) le système juridictionnel est pertinent pour l’adaptation du droit à cette évolution ininterrompue ; iii) l’application du droit par le biais de ce système juridictionnel est la condition nécessaire à la réalisation concrète de la législation ; iv) le droit est en fin de compte ce qui est décidé par les Cours supérieures.

Le réalisme juridique cherche à appliquer le droit aussi proche que possible de ce qu’est la réalité, une réalité révélée à travers l’étude sceptique des faits plutôt que de principes juridiques considérés comme mystifiés (Cook 1929). Ainsi, une règle juridique est analysée en considération

des conséquences induites connues grâce à l’expérience. L’approche conséquentialiste propre au réalisme juridique sera reprise par l’analyse économique du droit, comme nous le verrons plus loin.

Le réalisme juridique, par définition, est anti-formaliste et rejette la nécessité d’une théorie générale du droit aux fins d’expliquer et d’élaborer le droit. Le droit est révélé, non pas par l’analyse seule des règles juridiques, mais principalement par une compréhension de phénomènes extra-juridiques. Le réalisme juridique va au-delà des textes juridiques afin d’apprécier le contexte du droit. Construit autour de concepts juridiques, le formalisme juridique représente le droit en tant que domaine autonome des sciences sociales. Par opposition, le réalisme juridique (tout autant que le courant de l’analyse économique du droit) perçoit le système juridique comme contingent et imprégné des diverses influences des sciences sociales (telles que l’économie, la sociologie, la psychologie…). Par exemple, Cardozo proposa une méthode de sociologie pour approcher le droit, comme substitut à la méthode d’interprétation littérale ou historique.

Le réalisme juridique est essentiellement intéressé par le pendant positiviste de l’analyse du droit – expliquer ce qu’est le droit – mais comporte néanmoins un pouvoir prédictif sur le devenir du droit qui ne doit pas être sous-estimé. En effet, Holmes considérait que le savoir prédictif du droit, grâce à son analyse empirique, est l’objet essentiel de l’étude du droit : « [t]he prophecies of what the courts will do in fact, and nothing more pretentious, are what I mean by the law » (Holmes 1897). Connaître et prédire le droit comme il sera tranché dans les juridictions, car le droit se résume aux règles juridiques édictées par les cours, voilà l’objet de l’étude du droit selon le réalisme juridique.

Les explications des décisions judiciaires par le recours aux seuls concepts juridiques sont largement insuffisantes étant donné que de vagues concepts juridiques ne décident pas d’affaires concrètes. Du coup, la compréhension des forces politiques en jeu, la reconnaissance que le juge élabore le droit tout autant qu’il le dit, que les juges ont des opinions politiques, sont les fondements sur lesquels le juriste réaliste évolue afin de prédire le droit.

En conclusion, le réalisme juridique a inauguré une approche anti-formalisée du droit ambitionnant de déchiffrer d’un point de vue sceptique le droit. Ce sera la base méthodologique à partir de laquelle l’analyse économique du droit émergera au milieu du XXème siècle. En fait, Holmes rejeta précisément une théorie morale du droit afin de plaider pour un droit façonné pour les bénéfices de la société toute entière, un objectif qui peut être atteint de meilleure façon en ayant des considérations économiques à l’esprit.