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b Le pragmatisme juridique dans l’administration de la justice européenne

L’importance des biais idéologiques est diminuée dans le contexte européen du fait que la Cour ne permette pas l’expression d’opinions dissidentes de la part des juges. La prise de décision judiciaire collective limite les influences idéologiques et promeut le consensualisme. L’hétérogénéité de la société européenne se traduit au sein de la Cour par la présence de juges originaires de chaque Etat Membre représentant implicitement les différents systèmes juridiques des Etats Membres104.

104 Un argument comparable est formulé par Posner (2003 : 94) pour le cas de la Cour Suprême, pourtant apparemment plus homogène que ne peut l’être une Cour supranationale telle que la CJCE : « But in the twenty-first century America there is no

alternative to legal pragmatism. The nation contains such a diversity of moral and political thinking that the judiciary, if it is to retain its effectiveness, its legitimacy, has to be heterogeneous; and its members of a heterogeneous judicial community are not going to subscribe to a common set of moral and political dogmas that would make their decisionmaking determinte » . Une analyse empirique confirme le faible

pourcentage de décisions rendues par la Cour Suprême qui le sont en rassemblant l’unanimité. En effet, entre 1975 et 2005, le pourcentage moyen de décisions unanimes varie entre 21.8% et 36% seulement. Source : Statistiques de la Harvard Law Review, citées par Posner (2008 : 50).

Le pragmatisme juridique est particulièrement adapté aux systèmes juridiques de Common Law. En cela, les marges d’appréciation du juge de la Cour Suprême et du juge européen de la Cour sont si larges, du fait de l’incomplétude des Traités ou de la Constitution américaine, que le pragmatisme juridique est pertinent pour des juges ayant à compléter ces textes et à gérer l’hétérogénéité des préférences sociales présentes au sein de leurs territoires respectifs à adjuger105.

De plus, le conséquentialisme rejoint la méthode téléologique d’interprétation juridique propre au juge européen décrite précédemment. Téléologisme, pragmatisme, conséquentialisme et recherche de l’efficience économique du droit, voilà des termes qui, s’ils ne sont pas synonymes pour autant, se rejoignent dans de grandes proportions.

Ainsi Sève a-t-il pu affirmer que « le droit économique semble d’emblée correspondre à un paradigme téléologique, donc à des appréciations pragmatiques » (Sève 2005 : 14). Or, ce conséquentialisme et la méthode téléologique partagent tous deux cette approche anti-formaliste, dynamique, qui caractérise le pragmatisme juridique.

Le pragmatisme juridique hérité de Holmes doit être repensé, prenant en compte les exigences de croissance économique et les connaissances acquises par l’analyse économique du droit, faisant de cette analyse l’outil nécessaire au sein de ce néo-pragmatisme juridique. Ainsi, le pragmatisme ancien de Holmes peut être vu, comme Grey le suggère, comme étant « relatively primitive and confused precursors of the more rigorous and sophisticated form of scientific instrumentalist jurisprudence represented by contemporary law and economics, cost-benefit analysis, and public choice theory » (Grey 1989 : 789). Ce néo-pragmatisme juridique appliqué à la jurisprudence européenne est presque

105 D’ailleurs, Mill rappellait la relativité de la définition de la notion de justice entre personnes, et plus encore entre nations :

« not only have different nations and individuals different notions of justice but, in the mind of one and the same inidividual, justice is not some one rule, principle, or maxim, but many, which do not always coincide in their dictates, and in choosing between which, he is guided either by some extraneous standard, or by his own personal predilections » (Mills cité dans Lianos 2007 : 167).

naturel car la Cour se réfère principalement à l’interprétation téléologique, et ainsi peut être familier aux juges européens. De plus, ce néo-pragmatisme juridique ayant l’analyse économique du droit comme outil méthodologique a déjà le soutien implicite de praticiens du droit européen de première importance, par exemple, il a été ouvertement suggéré par le juge Herbert Légal du Tribunal de Première Instance (Légal 2003) :

« Il conviendrait de se demander si le juge est un auditeur totalement neutre face aux écoles de pensée économique. Il ne me semble pas qu'il ait vocation à être neutre, il lui incombe d'être l'émanation de la sensibilité des États membres de la Communauté européenne et de représenter un public normalement informé. Le juge évitera de prendre part dans les querelles d'écoles de pensée économique comme de se retrouver au cœur de polémiques politiques. Il n'y a pas plus de sens à soumettre aux juridictions des décisions en matière de politique industrielle européenne au motif qu'elles ne favoriseraient pas le pouvoir de compétitivité des entreprises. Leur rôle consiste seulement à faire appliquer des règles et non à adopter des positions politiques. D'autre part, le juge se doit d'être pragmatique ; tout mode de preuve, économique ou non, est acceptable. Tout procédé de description des phénomènes économiques est recevable ».

De la même sorte, Arnull (2006 : 620-621) affirme que :

« [T]he Court’s general approach to questions of interpretation, which attracts little criticism in technical and routine cases, seems well adapted to the Community/Union context. That approach is not only attributable to pragmatic considerations concerning the nature of the materials with which the Court has to work. It is also profoundly influenced by its civil law origins and the constitutional nature of many of the problems submitted to it ».

Les juristes européens se doivent de prendre en compte le contexte (notamment économique) dans lequel les décisions de jurisprudence sont rendues, une préoccupation trop longtemps négligée comme le rappelle Estella :

« Traditionally, lawyers have tended to concentrate their analyses on the technical subtleties of EC positive law, focusing more often than not on microscopic details rather than on the macroscopic

context in which legal phenomena came about. In so doing, other factors or variables (economic, political, etc.) were neglected » (Estella 2005 : 3).

En conclusion, nous pouvons affirmer que la philosophie du droit adoptée dans notre étude se fonde sur des ancrages reconnus que sont le pragmatisme juridique dans l’administration de la justice européenne, et ayant pour méthodologie l’analyse économique du droit. Cette approche pragmatique de la jurisprudence européenne par l'analyse économique du droit en général, et par le principe d'efficience économique en particulier, est, comme nous l'enseigne la philosophie du droit, une évolution naturelle dans la recherche légitime d'une objectivisation de la pratique et de la critique du droit.