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Le pragmatisme juridique

b Le critère de la maximisation de la richesse ou l’utilitarisme Posnérien

4. Le pragmatisme juridique

Le pragmatisme considère qu’une idée ne peut seulement être comprise et estimée que par rapport à sa réalité présente et par rapport à ses conséquences futures. Le pragmatisme (du latin pragma qui veut dire action) s’oppose au dogmatisme (du latin dogma qui veut dire croyance). L’action est juge des pensées (Goyard-Fabre 1994 : 116).

L’intuition n’est ni indispensable ni ignorée dans le raisonnement pragmatique. La volonté de dépeindre une image générale du monde peut empiriquement venir confirmer ou infirmer les intuitions initiales (Kraut 1990 : 177-178). En tant que mouvement distinct, le pragmatisme a été représenté par des auteurs tels que Pierce, Dewey, Pound et Scott Schiller. Le pragmatisme est un conséquentialisme de l’action et des jugements pratiques, souhaités en eux-mêmes pour la société. Pour le penseur pragmatique, après avoir émergé de la concurrence d’idées, la vérité est l’idée la plus souhaitable pour la société à venir. La définition la plus connue du pragmatisme est celle qui a été donnée par James :

« A pragmatist turns his back resolutely and once for all upon a lot of inveterate habits dear to professional philosophers. He turns away from abstraction and insufficiency, from verbal solutions, from bad a priori reasons, from fixed principles, closed systems, and pretended absolutes and origins.

He turns towards concreteness and adequacy, towards facts, towards action, and towards power. That means the empiricist temper regnant, and the rationalist temper sincerely given up. It means the open air and possibilities of nature, as against dogma, artificiality and the pretence of finality in truth ». (James 1907).

Le pragmatisme juridique est une approche philosophique appliquée au droit. Il est dérivé du réalisme juridique, du fait qu’Oliver Wendell Holmes98 et Benjamin Cardozo sont souvent

décrits comme étant des juristes pragmatiques. Cardozo affirma ainsi : « I am thinking of the end which the law serves, and fitting its rules to the task of service […] The juristic philosophy of the Common Law is at the bottom the philosophy of pragmatism » (Cardozo 1921 : 102). Le pragmatisme juridique a acquis « a practical connotation by colluding […] with the utilitarianism of John Stuart Mill » (Goyard-Fabre 1994 : 117). Ainsi, le pragmatisme juridique est essentiellement instrumental et utilitariste. Grey résume cette double caractéristique en ces termes :

« To apply the central pragmatic tenets to law means to treat it as a practical enterprise in two senses. First, law is constituted of practices-contextual, situated, rooted in custom and shared expectations. Second, it is instrumental, a means for achieving socially desired ends, and available to be adapted to their service. The first point, about practice and context, suggests the perspective of the historical school of jurisprudence; the second or instrumental point suggests Benthamite utilitarian positivism » (Grey 1989 : 805).

En ce qui concerne le pragmatisme juridique contemporain99, ou néo-pragmatisme

juridique, il est représenté par des juristes tels que Ferber, Justice Breyer, Sunstein, et de façon

98 Grey (1989).

détaillée par Posner. Un juriste pragmatique est le plus souvent influencé à la fois par la science (et particulièrement les sciences économiques) et par le libéralisme classique (Posner 1998 : 394).

Le fondamentalisme dans le droit prétend saisir la vérité absolue concernant la connaissance du droit (Thomas 2006 : 76). C’est essentiellement contre cette prétention que le pragmatisme juridique opère, et pour lequel la recherche des meilleures conséquences sociales par les règles juridiques est la préoccupation principale. Par conséquent, le conséquentialisme du pragmatisme juridique est l’antithèse du Kantisme juridique reprise par certains philosophes contemporains du droit. Le formalisme juridique perçoit le droit comme un corps de règles et principes juridiques prédéfinis par lesquels le raisonnement juridique concret s’opère par le biais d’une logique déductive. Le pragmatisme juridique, pour sa part, est naturellement anti-formaliste et rejette les arguments juridiques d’autorité. Etant davantage une dénomination générique qu’une théorie unitaire du droit, le pragmatisme juridique a diverses tendances en son sein, et ainsi un paradigme juridique que nous pensons être revigoré avec la méthode de l’analyse économique du droit.

Le pragmatisme juridique ne se destine pas, de manière assez originale, « to lead in a straight line to a philosophy of adjudication any more than it leads in a straight line to liberal democracy » (Posner 2003 : 47). Si le pragmatisme juridique peut parfois être considéré comme étant « banal », c’est précisément de cette réticence qui est celle du pragmatisme juridique de construire « a Grand Theory of law » (Grey 1989 : 814). Cependant, d’aucuns peuvent légitimement récuser cette réticence à toute théorisation du pragmatisme juridique, étant donné que « practice divorced from theory is necessarily directionless, and theory divorced from practice is necessarily unrealistic » (Thomas 2006 : 23). Ainsi, le pragmatisme juridique trouve une solution à mi-chemin entre théorie et pratique qui est celle d’affirmer que la formulation d’une théorie générale du droit est inutile, seule la compréhension empirique, expérimentée des règles juridiques, n’a de valeur, et ainsi propose un cadre théorique

dans lequel l’expérience et l’empirisme sont les axiomes du conséquentialisme du pragmatisme juridique.

En Europe, le pragmatisme juridique est né dans les années 20 à partir de l’Espagne avec Quintiliano Saldaña (1926) qui définit le pragmatisme juridique comme étant « essentiellement une doctrine des résultats et de l’efficacité » (cité dans Duguit 2008 : 144). Pour Saldaña, la critique pragmatique détermine non seulement le coefficient effectif de réalité mais également le coefficient efficace de réalisation (Duguit 2008 : 127). A partir de Saldaña, un lien entre le pragmatisme juridique et l’utilitarisme a pu être établi. En effet, « l’utilitarisme est un positivisme d’une manière éthico-juridique, combiné avec le calcul des retours…c'est le pragmatisme juridique » (Saldaña cité dans Duguit 2008 : 133).

En France, François Gény et Léon Duguit seront qualifiés de pragmatiques (bien que ceux- ci réfutent ce terme). Duguit a enseigné le pragmatisme juridique et peut être dit pragmatique bien que sa méthode de l’était pas (Simon Gilbert dans Duguit 2008 : 36)100. La conception duguiste du

droit, Elliot l’affirme (1927 :2), est à mettre relation avec la philosophie pragmatique de Dewey. Duguit a écrit que le pragmatisme juridique comporte « cette proposition : tout concept est contingent à la réalité en cela qu’il y a une efficacité sociale et morale dans ce concept » (Duguit 2008 235). Duguit a critiqué les excès des abstractions juridiques de la même manière avec laquelle Posner a écrit :

100 Ainsi, Simon Gilbert (Duguit 2008 : 33) fait remarquer qu’en « 1917, Harold J. Laski […] écrivait : « the pragmatic

philosophy of law at which, in the last ten years, Dean Pound has so earnesstly labored is, at least in its large outlines, consistent with M. Duguit’s conclusions ». En 1939, Milorad Simonovitch a également souligné que « Duguit entend fonder sa théorie du droit et de

l’Etat sur l’empirisme et le pragmatisme ». En 1959, André-Jean Boyé notait […] que Duguit « aimait à affirmer son pragmatisme comme il aimait à affirmer son réalisme » […] tandis que Christelle Schaegis a affirmé que « Duguit se rattachait à un courant intellectuel peu connu en France : le pragmatisme juridique ». Enfin, Frédéric Rouvillois a écrit pour sa part que Duguit témoigne d’un « farouche pragmatisme juridique » ».

« [A]bstraction as a tool of empirical science is very different from abstraction as a stopping point, which is the kind of abstraction one encounters in most moral philosophical, and legal theory. The economist who uses a highly stylized, descriptively unrealistic model of « rational man » to predict the response of, say, the demand for cigarettes to a rise in the cigarette tax is employing abstraction to guide empirical inquiry. What would be unpragmatic in an economist would be indifference to the result of the inquiry, ignoring his theory’s refutation by data » (Posner 2003 :77).

En bref, le pragmatisme juridique peut être décrit comme étant « practice, instrumental, forward-looking, activist, empirical, skeptical, anti-dogmatic, experimental » (Posner 1998 : 11). La vision instrumentale du droit qui est présente dans le pragmatisme juridique, est également présente dans le réalisme juridique et l’école de la Libre Recherche Scientifique. Cet instrumentalisme du pragmatisme juridique se voit renforcé par l’analyse économique du droit.

Rorty écrit à propos du pragmatisme juridique de Posner101 que l’utilisation du

raisonnement scientifique dans l’appréhension des décisions judiciaires « has demythologized judicial decision-making » (Rorty 2007 : 922). Parce que le pragmatisme juridique inclut en son sein une approche dynamique du droit, les sciences économiques se voient par principe accorder, parmi le recours à d’autres sciences sociales, une place particulière dans l’éclairage des effets souhaitables ou non des règles juridiques. L’analyse économique du droit comme outil méthodologique du pragmatisme juridique devient évident : si l’approche économique du droit ne saurait constituer le contenu entier du pragmatisme juridique (Posner 1998 : 404), cette approche économique est intrinsèque à tout pragmatisme juridique.

101 Posner fait une différence entre son pragmatisme et le conséquentialisme, avant de noter que l’utilitarisme est une forme de conséquentialisme qui partage des caractéristiques du pragmatisme. Toutefois, Posner reconnaît que dans l’opposition entre déontologie et conséquentialisme, le pragmatisme est évidemment proche du conséquentialisme (Posner 2003 : 65). Nous ne ferons pas cette (trop) subtile distinction entre le pragmatisme juridique et le conséquentialisme.