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L’accès au prétoire européen

Chapitre 2/ La Cour de Justice et la Cour Suprême : Une Introduction Comparative

2. L’accès au prétoire européen

Dans cette section, nous allons appréhender les trois différentes voies d’accès au prétoire européen qui sont d’une importance capitale pour l’architecture judiciaire européenne, le recours en manquement au droit européen à l’encontre des Etats Membres, l’action en annulation et la question préjudicielle.

Le recours en manquement (Articles 258, 259 et 260 du TFUE) permet à la Cour de condamner, sur l’initiative de la Commission Européenne (Article 258 du TFUE) ou sur l’initiative de tout Etat Membre (Article 259 du TFUE), un Etat Membre qui aurait manqué à son obligation de respecter le droit européen. L’Etat Membre défaillant doit remédier à ce manquement en se conformant au jugement rendu par la Cour. La Commission Européenne n’a pas besoin de démontrer son intérêt à agir34. De plus, aucune règle de minimis n’est établie pour que la procédure

en manquement soit déclenchée35. Cette procédure est entendue de façon large et souffre de peu

de limites juridiques. En effet, l’exception d’illégalité de la règle par laquelle un Etat Membre a été

33 Décision 88/591 JO (1989) C-215/1, Décision 88/591. Le TPI est de facto la Cour de dernière instance dans les affaires dont il a compétence du fait du nombre peu élevé d'appels exercés à l'encontre des décisions que le TPI rend (Sonelli 1998 ; Brown 1995).

34 C-167/73, 1974, Commission c/ France.

accusé de violer le droit européen n’est d’aucun effet sur la procédure36. Aussi, l’exception de

réciprocité de la violation de règles juridiques par un autre Etat Membre n’empêche pas non plus le déclenchement du recours en manquement37, en ce que l’absence de préjudices ne saurait être une

excuse prouvant une absence de recours38. Enfin, et primordial pour apprécier la nature non-

internationale de l’ordre juridique dans lequel la CJUE opère, les contre-mesures sont inacceptables pour un Etat Membre qui estime être la victime d’une violation du droit européen de la part d’une autre Etat Membre39. Par ailleurs, le non-respect d’une décision de la Cour par

laquelle celle-ci condamne un Etat Membre déjà pour non-respect du droit européen, parce que cette décision fait partie intégrante du droit européen (secondaire), est de nature à déclencher un recours en manquement du droit européen (Article 260.2 du TFUE) avec la délivrance d’une amende assortie ou non de peine d’astreinte40.

La question préjudicielle (Article 267 du TFUE) est la procédure par laquelle la Cour répond à une question de droit soulevé par le juge national concernant l’interprétation du droit européen lors d’un procès devant toute juridiction nationale d’un Etat Membre41. Là encore, le

36 C-6/69 et 11/69, 1969, Commission c/ France ; C-226/87, 1988, Commission c/ Grèce. 37 C-325/82, 1984, Commission c/ RFA

38 C-7/71, 1971, Commission c/ France. 39 C-14/96, 1997, Paul Denuit.

40 C-387/97, 2000, Commission soutenue par le Royaume-Uni c/Grèce ; C-278/01, 2003, Commission c/ Espagne.

41 Le renvoi préjudiciel compte pour 45% des affaires présentées à la CJCE (European Court of Justice 2005 : 168) et est la procédure juridictionnelle européenne de première importance car, comme le constate justement Favret, « si tous les arrêts préjudiciels ne sont pas des grands arrêts, tous les grands arrêts (ou presque) de la Cour sont des arrêts préjudiciels » (2005 : 522). Ainsi, les juridictions nationales participent à l'élaboration du droit européen au travers des questions posées au juge européen. Les juridictions nationales ont un rôle de premier plan dans l'interprétation et l'application du droit européen ; cependant, seule la jurisprudence de la CJCE sera ici étudiée afin d'analyser le raisonnement du juge européen stricto sensu, qui seul s'exprime sur le droit européen en dernier ressort. Bien que les jugements de la CJCE au sortir d'une procédure de

juge européen entend sa compétence de façon extensive. En effet, les questions préjudicielles sont possibles pour pléthore de «juridictions» nationales comprises indépendamment de la définition nationale42. La Cour accepte qu’une juridiction nationale, ayant seulement la possibilité mais non

l’obligation de se référer à la Cour, puisse confirmer la légalité d’une norme européenne mais sans pour autant pouvoir affirmer l’illégalité d’une norme européenne43. Dans le cas d’une juridiction

nationale statuant en dernier ressort dans l’ordre juridique national, étant dans l’obligation de surseoir à statuer lorsqu’une question d’interprétation du droit européen est soulevée, le juge européen a élaboré la théorie de l’acte clair44 (et la théorie de l’acte éclairé pour les précédents

jurisprudentiels). Cette théorie permet au juge national de ne pas être obligé de surseoir à statuer au bénéfice de la Cour si l’application de la norme européenne en l’espèce n’emporte pas de doute raisonnable quant à son interprétation et/ou si l’application de ladite norme à la nature du litige a déjà fait l’objet d’une précision par la Cour. Mais, les conditions sont si strictes (notamment la condition tenant au devoir pour le juge national de comparer toutes les versions linguistiques officielles de la norme en question) que d’aucuns peut légitimement affirmer que cette théorie est irréaliste (Favret 2005 : 529), n’ayant pas de conséquences pratiques possibles pour les juges nationaux (Rasmussen 1984). Néanmoins, la procédure de la question préjudicielle constitue la voie de droit européen principale45 qui a permis à la Cour de rendre ses plus importantes décisions.

Cette procédure indubitablement participe à l’évolution du droit européen, encouragea l’uniformité

renvoi préjudiciel ne soient pas accompagnés de sanctions en cas de non-application par les juridictions nationales de ces jugements, l'effectivité de la mise en conformité du droit national avec l'interprétation donnée par le juge européen est très élevée, 96,3% des décisions de la CJCE formulées dans le cadre du renvoi préjudiciel sont appliqués (Nyikos 2003).

42 C-61/65 (1966) Vaassens-Göbbels c/ Beambtenfonds voor het Mijnbedrijf ; C-246/80, 1981, Broekmeulen ; C-109/88 (1989) HKF

i Danmark.

43 C-314/85, 1987, Foto-Frost. 44 C-282/81, 1982, Srl CILFIT. 45 European Court of Justice (1999 : 21).

du droit européen dans les ordres juridiques nationaux et apporta au droit européen l’expertise de la Cour en ce domaine (Chalmers et al. 2006 : 281).

Le recours en annulation prévu aux Articles 263, 264 et 266 du TFUE donne compétence à la Cour de contrôler la légalité du droit européen secondaire contraignant (règlement, directives, décisions) à l’aune des Traités. Cette procédure est destinée à assurer le respect de la règle de droit au niveau européen, avec des limitations de l’action publique européenne sur le fondement de critères juridiques de constitutionnalité (ou plutôt de conventionnalité stricto sensu). Les actes susceptibles d’être invalidés sont les actes juridiques contraignants émanant des institutions européennes, indépendamment de la forme et de la nature de l’acte en question46. Alors que les

institutions européennes et les Etats Membres sont des requérants privilégiés en ce qui concerne leur intérêt à agir dans le recours en annulation (ils n’ont pas à démontrer leur intérêt à agir et ont ainsi une compétence per se à agir)47, l’ouverture du prétoire aux plaignants individuels s’est révélée

être plus complexe et a été l’objet de subtiles distinctions de la part de la Cour à l’égard de ses requérants non-privilégiés jusqu’au Traité de Lisbonne de 200948. La notion de requérant

individuel recouvre à la fois les individus et les entreprises49, les entités infra-étatiques50. L'Article

263(3) du TFUE affirme que les requérants privés peuvent contester la légalité de décisions qui leur sont adressées51, peuvent contester la légalité des actes juridiques contraignants les affectant

46 C-325/91 (1993) France c/Commission ; C-22/70 (1971) AETR 47 Article 263(2) du TFUE.

48 Article 263(3) du TFUE.

49 T-161/94 (1996) Sinochem Heilongjiang v. Council, II-695.

50T-288/97 (1999) Regione Autonoma Friuli-Venezia Giulia v. Commission, II-1871.

directement et individuellement52, et peuvent contester les actes réglementaires qui les concernent

directement sans que ces actes ne soient subordonnés à des mesures subséquentes d’application. Cette nouvelle disposition du Traité pourrait permettre une plus grande acceptabilité de la possibilité pour les requérants non-privilégiés de contester les actes européens par le biais de la procédure en manquement car les actes réglementaires sont expressément nommés et du fait de l’abandon de la condition jusqu’alors exigée de l’individualité de la mesure pour que celle-ci soit contestable. Nous devons cependant attendre que la Cour élabore sa jurisprudence sur la base de ce nouvel article avant de pouvoir affirmer si un changement jurisprudentiel s’est produit, ce scepticisme est largement justifié du fait du flou subsistant concernant les actes réglementaires

52 Ces deux conditions sont cumulatives (C-69/69, 1970, Alcan Aluminium; C-25/62, 1963, Plaumann; C-6/68, 1968,

Zuckerfabrik; C-11/82, 1985, Piraki Patraiki). L'interprétation restrictive et littérale de la CJCE a été contredite un temps par le

TPICE en 2002 (T-177/01, 2002, Jégo-Quéré et Cie SA c/ Commission, II-2365). Cet arrêt affirme que les requérants ordinaires sont considérés comme directement et individuellement concernés dès lors qu'un acte juridique européen de portée générale touchait ces derniers à la fois de façon certaine et actuelle et que les droits et/ou obligations des requérants étaient modifiés afin de fournir une protection juridictionnelle effective. Cette évolution jurisprudentielle s'oppose à la formule Plaumann de la CJCE qui exige que les requérants ordinaires soient dans une situation « qui les caractérise par rapport à toute autre et de ce fait les individualise de manière analogue à celle du destinataire ». L'Avocat Général Jacobs proposa qu'un particulier soit dit individuellement concerné «par une mesure européenne lorsque la mesure nuit, ou est susceptible de nuire à ses intérêts, de manière substantielle». Cependant, la CJCE rejeta cette interprétation (C-50/00 P, 2002, UPA c/Conseil, I-6677) et ainsi, la possibilité d'une protection juridictionnelle effective car tout recours par les particuliers pour annuler la norme européenne est rendu impossible en cas d'absence de recours effectif devant le juge interne (aussi du fait de l'exclusion des particuliers d'avoir accès à la CJCE par la procédure du renvoi préjudiciel comme l'a affirmé la CJCE elle-même : C-364/92, 1994, Fluggesellschaft

c/ Eurocontrol, I-43 ; C-181/95, 1996, Biogen c/ Smithkline Beecham, I-717). L'ineffectivité d'une protection juridictionnelle

effective comme le regretta l'Avocat Général Jacobs pour des particuliers à l'encontre d'actes juridiques européens nous permet dès lors de qualifier cette solution jurisprudentielle restrictive d'inefficience car l'effectivité est la condition première à toute possibilité d'efficience économique.

désignés dans la nouvelle disposition car ils ne correspondent plus à un type d’acte juridique européen dans la nomenclature juridique européenne depuis que la Constitution Européenne de 2003 a été rejetée. De manière générale, nous pouvons affirmer que la jurisprudence européenne concernant l’accès par les requérants non-privilégiés au recours en manquement a été jusqu’ici alambiquée et s’est vue complexifiée.

L’approche restrictive de la Cour concernant l’ouverture du prétoire européen aux requérants non-privilégiés pour le recours en annulation ne saurait être légitimement justifiée pour des raisons d’efficience de la procédure décisionnelle de l’UE, comme l’Avocat Général Jacobs dans l’affaire UPA l’a affirmé, « to insulate potentially unlawful measures from judicial scrutiny can rarely, if ever, be justified on grounds of administrative or legislative efficiency ». De plus, cette isolement du droit européen secondaire d’une possible constestation de la part des requérants non-privilégiés du fait de l’interprétation restrictive qui est faite du recours en annulation est non seulement injustifié concernant l’efficience procédurale aussi minime qu’elle puisse être, mais également cet isolement est de nature à créer davantage d’inefficiences selon nous. En effet, le juge européen ignore, par sa position, les arguments soulignant les bénéfices attendus d’une dynamique évolutionnaire de la jurisprudence. Selon l’efficience évolutionnaire de la jurisprudence, un large accès aux juges rend non seulement impossible la persistance de règles juridiques illégales mais surtout encourage l’émergence de normes efficientes dégagées par les juges du fait de la propension accrue des requérants privés à contester les normes inefficientes (Priest 1977 ; Rubin 1977). Le juge européen ne permet pas jusqu’à présent qu’un grand nombre de requérants privés soient en mesure de contester une règle juridique européenne, alors même que ce sont les requérants privés qui seraient les initiateurs du plus grand nombre de recours en annulation si ces recours leur étaient véritablement ouverts, et qui pourraient ainsi accroître la probabilité et la rapidité avec laquelle les règles inefficientes seraient contestées. Par conséquent, la jurisprudence actuelle concernant l’Article 263(3) est inefficiente en elle-même car l’efficience procédurale recherchée est si minime

qu’elle ne saurait compenser les gains d’efficience empêchés du fait de la non-généralisation de l’ouverture du recours en annulation aux requérants non-privilégiés.