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c Proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour Suprême américaine : une perspective de droit comparé

A ce niveau, une approche comparée permet d’éclairer notre recherche d’une meilleure compréhension de l’interprétation jurisprudentielle du principe européen de proportionnalité. La jurisprudence de la Cour Suprême américaine révèle qu’il n’existe pas un tel principe en droit fédéral américain (à l’exception de la détermination des peines pénales). Cette carence peut être étonnante d’un point de vue juridique : comment une argumentation jurisprudentielle peut-elle être objectivement formulée si différents standards, se référant à la proportionnalité, s’appliquent sans que les individus ne sachent au préalable le standard applicable dans leurs situations ? De plus, comment le gouvernement peut-il justifier une règlementation, si les Cours peuvent choisir le standard de contrôle juridictionnel qu’elles désirent pour arriver à la solution juridique désirée ? Il y a là un problème de sécurité juridique et d’égalité devant la loi qui est soulevé du fait que le principe de proportionnalité, appliqué de façon cohérente dans toutes situations, permet d’éviter ces risques juridiques. Quoiqu’il en soit, en dépit du contrôle juridictionnel déconstruit, en ce qui concerne la proportionnalité des normes juridiques en droit fédéral américain, la Cour Suprême255

a su développer une jurisprudence suffisamment mature, pour que l’analyse coûts-bénéfices soit comprise dans le caractère raisonnable des règlementations, dans un sens assez proche de l’inclusion de l’analyse coûts-bénéfices dans le principe européen de proportionnalité, comme nous le démontrons maintenant.

255 Eliya et Porat (2010 : 265) se demandent : « Since the two tests, balancing and proportionality, Voirm to be analytically similar and

to perform similar functions, it is fair to ask why the treatment of proportionality is so different in Europe and in the United States. How is it that proportionality raises very little opposition in Europe, while balancing raises so much opposition and resistance in the United States ? ».

Les « due process clauses » font référence aux Vème et XIVème Amendements de la Constitution américaine qui permettent de contester l’action gouvernementale entreprise dans la sphère de la règlementation économique, entraînant une violation du droit à la vie, à la liberté ou à la propriété. Ayant connu une période d’indifférence relative entre 1937 et 1980256, le « due process »

s’est vu éclipsé de la jurisprudence de la Cour Suprême, progressivement après l’affaire West Coast Hotel v. Parrish257, s’écartant ainsi de la « common practice for [the US Supreme] Court to strike down

economic regulations adopted by a State »258.

La Cour Suprême contrôle la légalité des règlementations économiques des Etats fédérés259, de façon poussée depuis l’« ère Lochner260 » durant laquelle plus de 200 réglementations,

qu’elle a invalidées (Gunther et Sullivan 1997 : 466), firent de la Cour Suprême « a potent limitation on government’s ability to interfere with economic expectations »261. Pléthore de règlementations

économiques, restreignant la liberté de contrat, les droits de propriété et plus généralement la liberté de mouvement, furent censurées262. Dans l’affaire du Lochner, la Cour Suprême demanda,

concernant une règlementation d’un Etat interdisant le nombre d’heures travaillées dans les

256 Néanmoins, voir Giozza v. Tiernnan (148 US 657 (661)). Plus généralement, voir Hetherington (1958). 257 300 US 379 (1937).

258 Central Hudson Gas & Elec. Corp. v. Public Communities, 447 US 557 (1980), Justice Rehnquist.

259 28 USC 1257 (1952) où il est dit que « Final judgments or decrees rendered by the highest court of a State in which a decision could

be had, may be reviewed by the Supreme Court by writ of certiorari where the validity of a treaty or statute of the United States is drawn in question or where the validity of a statute of any State is drawn in question on the ground of its being repugnant to the Constitution, treaties, or laws of the United States, or where any title, right, privilege, or immunity is specially set up or claimed under the Constitution or the treaties or statutes of, or any commission held or authority exercised under, the United States ».

260 Lochner v. New York case (198 US 45 (1905)).

261 Allied Structural Steel Co. v. Spannaus, 438 US 234 (1978) Justice Brennan.

262 Williams v. Standard Oil Co. 278 US 245 (1928) ; Ribnik v. McBride 277 US 350 (1928) ; Adkins v. Children’s Hospital, 261 US 525 (1923); Coppage v. Kansas 236 US 1 (1915); Adair v. United States 208 US 161 (1908).

boulangeries : « Is this a fair, reasonable and appropriate exercise of the [police power], or is it unreasonable, unnecessary and arbitrary interference with the right of the individual to his personal liberty or to enter into those contracts in relation to labor which may seem to him appropriate or necessary for the support of himself and his family ? ». La Cour Suprême jugea que la mesure contestée était irraisonnable, après avoir exercé un contrôle qui allait plus loin que la recherche de la « mere rationality » de la mesure (Gunther et Sullivan 1997 : 470).

En d’autre termes, l’ « economic due process » préféré par la Cour Suprême signifie, en substance, que les Cours peuvent invalider les règlementations des Etats afin qu’elles puissent affirmer, comme le résume John Hart Ely (1980 : 5), que « the people’s elected representatives that they cannot govern as they’d like ». Ce point de vue s’oppose à l’approche qu’avait adoptée la Cour Suprême durant la période au cours de laquelle l’ « economic due process » a été moins influent. Ainsi, par exemple, Justice Douglas, dans l’affaire Day-Brite Lighting v. Missouri263, affirma que la Cour

Suprême ne devait pas entrer dans le débat consistant à déterminer si la règlementation en cause « offends the public welfare » et que les « debatable issues as respects business, economic, and social affairs should be left to the legislature’s margin of appreciation while the court adopt a lenient judicial approach to economic regulations ».

L’ « economic due process » comporte deux conséquences directes (Miller Struve 1967 : 1483). La première consiste à ce que le gouvernement doive compenser les individus pour toute expropriation. La seconde consiste à ce que le gouvernement doive adopter des règlementations économiques qui mettent correctement en balance les différents intérêts en présence, afin que les intérêts lésés soient moindres que ceux protégés ou renforcés, ce qui s’apparente d’un point de vue utilitariste à ce que les bénéfices dépassent les coûts.

Dans le cadre de l’« economic due process », le principe de proportionnalité peut être traduit par les différents standards de contrôle juridictionnel exercés par la Cour Suprême. En effet, la Cour Suprême n’a pas, à l’inverse de son homologue européen, développé un contrôle juridictionnel cohérent et général de la proportionnalité des mesures administratives. Ce contrôle est au contraire répandu en différents tests qui s’appliquent de façon alternative264, plutôt que de manière

cumulative, comme cela est le cas pour le principe européen de proportionnalité dans lequel chaque sous-principe doit être respecté, sinon la mesure contestée est censurée.

Par ailleurs, le principe dit de l’alternative la moins restrictive (« less-restrictive-alternative » principle) 265

correspond au second sous-principe du principe allemand ou européen de proportionnalité, comme détaillé plus haut266. De façon intéressante, la Cour Suprême a utilisé le principe de

l’alternative la moins restrictive dans un sens assez similaire à celui que la CJUE a utilisé concernant le principe de proportionnalité. En effet, la Cour Suprême a limité la portée des réglementations économiques, adoptées par les Etats, dès lors que ces règlementations influaient sur le commerce interétatique et « if reasonable nondiscriminatory alternatives, adequate to conserve legitimate local interests are available »267. Le principe de l’alternative la moins restrictive concerne en réalité le

même résultat, d’un point de vue économique, que le sous-principe du moyen le moins restrictif du principe européen de proportionnalité. En effet, cette analyse compare les gains marginaux de la mesure concernée. Cependant, le principe américain de l’alternative la moins restrictive semble

264 Voir aussi Susnjar (2010 : 155).

265 White Motor Co. v. United States , 372 US 253 (1963); Chy Lung v. Freeman (92 US 275 (1875)).

266 Le test de la « rational basis » de la Cour Suprême correspond au premier sous-principe du principe de proportionnalité en droit européen et a été introduit par la Cour Suprême avec l'affaire United States v. Carolene Prods. Co., 304 U.S. 144. Voir également Lee Optical Co. v. Williamson (348 US 483 (1955)).

267 Dean Milk Co. v. City of Madison, 340 US 361, §354 (1964). Sur la relation entre le test de la « rational basis » et le test de la mesure la moins restrictive, voir American Tel. & Tel. Co. v. United States, 299 US 232, §236 (1936).