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c Le contrôle juridictionnel français de la proportionnalité

Depuis qu’il n’est plus possible dans l’ordre juridique français de recourir à des mesures administratives discrétionnaires220, le contrôle juridictionnel s’est vu étendu à toutes sortes de

mesures adoptées par l’exécutif. Dès lors, chaque mesure administrative se doit d’être justifiée221

sur le fondement de sa légalité, selon le principe dit de légalité. Ce principe comporte l’exigence que toute action administrative soit fondée sur une règle de droit et une exigence inhérente au concept d’Etat de droit.

Bien que non expressément proclamé en tant que tel dans l’ordre juridique français, le principe de proportionnalité se voit néanmoins élaboré par la jurisprudence, au travers de notions créées par la jurisprudence elle-même : l’erreur manifeste d’appréciation, qui est originaire du principe de légalité, et la théorie du bilan coûts-avantages222, originaire de la protection du droit de

220 CE (1902) Grazzieti, 113.

221 Sur le juge constitutionnel français et son application du principe de proportionnalité, voir Goesel-Le Biahn (2007) et

Philippe (1990).

222 Selon Lévy-Lambert et Guillaume (1970 : 11) « l’intérêt des techniques d’évaluation (analyse coûts-avantages, analyse coût- efficacité, analyse multicritères…) est de fournir au décideur le classement des programmes étudiés au regard du critère de

propriété. De plus, le principe de proportionnalité est illustré dans l’ordre juridique français sous la dénomination de contrôle de proportionnalité, une notion cependant moins fréquemment utilisée que les deux précédentes.

Concernant l’erreur manifeste d’appréciation, ce motif de contrôle juridictionnel, permettant d'annuler ou de réformer une décision administrative, est destiné à éviter que le législateur n’adopte des mesures grossièrement illégales. Concernant la théorie du bilan coûts- avantages, la décision de justice, l’introduisant en droit positif, est l’arrêt Ville Nouvelle Est223. Le

juge mis en balance les bénéfices et les coûts supportés par le projet d’infrastructures envisagé et contesté. Ce projet a été suivi d’une déclaration d’utilité publique, et le recours concerna la validité de cet acte. En l’espèce, le projet sera annulé par le juge du fait que les coûts qu’il entraînait étaient largement supérieurs aux bénéfices escomptés, d’où la notion de bilan (Emiliou 1996 : 88). Bien que potentiellement rares, des annulations peuvent survenir224. L’exemple frappant de l’importance

de la théorie du bilan coûts-avantages est donné par la comparaison des arrêts Malby et Bedouet225 et

Grassin226. Les deux affaires concernent le contrôle juridictionnel d’expropriations de propriétés

privées pour construire un aéroport dans un petit village, mais le juge conclut, dans la seconde affaire, que le projet devait être annulé du fait de la disproportion entre les avantages attendus et les coûts supportés. En langage économique, lorsque l’annulation du projet est prononcée, cela signifie que même l’efficience, au sens de Kaldor-Hicks, n’est pas atteinte (sans parler de

choix, caractéristique de la technique employée ». Terny (1967 : 532) affirme pour sa part qu’« alors que les règles de décision de la théorie de l’entreprise tendent à la maximisation du profit privé, les règles de décision de l’analyse coûts-avantages cherchent à maximiser les avantages collectifs ou le bien-être général ».

223 CE (1971) Ville Nouvelle Est. Voir aussi CE Ass ; CE (1972) Société Civile Saint Marie de l’Assomption. 224 CE (1997) Autoroutes trans-chablaisiennes.

225 CE (1964) Malby et Bedouet. 226 CE (1973) Grassin.

l’efficience au sens de Pareto), car il ne saurait y avoir de compensations financières des gagnants envers les perdants au projet. Le juge ne contrôle pas l’opportunité des fins visées, mais seulement le caractère raisonnable de la mesure prise pour atteindre ces fins227. La logique économique, sous-

jacente à la volonté des juges de ne pas évaluer les fins posées par le législateur, mais seulement le bilan des actions entreprises, peut être expliquée par le fait que, dans des sociétés démocratiques, le pouvoir exécutif est mandaté par le pouvoir législatif. Or, ce dernier, représentant le peuple, est plus à même de découvrir les préférences des administrés, et peut, ainsi, mieux juger de l’utilité au sein d’une société, afin que le bien commun soit poursuivi de manière efficiente au sens de Kaldor- Hicks.

Concernant le contrôle juridictionnel de la proportionnalité des mesures, celui-ci est le plus récent, le plus approfondi, disponible pour le juge français, et connaît une influence croissante dans l’ordre juridique français228. Ce contrôle diffère des deux précédents, non pas dans sa nature,

mais plutôt dans l’intensité du contrôle juridictionnel (Bailleul 2002 : 254 ss.). En effet, l’erreur manifeste d’appréciation est le contrôle juridictionnel, plus approximatif, le contrôle de la proportionnalité étant le plus contraignant pour l’administration, tandis que la théorie du bilan coûts-avantages se situe au milieu de ces deux extrêmes, dans l’intensité du contrôle juridictionnel. Le contrôle de la proportionnalité de la mesure comporte la théorie du bilan coûts-avantages (qui peut être assimilé à la notion allemande de proportionnalité stricto sensu), plus la considération des effets (ou externalités négatives créées) par la mesure sur les parties tierces (De Sadeleer 1996 : 249). Précisément, la différence fondamentale, entre la théorie du bilan coûts-avantages et le contrôle de proportionnalité, tient à ce que cette théorie s’applique seulement aux projets envisagés

227 En cela, nous sommes en désaccord avec Xynopoulos (1995 : 110) qui affirme que « la stricte proportion […] qui aboutirait au contrôle entier de l’opportunité, n’est jamais exigée par le juge ». Voir aussi Costa (1988 : 436).

228 Martens (1992 : 49) affirme qu'en droit administratif francais, ce principe a connu une «ascension irrésistible». Plus généralement, voir Braibant (1974) ; Goesel-Le Bihan (1997) ; Ziller (1996).

par les autorités publiques et suivis d’une déclaration d’utilité publique. D’autre part, le contrôle de la proportionnalité s’applique à la fois aux projets et aux réglementations administratives. La portée de la théorie du bilan est dès lors très réduite, quand bien même la substance de cette théorie se rapprocherait de celle du contrôle de proportionnalité.

Le contrôle de la proportionnalité dans sa plus grande acception est, dans l’ordre juridique français, rencontré dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel qui a incorporé en droit français l’interprétation allemande du principe de proportionnalité, c’est-à-dire avec le critère du caractère opportun, de nécessité, et de proportionnalité stricto sensu (Brami 2008 : 310). Dans sa décision du 21 février 2008229, le Conseil Constitutionnel a entrepris d’appliquer à la mesure, en

l’espèce, les trois sous-éléments du principe de proportionnalité, afin de se prononcer sur le caractère proportionné, ou non, de cette mesure législative qui visait la limitation de libertés individuelles au nom de la sécurité des personnes. Bien que la distinction entre erreur manifeste d’appréciation/théorie du bilan/contrôle de la proportionnalité soit vraisemblablement explicable d’un point de vue doctrinal, il est néanmoins important de ne pas surestimer cette distinction, car ce sont des outils juridictionnels utilisés par les juges français avec plus ou moins de cohérence. Cette pratique est au surplus caractérisée, comme cela est rencontré en droit anglais, par une influence grandissante du principe allemand de proportionnalité. Le juge constitutionnel français a été le plus influencé par son homologue allemand, une source qui influence, en retour, le juge européen comme nous le démontrons à présent.

Cette introduction révèle que le principe européen de proportionnalité, s’il s’est inspiré de différentes traditions juridiques des Etats Membres, est néanmoins le plus directement influencé

229 CC (2008) Décision relative à la détention de sureté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, N°08-562 DC.

par la jurisprudence allemande. Or, cette influence est celle qui comporte la plus grande rationalité économique comme nous le voyons dans la section suivante.

2. Le Principe de Proportionnalité comme Principe

d’Efficience Economique

Dans cette section, nous démontrons qu’il fait sens d’appréhender le principe européen de proportionnalité comme principe d’efficience économique. En effet, les différents éléments du principe de proportionnalité sont mieux expliqués dès lors qu’une analyse économique de ce principe juridique est entreprise. Cette opportunité d’une approche fondée sur l’efficience pour aborder le principe de proportionnalité est prouvée, à la fois, par l’analyse des conséquences juridiques d’une analyse coût-bénéfices (a), et par l’existence même du principe de proportionnalité des Traites européens (b). Enfin, une analyse comparée de ce principe, avec la jurisprudence de la Cour Suprême, achève notre démonstration de la nécessité d’appréhender le principe de proportionnalité par l’approche de l’efficience (c).