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a De la proportionnalité à l’efficience par l’analyse coûts-bénéfices

Le principe de proportionnalité implique une analyse coûts-bénéfices entreprise, à la fois, pour les projets publics et les normes juridiques envisagées. L’Analyse Coûts-Bénéfices (ACB)

englobe les deux notions, projets publics et normes juridiques, puisqu’elle prend en compte tout ce qui s’attache à des dépenses publiques aux fins de résoudre des échecs de marchés (Brent 2009 : 388). Le terme de « projets » devrait être entendu au sens large comme Prest et Turvey (1965 : 685) le rappellent230 :

« Cost-benefit analysis is a way of setting out the factors that need to be taken into account in making certain economic choices. Most of the choices to which it has been applied involve investment projects and decisions – whether or not a particular project is worthwhile, which is the best of several alternative projects, or when to undertake a particular project. We can, however, apply the term “project” more generally than this. Cost-benefit analysis can also be applied to proposed changes in laws or regulations, to new pricing schemes and the like ».

L’ACB dans l’économie du bien-être : Comme Sen (2000 : 934) le soulève, la nature même de l’ACB « lies in the idea that things are worth doing if the benefits resulting from doing them outweigh their costs ». L’ACB peut être décrit comme étant, au regard de ses objectifs, « the aim to maximize the present value of all benefits less that of all costs, subject to specified constraints » (Prest et Turvey 1965 : 685). L’ACB est, tel un calcul économique, entrepris par les autorités publiques afin que les règlementations, que ces autorités adoptent, soient économiquement justifiées. Dans le contexte de l’UE, le fameux Regulatory Impact Assessment (RIA), a contribué à généraliser le recours l’ACB en amont de l’adoption de toute règlementation231. Cet outil processuel, tout important qu’il puisse

230 Schmid (1989 : 293) affirme aussi que « [CBA] can be applied not only ot public spending but also to regulations. The methods and

concepts are the same […] Both require political input establishing the right, which in turn generates the costs and benefits to be compared and the net to be maximized ».

231 Voir notamment COM (2007)23 Action Programme for Reducing Administrative Burdens in the European Union, Brussels. Renda (2006), Kirkpatrick et Parker (2007) analysent l'étude d'impact au niveau européen. De facon intéressante, Marneffe et Vereeck (2010) lient proportionnalité, ACB et efficience économique, comme nous le faisons, en affirmant que « Proportionality may

être pour l’introduction de l’ACB dans le processus décisionnel, ne concerne pas vraiment notre propos dans ce chapitre, en cela que nous nous préoccupons ici d’un outil juridique qu’est le principe de proportionnalité, en tant que contrôle (administratif et judiciaire) introduisant subrepticement une ACB dans la jurisprudence européenne.

L’analyse coûts-bénéfices est la pierre angulaire de l’économie du bien-être comme Mashan (1971 : 307) le précise: « since cost-benefit analysis is an application of the theory of resource allocation, itself a subject at the core of welfare economics, the rationale of such analysis, along with that of allocation theory, can be understood and vindicated only by reference to propositions at the centre of welfare economics ». Afin de délimiter l’étendue des coûts et bénéfices inclus dans le calcul, il est nécessaire de définir le marché opportun pour lequel la mesure en question doit avoir des effets. Ce marché opportun comprend les marchés dits primaires qui désignent tous les coûts et bénéfices directement ou indirectement liés à la mesure proposée. Cependant, pour des questions de faisabilité, les marchés secondaires qui pourraient être influencés par la mesure ne font pas partie de l’ACB. La raison de cette distinction est que les règlementations sont adoptées aux fins de résoudre des échecs de marchés dans des circonstances particulières. D’importants coûts pour la société émanent de ces échecs de marchés que sont les externalités importantes, la présence de biens communs, l’abus de pouvoirs de marchés, etc… Ces inefficiences de marchés font supporter des coûts qui doivent être mis en balance avec les coûts d’opportunités engendrés par la non-adoption desdites règlementations, qui sont censées résoudre ces échecs de marchés232. En effet, les réglementations exigent de la société

de consacrer certaines ressources pour leur élaboration et leur supervision et, ainsi, détourner ces ressources d’un autre usage selon l’efficience allocative. Les coûts d’opportunité désignent les

imply, however, that regulatory options are assessed and compared in terms of « more » or « less » costs than others […] Indirect regulatory costs are now clearly defined as efficiency loss (pluys, in some specific cases, market transaction costs). To guarantee optimal, proportional and justifiable regulatory choices, it is required that the indirect costs of regulation are put in the cost-analysis as well ».

coûts supportés par la non-utilisation de ces ressources rares d’une utilisation optimale (first-best choice), à une utilisation sous-optimale (second-best choice)233. Au-delà de ces coûts d’opportunités

supportés selon une perspective de l’efficience allocative, les règlementations peuvent engendrer, tout en prétendant résoudre les échecs de marchés, ce que McKean (1965) appelle des échecs de gouvernement. Développée par la doctrine de la théorie des choix publics234, la notion d’échecs

des interventions du gouvernement souligne le fait que les coûts, créés par les règlementations (manque d’information, recherche de rentes…), peuvent dépasser ceux supportés par la société par les échecs de marchés en l’absence de règlementations.

Bien qu’Adler et Posner (2006 : 35) se montrent excessivement critiques envers une justification économique (qu’elle soit fondée sur le critère de Pareto, de Kaldor-Hicks, ou utilitariste) de l’ACB ; ils proposent une justification morale de l’ACB basée sur « a restricted, preference-based account of well-being ». Ils distinguent « CBA from Kaldor-Hicks efficiency, and argue instead that CBA is a welfarist decision procedure. Cost-benefit analysis is a rough-and-ready proxy for overall well-being » (Alder et Posner 2006 : 25). L’ACB peut communément être adoptée selon un critère du bien-être, d’un critère minimaliste, ou selon un critère égalitariste (Adler 2000 : 304-305). Le bien-être justifie moralement les interventions du gouvernement, dès lors que la régulation produit un gain pour les gagnants qui soit plus important que la perte subie par les perdants au changement. Le minimalisme condamne les interventions du gouvernement même si la régulation accroît le bien- être total (que ce soit en termes de Kaldor-Hicks ou en termes de réduction des inégalités entre parties) car l’augmentation du bien-être pour les gagnants ne saurait justifier la perte de bien-être supportée par les perdants. Le critère de l’égalitarisme recommande des interventions du gouvernement seulement si celles-ci concourent à l'accroissement du bien-être pour les gagnants

233 Concernant les coûts d'opportunité, voir Marglin (1972 : 284-302). 234 Tullock et al. (2002) ; Winston (2006) ; Wallis et Dollery (1999).

dépasse la perte subie par les perdants, mais également si une telle intervention réduit les inégalités entre les parties. Si l’intervention du gouvernement remplit seulement la première condition (l’efficience de Kaldor-Hicks mais avec davantage d’inégalités), l’égalitarisme affirme qu’il devient moralement injustifié pour le gouvernement d’intervenir.

L’ACB dans l’analyse de l’efficience : L’efficience est au cœur de l’ACB qui entend distinguer les considérations de justice sociale des considérations d’efficience lorsqu’une règlementation est contrôlée. En effet, Adler et Posner (1999 : 186) nous rappelle que « the purpose of CBA, as typically understood, is to separate out the distributional issue and isolate the efficiency issue, so that the agency will evaluate projects solely on the basis of their efficiency ». L’ACB doit couvrir tous les individus impliqués dans la mesure proposée, indépendamment de leur appartenance sociale. Ainsi, Harberger (1971 : 785) suggère que « when evaluating the net benefits or costs of a given action (project, program or policy), the costs and benefits accruing to each member of the relevant group (e.g. a nation) should normally be added without regard to individuals to whom they accrue ». Par conséquent, l’ACB est une analyse économique qui agrège toutes sortes de bénéfices (qu’ils soient tangibles ou intangibles) et toutes sortes de coûts (également tangibles ou intangibles), afin que la solution adoptée maximise les bénéfices nets (les bénéfices cumulés moins les coûts cumulés). L’ACB est donc intrinsèquement une application du principe d’efficience économique au sens de Kaldor-Hicks.

La balance opérée, entre les différents objectifs et valeurs, est similaire à une ACB, bien que l’outil analytique de l’ACB s’en remette davantage à un calcul des coûts et bénéfices, dans une approche plus scientifique car plus chiffrée. Cependant, l’ACB a été (légitimement) critiquée de temps à autre, comme outil analytique, car il ne résoud pas le problème de la quantification des coûts et bénéfices, et lorsque l’analyse coûts-bénéfices recherche cette quantification, il est souvent avancé que cette analyse engendre un biais en défaveur des bénéfices car ceux-ci sont plus

difficilement quantifiables que les coûts. La solution juridique garantirait, selon ce raisonnement, que les bénéfices nets de l’inaction soient maximisés235. Une règle juridique sera plus détaillée, plus

restrictive, tant que le bénéfice marginal, dérivé de cette prescription juridique supplémentaire, dépasse le coût marginal associé à ce changement juridique, afin que la solution juridique emporte les plus grands bénéfices nets.

L’ACB, appliqué aux régulations, implique différentes étapes qui sont les suivantes (Papandrea 2009 : 193) :

1. Définition des objectifs de la politique régulatrice ;

2. Identification des options possibles pour l’intervention de politique publique ;

3. Identification de la portée envisagée et de l’impact de cette intervention ;

4. Estimation de la valeur monétaire de ces impacts ;

5. Ajustement à l’incertitude liée au temps ;

6. Détermination des coûts/bénéfices nets des options possibles ;

7. Comparaison des options possibles.

Lorsque le critère de Kaldor-Hicks est utilisé pour l’ACB, il est nécessaire de mesurer la volonté de payer (pour les gagnants au changement) et la volonté d’accepter (pour les perdants), afin que ces mesures soient mises en balance et que la solution maximise le bien-être par rapport à

235 Pour une critique du scientisme de la mise en balance des intérêts en présence, pour effectuer une analyse coûts-bénéfices dans le cadre du principe de proportionnalité, voir Aleinikoff (1987) où l’auteur critique le « feigned mathematical precision » de cette mise en balance.

toutes les alternatives possibles. La question fondamentale qui se pose avec l’ACB dans une perspective Kaldor-Hicks est, comme l’énoncent Sugden et Williams (1979 : 94) : « by how much does the total sum of money that the gainers from a project would be prepared to pay to ensure that the project is undertaken exceed the total sum of money that the losers from the project would accept as compensation for putting up with it ? ». Cela démontre très bien que, non seulement la logique économique, derrière l’ACB, est la maximisation des bénéfices nets (augmentation de l’efficience économique), mais également que l’ACB tend à maximiser les bénéfices nets d’une proposition par rapport à toutes les alternatives envisageables (l’objectif d’efficience comparée). La rationalité finale de l’efficience comparée, comprise dans l’ACB, est rencontrée au sein même du principe de proportionnalité comme interprété par la CJUE, ce que nous démontrerons plus loin.

L’ACB et ses limites : Si l’ACB fait partie de l’économie du bien-être et promeut l’efficience économique au sens de Kaldor-Hicks, alors elle est « an efficiency analysis, whether of the independent Paretian type or the interdependent analyst-politician (decision-making) type » (Schmid 1989 : 286). Ainsi, la définition même de l’ACB souligne l’importance de la détermination des objectifs et des considérations conséquentialistes de cette analyse qui recherche l’augmentation du bien-être dans une société. Affirmer que l’ACB promeut l’efficience ne résoud pas nécessairement les difficultés liées à cette analyse. L’entreprise consiste à ce que « a cost-benefit analysis of a project requires the identification of all the effects of the project on the individual welfare of all members of the community » (Sugden et Williams 1979 : 89). Or, les conséquences et objectifs sont fixés de manière subjective par un processus essentiellement politique. Ainsi, l’ACB peut difficilement être considérée comme objectivisant le processus de décision et les décisions elles-mêmes. L’ACB ne saurait être exempt

d’un subjectivisme intrinsèque à la prise de décision politique236. Alors que l’ACB recherche la

détermination objective des coûts et bénéfices d’une réglementation proposée, les conséquences d’une telle règlementation sont, souvent, difficilement transposables en termes de prix, ce qui est pourtant la condition sine qua non pour entreprendre une ACB. Ainsi, dans une économie de marché aux prix volatiles, le calcul de tels bénéfices et coûts peut facilement être biaisé du fait de la très grande difficulté de monétariser les éléments impliqués dans une perspective dynamique. De plus, même si ces prix étaient relativement stables, la difficulté rencontrée est alors le fait même de monétariser des choses pour lesquelles il n’y a pas de marché qui devienne contestable (McKean 1968 : 134 ; Sugden and William 1979 : 99-111). Cette double difficulté, bien que nécessitant une attention toute particulière en ce qui concerne le chiffrage des coûts et bénéfices, ne doit pas rendre l’ACB impossible237. En effet, ce calcul est facilité si le superviseur (qu’il soit législateur ou

juge) suit ces quatre consignes suivantes (Layard 1976 : 12) :

1. L’évaluation relative des différents coûts et bénéfices au moment où ceux-ci interviennent,

2. L’évaluation relative des coûts et bénéfices intervenant à différents moments : le problème de la préférence du moment (time preference) et les coûts d’opportunité du capital (absence de rentes lorsque le capital est utilisé) doivent être pris en considération,

236 Comme Samuels (1989 : xvii) l’affirme, une des critiques de l'ACB peut se révéler être l’un de ses attraits : « BCA, in short,

is no substitute for politics understood as self-government and as a mode of working out collective deicisions. Indeed, the great genius of BCA is not to determine compulsive, unique optimal solutions to problems but to facilitate the coherent identification and juxtaposition of competing subjectivities and their respective implications. That is why multiple benefit-cost analyses should be undertaken. BCA is a tool to aid in making comparisons between policies and in estimating the results of various policies, not to determine policy through an ostensible black box ».

3. L’évaluation du risque des solutions envisagées,

4. L’évaluation des coûts et bénéfices engendrés aux personnes selon les différentes solutions.

De plus, l’une des limitations de l’ACB est la préoccupation qui est de savoir si elle devrait exclure des arguments de politiques publiques, tels que l’équité et les objectifs de redistribution de la richesse. Nous pensons qu’en effet, l’ACB ne doit pas prendre en considération cette préoccupation car elle n’est pas le seul outil disponible pour les décideurs politiques. Ceux-ci peuvent inclure, dans leurs calculs, ces notions considérées par la société, mais l’ACB devrait laisser cette marge d’appréciation à des représentants démocratiquement élus (Papandrea 2009 : 204). Qui plus est, les considérations de redistribution et de justice sociale sont mieux pourvues par l’outil fiscal que par l’outil juridique.

En réponse à ce qu’il appelle la critique de la « commodification » de l’ACB, Kornhauser (2000) répond que l’ACB met un prix sur les politiques plutôt que sur les ressources (par exemple la santé, l’environnement…). Même si l’ACB peut parfois être différenciée du critère du bien-être (c’est-à-dire de la maximisation de la fonction d’utilité sociale), elle est généralement assimilée238 à

la notion d’efficience au sens de Kaldor-Hicks (ou autrement dit, le critère potentiel de Pareto). En tant que théorie appliquée (Kornhauser 2000 : 1039), l’ACB est un « a framework for systematically displaying the consequences of alternative spending and regulations in such a manner that the ranking of these alternatives is the result of applying politically chosen rules reflecting explicit performance objectives » (Schmid 1989 : 285).

L’ACB dans le contrôle juridictionnel : L’ACB est entreprise afin d’adopter une mesure administrative, ou projet, qui peut potentiellement être contrôlé par le pouvoir judiciaire. Cette possibilité modifie grandement l’appréhension de l’ACB en général, et l’appréhension de l’efficience économique de cet acte en particlulier. En effet, il peut arriver que des mesures soient adoptées par l’exécutif parce qu’elles correspondent à ses préférences, et non parce qu’elles suivent une logique empruntée à l’ACB, et donc à l’efficience économique. D’autre part, le contrôle juridictionnel peut également conduire à adopter des solutions non efficientes du fait des problèmes d’information de la part des juges (Adler and Posner 2006 : 112-113).

Quoiqu’il en soit, le contrôle juridictionnel de l’ACB est recommandable du fait que les erreurs graves de calculs, emportant des solutions sous-optimales, doivent pouvoir être corrigées ou censurées par le pouvoir judiciaire239. En cela, l’ACB promeut, au-delà de l’efficience

économique, la transparence dans le processus de décision politique, en réduisant partiellement les problèmes d’agence entre principal et agent (Adler et Posner 2006 : 122).

En ce qui concerne le principe de proportionnalité, et au regard de la description qui vient d'être faite de l’ACB, il peut être affirmé que ce principe est une traduction, en langage juridique, de l’analyse économique coûts-bénéfices. En effet, le principe de proportionnalité exige la mise en balance d’intérêts divergents afin de minimiser le poids réglementaire imposé à la société. Ceci est équivalent, en langage économique, à la recherche par l’ACB de la règlementation qui maximise les bénéfices nets comparés à toutes les alternatives possibles. Est proportionnée une mesure qui, étant donné les autres solutions possibles, génère des bénéfices cumulés plus importants que les coûts cumulés, et qui, comparativement, maximise ces bénéfices nets.

Etant donné que l’ABC révèle l’efficience, au sens de Kaldor-Hicks, sous-jacente à cette analyse, le principe de proportionnalité comme principe d’efficience au sens de Kaldor-Hicks trouve sa logique d’un point de vue syllogistique et devient justifiée, une justification renforcée dès lors que le principe européen de proportionnalité est abordé, ce que nous faisons à présent.

b. Le Principe de proportionnalité comme principe d’efficience