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a Le pragmatisme juridique dans l’administration de la justice

Le déclin de l’approche formalisée du raisonnement judiciaire a clairement été à l’œuvre depuis la seconde moitié du XXème siècle dans de nombreuses cours, notamment dans la Cour Suprême américaine, ce qui n’est pas indépendant de l’émergence simultanée du mouvement d’analyse économique du droit. Le néo-pragmatisme juridique représenté notamment par Posner est cohérent avec ce que Grey appelle l’ordre constitutionnel répandu dans le monde entier et qui est caractérisé comme étant « liberal, pragmatic, moderately civil-libertarian and human-dignity-promoting activist judicial balancer » (Grey 2003 : 29). La recherche par le juge des meilleures conséquences d’une décision judiciaire implique une approche casuistique de la part des juges. Le juge pragmatique est celui qui crée et complète le droit en fonction des règles juridiques fonctionnant le mieux (« what works criterion » Posner 2003 : 47).

Les juges ont nécessairement une information incomplète concernant le litige en présence. De plus, la société est changeante et instable, le droit est éminemment vague et indéterminé du fait du langage juridique et ainsi est sujet à diverses interprétations102. Les décisions judiciaires

englobent des considérations politiques qui sont contingentes à une société donnée à un moment donné. Pour le pragmatisme juridique, les précédents ont une force contraignante seulement par rapport à leur utilité, leur désirabilité, sans que ceux-ci soient systématiquement obligatoires pour les juges. La désirabilité d’une cohérence avec la doctrine de la stare decisis se fonde seulement sur les conséquences attendues d’une telle cohérence. D’un autre côté, l’on doit reconnaître que « the

102 Endicott affirme que le droit est nécessairement flou, et que cette imprécision est obligatoirement dans tout droit (2001 : 189-190). Le droit comble sa propre incomplétude dans un processus continu (2001 : 197). Autrement dit, l’activisme judiciaire est non seulement nécessaire mais également souhaitable pour se préserver d’un droit arbitraire car trop précis (2001 : 191-192).

labour of judges would be increased almost to the breaking point if every past decision could be reopened in every case […] » (Cardozo 1921 : 149). Du coup, sans pour autant embrasser une doctrine formaliste des précédents systématiquement contraignants pour les juges (Dworkin 1977 : 89), il se trouve un niveau optimal de revirement de jurisprudence où les bénéfices attendus de la proclamation d’une nouvelle règle juridique sont plus importants que les coûts d’incertitude et de changement attendus par un tel revirement de jurisprudence. La certitude juridique n’est pas l’objectif principal du pouvoir judiciaire mais est seulement une considération légitime sans pour autant prévaloir sur d’autres considérations :

« [I]t is certainty’s status as an unquestioned primary goal of adjudication that is refuted. Certainty becomes a particular consideration in the context of a particular case. The question would be approached pragmatically and the impact of a decision on the community’s ability to order its affairs would be taken into consideration and addressed in the context of the circumstances of the particular case. In other words, the relevance of certainty to the case at hand would need to be expressly demonstrated » (Thomas 2006 : 250).

Du point de vue pragmatique, le dilemme, entre activisme judiciaire et justice déléguée, est un débat de peu d’utilité. Parce que seule la désirabilité des résultats importe, la préoccupation centrée sur l’institution – quel rôle du juge dans la société ? – doit céder la place à une préoccupation centrée sur le fond de la décision elle-même, quelle décision est la plus appropriée pour l’affaire présente ? La relation entre les Cours et le Parlement doit devenir, au lieu d’être une concurrence, « a fruitful partnership and interaction » (Jaffe 1970 : 75).

En tous cas, le pragmatisme juridique n’est certainement pas une révolution juridique, mais seulement l’évolution nécessaire d’un mouvement académique anti-dogmatique du droit. Etant à l’intersection entre nihilisme juridique et formalisme juridique, le pragmatisme juridique cherche à frayer une troisième voie dans laquelle l’approche casuistique sert de méthodologie, le conséquentialisme sert de cadre théorique, et le bien-être social (welfarism) est l’objectif. La

démarche pragmatique est essentiellement descriptive et explicative. A la rhétorique classique en droit associée avec une approche « top-down », le pragmatisme juridique préfère évidemment un processus « bottom-up » (Posner 1998 : 171-197). Par conséquent, le pragmatisme juridique dans la jurisprudence peut être résumé comme suit :

« Pragmatism in the sense that I find congenial means looking at problems concretely, experimentally, without illusions, with full awareness of the limitations of human reason, with a sense of the « localness » of human knowledge, the difficulty of translations between cultures, the unattainability of « truth », the consequent importance of keeping diverse paths of inquiry open, the dependence of inquiry on culture and social institutions, and above all the insistence that social thought and action be evaluated as instruments to valued human goals rather than as ends in themselves. These dispositions, which hare more characteristic of scientists than of lawyers (and in an important sense pragmatism is the ethics of scientific inquiry), have no political valence. They can, I believe, point the way to a clearer understanding of law. Law as currently conceived in the academy and the judiciary has too theocratic a cast. There is too much emphasis on authority, certitude, rhetoric, and tradition, too little on consequences and on social-scientific techniques for measuring consequences. There is too much confidence, too little curiosity, and insufficient regard for the contributions of other disciplines. Jurisprudence itself is much too solemn and self-important » (Posner 2000 : 465).

A l’abri d’influences idéologiques du fait de son indépendance, le pouvoir judiciaire se doit de justifier ses décisions de telle manière qu'elles ne soient pas sujettes à la critique d’un biais politique. Avec un « pragmatism flavored by economic analysis » (Posner 2003 : 288), une analyse économique du droit permet de tendre relativement vers davantage de neutralité par les juges pragmatiques utilisant l’analyse économique du droit comme outil scientifique dans leur raisonnement juridique103. Juger le droit avec des « economic pragmatic grounds » (Posner 2003 : 79)

permet d’atteindre une plus grande objectivité dans l’interprétation du droit. L’analyse coûts-

bénéfices, fondamentale à l’analyse économique du droit, est en soi fondamentalement pragmatique : « [cost-benefit analysis is] best taken as [a] pragmatic instrument, agnostic on the deep issues and designed to assist people in making complex judgments where multiple goods are involved » (Sunstein 2000 : 1077). Les sciences économiques, plutôt que les idéologies politiques, sont d’une grande utilité pour le juge pragmatique.

b. Le pragmatisme juridique dans l’administration de la justice