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b Le Principe de proportionnalité comme principe d’efficience économique

Le principe de proportionnalité est un principe général de droit de l’UE, explicitement comme tel dans les Traités européens à l’Article 5.4 du TUE. Cet Article est écrit de la sorte :

« En vertu du principe de proportionnalité, le contenu et la forme de l'action de l'Union n'excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traits Les institutions de l'Union appliquent le principe de proportionnalité conformément au protocole sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité ».

Au-delà du Protocole N°2, sur l’application du principe de subsidiarité et du principe de proportionnalité qui détaille la mise en place de ces deux principes, le principe de proportionnalité est présent dans une série d’Articles des Traites européens240. La reconnaissance du principe de

proportionnalité, au niveau européen, fait partie de ce que Pescatore (1980 : 337) appelle « la mouvance constitutionnelle » des ordres juridiques. Emanant des traditions juridiques des Etats Membres, les principes généraux du droit européen sont nécessaires à son développement

(Pescatore 1980), mais le principe de proportionnalité est spécialement « endogène » à l’ordre juridique européen (Simon 1991 : 78).

Ce principe européen de proportionnalité remplit trois fonctions, essentiellement. Premièrement, ce principe est un motif de contrôle juridictionnel des actes adoptés par les institutions européennes241, l’annulation d’actes européens peut se faire sur la seule incompatibilité

de l’acte avec le principe de proportionnalité, comme nous le verrons plus loin. De plus, le principe de proportionnalité s’applique aux actes nationaux, particulièrement en ce qui concerne les libertés de circulation proclamées dans les Traités européens. Le principe de proportionnalité permet à la CJUE d’imposer aux autorités nationales que celles-ci modifient ou annulent des règles juridiques dans le sens de la proportionnalité ; sinon, l’Etat Membre en question se pose en violation du droit européen242. Enfin, le principe de proportionnalité fonctionne, grâce à l’Article

5.4 du TUE, comme un outil à la disposition du juge européen pour réduire la marge d’appréciation du législateur européen (Tridimas 2006 : 137).

Dans l’affaire Internationale Handelsgesellschaft243, la CJUE se réfèrera aux principes non-écrits

de droit. Le litige concernait, en l’espèce, des dispositions communautaires organisant le marché commun de produits agricoles qui étaient, selon le requérant (l’Allemagne), en violation avec le principe de proportionnalité. L’Allemagne déduisit le principe de proportionnalité de l’Article 40.3 du Traité CEE (aujourd’hui Article 40.2 du TFUE), qui affirmait que « l’organisation commune

241 C-331/88 (1990) Fedesa, I-4023.

242 Ce contrôle de la conformité des mesures nationales, avec le principe de proportionnalité, se fait généralement par la Cour sur le fondement de la dernière phrase de l’Article 36 du TFUE, voir Affaire C-400/96 (1998) Harpegnies, I-5121.

243 Affaire 11/70 (1970) Internationale Handelsgesellschaft v. Einfuhr- und Vorratsstelle Getreide. I-1125. La première mention du principe se trouve dans les affaires de fonction publique, comme le relève Tridimas (2006 : 141). Voir Affaire 18/63 (1964)

[…] inclura toutes les mesures requises pour atteindre les objectifs fixés à l’Article 39 ». Cette notion d’exigence limitée à amener les requérants à affirmer que les mesures seules nécessaires pour la réalisation des objectifs devaient être acceptées. La CJUE jugea dans Internationale Handelsgesellschaft que la protection des droits fondamentaux, par les institutions européennes elles- mêmes, faisait partie des principes généraux constitutionnellement protégés par les Etats Membres :

Qu' en effet, le respect des droits fondamentaux fait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour de Justice assure le respect; que la sauvegarde de ces droits , tout en s' inspirant des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des objectifs de la Communauté ; qu' il y a lieu, dès lors, d'examiner, à la lumière des doutes exprimés par le tribunal administratif, si le régime de cautionnement aurait porté atteinte à des droits de caractère fondamental dont le respect doit être assuré dans l'ordre juridique communautaire (§4).

La CJUE a reconnu le principe de proportionnalité comme étant un principe de nature fondamentale dans l’ordre juridique européen244. Ainsi, la Cour considère la proportionnalité, l’un

des principes de droit allemand, comme étant un principe général du droit en droit européen, et donc supranationalisant la notion même de proportionnalité. Cette technique juridique permet à la Cour de ne pas évoquer les droits nationaux, mais de s’en remettre à l’ordre juridique européen qui devient, dès lors, autonome pour résoudre les affaires portées devant la Cour. Concernant la validité du Règlement contesté, les juges européens concluront que les cautions, exigées pour la

244C-25/70 (1970) Einhfuhr und Vorratstelle für Getreide und Fettermittel (Frankfurt) v. Köster, Berodt u. Co., I-1161. Voir C-331/88 (1990) The Queen/Ministry of Agriculture, Fisheries and Food, ex parte : Fedesa et a., I-4023 où la Cour affirme que « Le principe de proportionnalité est reconnu par une jurisprudence constante de la Cour comme faisant partie des principes généraux du droit communautaire » (§13).

délivrance de licences pour l’import et l’export de produits agricoles, ne violaient pas le principe de proportionnalité :

« Les frais de cautionnement ne constituent pas un montant disproportionné à la valeur totale des marchandises en jeu et des autres frais commerciaux ; qu'il apparaît, dès lors, que les charges résultant du régime de cautionnement ne sont pas excessives et sont la conséquence normale d'un régime d'organisation des marchés conçu selon les exigences de l'intérêt général, défini par l'Article 39 du Traité, et qui vise à assurer un niveau de vie équitable à la population agricole tout en assurant des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs » (§16).

Indépendamment de la légitimité de la décision finale dans cette affaire, celle-ci introduisit la possibilité d’un contrôle juridictionnel, fondé sur la proportionnalité des actes contestés (qu’ils soient européens ou nationaux). Ainsi, au-delà de la présence dans les Traités européens du principe de proportionnalité, celui-ci a fait sa première véritable introduction en droit européen avec l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft, qui présagera d’une évolution jurisprudentielle riche concernant le principe de proportionnalité, comme nous le voyons plus loin. Les différents tests inhérents au principe de proportionnalité enferment en leur sein une logique économique.

La Cour exerce son contrôle juridictionnel des actes européens sur le fondement de la proportionnalité en recherchant si les motivations invoquées dans l’acte contesté correspondent aux objectifs fixés par celui-ci245. Cependant, la Cour est particulièrement réticente à contrôler la

proportionnalité des actes européens particulièrement lorsque ces mesures européennes

245 C-329/01 (2004) The Queen, to the request of British Sugar plc v. Intervention Board for Agricultural Product, I-01899 (§58) ; C- 426/93 (2002) Germany v. Council, I-3723, (§42); C-491/01 (2002) British American Tobacco (Investments) et Imperial Tobacco, I- 11453, (§122).

n’impliquent pas les droits des individus246. Ainsi, la portée du contrôle juridictionnel du principe

de proportionnalité se limite aux actes contestés, emportant ingérence et limitations des droits et obligations des individus. L’intensité du contrôle juridictionnel devient nulle, dès lors que les intérêts des individus sont hors de portée de l’acte en cause. Par conséquent, le principe de proportionnalité opère seulement comme principe de limitation de l'interférence de l’action publique sur les droits et obligations des individus.

Le principe européen de proportionnalité est très similaire au principe allemand de proportionnalité. Ainsi, ce principe est, au niveau européen, composé de trois sous-principes :

1. Le contrôle de la nécessité de la mesure pour atteindre l’objectif fixé,

2. Le contrôle du caractère approprié (ou le test du moyen le moins contraignant) de la mesure pour atteindre l’objectif fixé,

3. Le contrôle de la proportionnalité stricto sensu, par lequel le coût engendré par la mesure doit être en proportion avec les bénéfices de l’objectif souhaité (De Burca 1993 : 113).

Une fois le contenu du principe de proportionnalité explicité, il convient désormais d’appréhender ce principe, et ses éléments, d’un point de vue davantage théorique, notamment avec la vision donnée par Alexy du principe de proportionnalité comme principe d’optimisation sociale (2000 ; 2002)247. Alexy distingue les règles juridiques des principes juridiques par le recours

246 C-329/01 (2004) The Queen, to the request of British Sugar plc v. Intervention Board for Agricultural Product, I-01899, (§59). 247 « Balancing [or proportionality stricto sensu] is a rational procedure in its main part and very close to the reasoning of optimization (or

au critère de généralité248, le critère de précision dans l’application249, et le critère du caractère

prescriptif de la norme250. Mais le critère majeur, qu’Alexy préfère, ne figure pas parmi ceux que la

doctrine cite souvent. En effet, Alexy considère que le critère fondamental, qui permet de distinguer strictement les règles juridiques des principes juridiques, est le critère « qualitatif » qui affirme que les « principles are optimization requirements »251. Le critère qualitatif suppose que « every

norm is either a rule or a principle » : une norme ne saurait être les deux à la fois. Plus particulièrement, appliquée à son principe, la proportionnalité est alors considérée, non pas véritablement comme un principe juridique mais, comme un faisceau de règles juridiques : chaque sous-principe du principe de proportionnalité est en réalité une règle juridique en soi252.

En effet, l’image adoptée, par Alexy, de principes comme facteurs d’optimisation (« optimization requirements »), suggère que ces principes soient des « norms which require that something be realized to the greatest extent possible given the legal and factual possibilities […] The scope of the legally possible is determined by opposing principles and rules. By contrast, rules are norms which are always either fulfilled or not ».

248 « [P]rinciples are norms of relatively high generality, and rules are norms of relatively low generality ». (Alexy 2000 : 45). Pour sa part, Bengoetxea (1993 : 60) voit « [legal principles as] usually general statements contained in legal texts or inductively drawn from them. Because they lack a binary structure, they do not enter into logical relations (or entailment) as readily as legal rules do […] ».

249 Ce critère démontre « the ability to state precisely the situations in which the norm is to be applied, the manner of creation, perhaps in

the distinction between "created" and "evolved" norms, the explicitness of evaluative content, connection with the idea of law, or with a high legal statue, and significance for the legal order » (Alexy 2000 : 46).

250 « Principles and rules have also been distinguished by whether they are reasons for rules or rules themselves, or whether they are norms of

argumentation or norms of behaviour ». (Alexy 2000 : 46).

251 Alexy (2002 : 47).

252 « Suitability, necessity, and proportionality in the narrow sense (balance) are not balanced against other things. They do not take

precedence in one situation and not in another. Rather, the question is whether the sub-principles are satisfied or nor, and their non- satisfaction leads to illegality. Thus the three sub-principles are actually rules ». (Alexy 2002 : nbp 84).

(Alexy 2002 : 47-48 ; 2000 : 295). Ainsi, le principe de proportionnalité doit toujours être appliqué en toutes circonstances, car c’est un principe directeur qui aide à délimiter la sphère dans laquelle le législateur agit, et qui aide le juge à définir les limites des mesures extrêmes à invalider253. Alors, le

principe de proportionnalité n’est pas un principe au sens qu’Alexy donne à la notion de principe254. Néanmoins, cette conception n’enlève en rien la valeur juridique du principe de

proportionnalité, qui est un principe juridique car, dès lors que le juge trouve une norme juridique qui est disproportionnée, celle-ci est considérée comme illégale.

Par conséquent, la proportionnalité est un principe juridique qui se doit d’être appliqué de façon universelle. Mais le principe de proportionnalité comporte une dimension toute particulière car celui-ci est également inhérent aux autres principes juridiques et vice-versa (Alexy 2002 : 66).

Si les sous-principes de nécessité, et du moyen le moins restrictif, sont des facteurs d’optimisation par rapport à ce qui est légalement possible, le sous-principe de proportionnalité dit stricto sensu est un facteur d’optimisation par rapport à ce qui est factuellement possible (Alexy 2002 : 67). Optimisation doit ici être comprise de façon littérale, c’est-à-dire Pareto-optimal.

En effet, le premier sous-principe de nécessité exige que seuls les moyens, nécessaires à la réalisation des fins désirées, soient choisis. Ainsi, l’exigence de nécessité est un test d’effectivité par lequel les moyens choisis sont acceptés, seulement, parce qu’ils contribuent à la réalisation effective des objectifs. Le second sous-principe des moyens les moins restrictifs exige que seuls les moyens strictement nécessaires à la réalisation des fins soient choisis ; ce critère s’attaquant aux moyens superflus de régulations qui pourraient accroître les coûts de manière superflue. Si la production du

253 Ainsi, Bengoetxea (1993 : 187) considère justement que « principles do not provide solutions to possible cases, but rather indicate

what criteria should be taken into consideration in deciding case ».

254 Alexy, en cela, l'affirme explicitement : « The principle of proportionality is not actually a principle in the sense defined here » (Alexy 2002 : nbp 84).

droit devait être comparée à la production d’un bien, ce critère signifierait que l’exigence d’efficience productive soit posée. En effet, les objectifs juridiques sont réalisés en emportant les moyens les moins coûteux et en minimisant les ressources consommées pour atteindre les objectifs fixés. Enfin, le troisième sous-principe de proportionnalité stricto sensu exige la mise en balance des intérêts (et donc des bénéfices et coûts associés avec chacun de ces intérêts impliqués), afin que le coût marginal, créé par la limitation d’un droit particulier, soit moindre que le bénéfice marginal attendu par le changement juridique. Le bénéfice marginal peut très bien être déduit de la création de richesses sur le marché, qui est facilité par la réduction de l’intervention publique, ou par la jouissance de droits de l’Homme, qui crée une utilité plus grande que le coût marginal créé par la désutilité engendrée par la réduction de la jouissance d’un autre droit de l’Homme. Par conséquent, ce sous-principe est en lui-même l’essence même du raisonnement inhérent à l’analyse coût- bénéfices décrit plus haut.

Or, comme l’analyse coût-bénéfices le suggère, le raisonnement économique de la mise en balance des intérêts n’est pas l’optimalité au sens de Pareto (qui est inconcevable dès lors qu’il s’agit de mise en balance de coûts et de bénéfices), mais plutôt la recherche de l’efficience au sens de Kaldor-Hicks. Cette efficience se préoccupe de la maximisation des bénéfices nets (bénéfices cumulés moins les coûts cumulés), ce qui est une logique différente des deux premiers sous- principes, qui ne concourent qu’à la seule minimisation des coûts, indépendamment des bénéfices.

En cela, ces deux premiers sous-principes sont optimaux au sens de Pareto, car ceux-ci ne nécessitent pas cette mise en balance. Cependant, en ce qui concerne le troisième sous-principe de proportionnalité stricto sensu, il peut être décrit comme étant un test de l’efficience comparée dans lequel les différentes solutions efficientes, au sens de Kaldor-Hicks, sont comparées afin que la plus efficiente soit choisie parmi celles-ci. Si les deux premiers sous-principes correspondent à l’optimalité au sens de Pareto, le dernier sous-principe de mise en balance peut seulement être de

nature à promouvoir l’efficience au sens de Kaldor-Hicks, transformant dès lors le principe de proportionnalité dans son ensemble en principe promouvant l’efficience au sens de Kaldor-Hicks.

Le raisonnement sous-jacent à l’analyse coût-bénéfices, de la plupart des règles juridiques adoptées et jugées, est apparent des lors que la rationalité des moyens et des fins est soulignée. En effet, « few rules in our time are so well established that they may not be called upon any day to justify their existence as means adapted to an end » (Cardozo 1912 : 98).

Chaque fois qu’un législateur, ou un juge, cherche à atteindre un certain objectif juridique, tout en minimisant les coûts (entendus au sens large, à la fois la richesse et les désutilités) des moyens adoptés nécessairement pour cet objectif, alors le droit entre dans un processus de justification de la validité juridique, ou autrement dit, un processus de justification de la censure d’une règle juridique. Etant donné que l’analyse coût-bénéfices est le chemin le plus direct pour atteindre l’efficience économique (dans une perspective Kaldor-Hicks), il devient alors nécessaire de démontrer dès à présent que le raisonnement judiciaire européen, en ce qui concerne le droit public de la règlementation sur lequel nous nous concentrerons, tend à opérer un contrôle juridictionnel des règlementations, non seulement, avec des raisonnements formalistes et logiques, mais le plus souvent avec des arguments pratiques et conséquentialistes. En d’autres termes, l’utilisation de l’analyse coût-bénéfices par les Cours, et en particulier par la CJUE, à travers le principe de proportionnalité, permet à cette dernière d’interpréter fondamentalement le principe de proportionnalité comme principe d’efficience économique.

C’est ce que nous aborderons, après avoir entrepris une analyse comparée avec la Cour Suprême américaine de ce qui s’apparente au principe de proportionnalité dans la jurisprudence de cette Cour.

c. Proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour Suprême