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Sous-section 3 Méthodologie applicable à la petite échelle

Encadré 1. Terrains d’expérimentation

Notre thèse consiste à montrer que la monnaie ne peut être réduite uniquement à un moyen de paiement, mais possède des attributs sociaux dont le plus remarquable est d’établir un lien avec la société pensée comme une totalité sociale. Nous avons testé cette hypothèse de travail sur trois terrains d’expérimentation : les systèmes d’échange local (SEL), les représentations de l’argent chez les populations pauvres et la finance solidaire en France.

les systèmes d’échange local

Notre travail sur les systèmes d’échange local qui s’est intégré à une recherche collective dirigée par Jean-Michel Servet, nous a conduit à mener des enquêtes à Lyon et dans le Nord de la France. Ce travail a débouché notamment sur la rédaction d’un ouvrage collectif publié au Seuil début 1999 et intitulé : Une

économie sans argent : les SEL. Nous nous sommes concentré plus particulièrement sur la compréhension

des mécanismes d’insertion (médiatisée par la monnaie) en vigueur au sein des SEL. Nos enquêtes et publications sont plutôt orientées dans ce sens et ont également alimenté la réflexion sur le point suivant.

les représentations de l’argent dans les populations pauvres

Nos réflexions sur l’argent pensé comme un lien social ont été alimentées dans un premier temps par la participation à un travail d’enquête commandé par la Mission recherche de la Poste (Paris). Nous avons coanimé deux tables rondes autour du thème, La Poste et le passage à l’euro pour les populations

pauvres. Plusieurs interventions auprès de travailleurs sociaux et des interventions à des colloques

133 « Il fut un temps, qui n’a pas disparu, où les professeurs d’anthropologie demandaient aux chercheurs de

‘n’avoir aucune idée’ avant d’aborder l’étude d’une société, comme si l’esprit pouvait redevenir la table rase qu’il n’a jamais été » (Maurice Godelier, p. 8, dans l’avant propos à Robert Cresswell et Maurice Godelier, 1976).

134 Le Chapitre 4 sur la « petite économie » dresse le cadre général de ces stratégies de survie. Les chapitres

5 (sur les systèmes d’échanges local), 6 (crédit populaire) et 7 (finance solidaire) témoignent d’initiatives où le crédit et plus généralement la finance (au sens de relation créancier/débiteur) sont pensés comme le moyen de retrouver le premier étage de la maison braudélienne.

135 De nombreux récits sur la pauvreté, y compris autobiographiques (Orwell, Hoggart) sont présents dans la

littérature. Pour comprendre la vie des personnes touchées par la pauvreté au XIXe siècle, André Gueslin a recours au témoignage des romanciers (Voir André Gueslin, 1998, p. 51 sq.)

(notamment le colloque organisé en septembre 1998 par l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris : Les

sciences sociales et l’argent) ont permis d’affiner notre recherche.

La participation à un projet impliquant une dizaine d’associations de Vaulx-en-Velin et visant à la création d’un marché local des savoir-faire féminins nous amène à approfondir cette problématique des représentations de l’argent. Nous avons eu en charge de présenter à des collectifs associatifs l’intérêt d’un tel projet en terme d’insertion, en insistant ici également sur le caractère éminamment socialisateur des échanges monétaires.

la finance solidaire en France

Un autre large volet de notre travail nous a conduit à mener des enquêtes sur la finance solidaire en région lyonnaise et parisienne notamment. Cette étude s’est déroulée à partir de 1996 au sein du programme de l’Agence Rhône-Alpes des Sciences Sociales et Humaines (ARASSH) intitulé Exclusion,

finance et médiation sociale. Une quarantaine d’acteurs d’organismes de finance solidaire ont été

rencontrés. Ce champ de recherche relativement peu exploré en France, à ce jour, nous a permis de faire partie du groupe d’experts chargés par le Bureau International du Travail de procéder à l’analyse du cas français au sein du programme d’action sur « la micro-finance dans les pays industrialisés : la création d’entreprises par les chômeurs ». Ce travail, actuellement en cours, s’appuie également sur les informations rassemblées dans le cadre d’un colloque que nous avons coorganisé à la Bibliothèque Municipale de Lyon en janvier 1998 intitulé Actions médiatrices, épargne et crédit solidaire dans la lutte contre l’exclusion. Plus de 150 personnes étaient présentes et les interventions ont impliqué des chercheurs canadiens, des cadres de banques du secteur coopératif, des représentants d’organismes impliqués dans des actions de microfinance en France (dont la Fondation de France, la Caisse des Dépôts et Consignations, La Poste, etc.), des universitaires et représentants d’organismes internationaux (BIT). Cette manifestation a été suivie par une journée sur la microfinance en Rhône Alpes que nous avons organisé en janvier 1999 et qui a rassemblé une quarantaine d’acteurs locaux œuvrant dans ce domaine.

Nous préparons un autre colloque sur ce thème pour février 2000 à Vaulx-en-Velin en partenariat avec la Ville de Vaulx-en-Velin, l’Ecole d’architecture de Lyon et l’Ecole Nationale des Travaux Publics de l’Etat (ENTPE). Ce colloque s’intitule Création d’entreprise, création d’activité : dynamisme et

financement de la petite économie locale et vise à explorer les pistes de réflexions apportées par les

initiatives de finance solidaire.

Les contributions à ces différentes manifestations ainsi que les contacts pris lors des enquêtes alimentent un rapport annuel que nous coéditons. Le premier volume du rapport Exclusion et liens

financiers est paru en 1998 chez AEF/Montchrestien, le second en 1999 chez Economica. Un troisième est

en préparation. Il bénéficiera des contributions au colloque de février 2000.

De nombreuses enquêtes qualitatives ont été menées pour une meilleure connaissance des phénomènes de pauvreté et d’exclusion136. Le reproche que l’on peut faire, en général, à ce type d’enquête, est un caractère anecdotique et un manque de représentativité. Cette faiblesse est scientifiquement une force au sens où la méthode et les résultats sont continuellement rediscutés puisqu’ils sont, du fait de leur nature intrinsèque, sujets à caution. Une technique propre à l’enquête qualitative est le récit de vie.

Les récits de vie, dont nous appréhendons toutes les limites137, sont le produit

136 On retient tout particulièrement l’enquête du CREDOC pour le compte du Conseil Economique et

Social, 1995.

137 Il faut ainsi préférer le terme « récit de vie » à celui d’« histoire de vie » de manière à toujours garder à

d’entretiens à mener avec les personnes. L’entretien, « utilisé pour étudier les faits dont la parole est le vecteur »138, parce qu’il fait intervenir la subjectivité de l’informant139, peut

être considéré comme étant peu fiable pour collecter des informations. La subjectivité de l’informant fausse l’exactitude de certaines informations recueillies. Cependant la technique de récit de vie apporte une « richesse du détail et [une] masse d’informations nouvelles »140 et des informations de première main. Pour réduire en partie le biais de la subjectivité il convient d’établir des relations de confiance avec l’informant, de manière à ce qu’il ne masque pas sciemment certaines informations.

Pour renforcer la confiance de l’informant il convient d’établir un « contrat d’entretien » de manière à ce que les rapports entre l’enquêteur et l’informant reposent sur des rapports réciprocitaires141. En effet, « si la relation d'enquête se distingue de la plupart des échanges de l'existence ordinaire en ce qu'elle se donne des fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu'on fasse, une relation sociale »142.

Tout en prenant soin d’éviter « les deux écueils les plus courants auxquels se heurtent les études sur les milieux pauvres : l’excès de sentimentalisme et la simplification grossière »143, il convient de préciser notre approche des phénomènes de pauvreté et d’exclusion. Cette approche constitue le biais par lequel nous comprenons et rendons compte de ces phénomènes. L’objet étudié ainsi que le niveau auquel nous nous situons pour cette étude induisent un type d’approche particulier.

Lors de l'entretien, de l’échange, il y a confrontation de deux points de vue, deux représentations de l'objet de l'enquête : celui de l'enquêteur et celui de l'enquêté. La relation entre les deux souffre d'une dissymétrie au niveau des représentations mais aussi au niveau du pouvoir (l'enquêteur maîtrise la connaissance ce que leur jalousent souvent les enquêtés qui interprètent les questions pour déterminer le fin mot de l'enquête afin de pouvoir se positionner soit en se conformant à la demande soit en s'opposant à celle-ci) et

histoire personnelle n’est pas forcément totalement en rapport avec le récit qu’il en fait (voir Ababacar Dieng, 1998, p. 3).

138 A. Blanchet et alii, 1987, p. 85.

139 Nous empruntons le terme à Oscar Lewis ([1961] 1993) pour ne pas utiliser celui, fortement connoté,

d’« informateur »

140 Commentaire de Soleil Hopi (autobiographie d’un chef indien recueillie par Leo Simmons en 1942) par

Claude Levi-Strauss dans l’Année Sociologique, cité par Marc Gonseth, Nadja Maillard, 1987.

141 Voir Ababacar Dieng, 1998, p. 34 sq.).

142 Pierre Bourdieu, 1993, p. 904 (souligné par l’auteur). 143 Oscar Lewis, [1961] 1993, p. 14.

de la position sociale (en matière de capital culturel). Toute la difficulté est la réduction de la violence symbolique qu'implique ce faisceau de dissymétries.

Afin d'établir une communication « non-violente »144 il s'agit de réduire les

différences, d'instaurer la confiance, par la proximité (proximité sociale et/ou familiarité). La familiarité permet de passer du vous/nous au tu/on ; l'observateur s'implique, s'identifie. Le danger est que l'enquêté, en identification complète avec l'enquêteur passe sous silence ce qui va de soi (des choses qui paraissent évidentes).

« Toute interrogation se trouve donc être située entre deux limites sans doute jamais atteintes : la coïncidence totale entre l'enquêteur et l'enquêté, où rien ne pourrait être dit parce que, rien n'étant mis en question, tout irait sans dire ; la divergence totale, où la compréhension et la confiance deviendraient impossibles »145.

La neutralisation des dissymétries ne passe pas par une démarche d'identification, de projection de soi en autrui. Pierre Bourdieu pose que « comprendre et expliquer ne font qu'un »146. Une démarche réfléchie de compréhension de l'autre repose sur la

« maîtrise [...] des conditions sociales dont il est le produit : maîtrise des conditions d'existence et des mécanismes sociaux dont les effets s'exercent sur l'ensemble de la catégorie dont il fait partie (celle des lycéens, des ouvriers qualifiés, des magistrats, etc.) et maîtrise des conditionnements inséparablement psychiques et sociaux associés à sa position et à sa trajectoire particulières dans l'espace social »147.

Comme de nombreux rapports sociaux, l'entretien possède une dimension affective Pierre Bourdieu s'appuie sur celle-ci pour aller encore plus loin dans la compréhension.

« L'entretien peut être considéré comme une forme d'exercice spirituel, visant à obtenir, par l'oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres […]. La disposition accueillante, qui incline à faire siens les problèmes de l'enquêté, l'aptitude à le prendre et à le comprendre tel qu'il est, dans sa nécessité singulière, est une sorte d'amour intellectuel »148.

Cet « amour intellectuel » rencontre fréquemment un besoin de communiquer, de s'expliquer (et parfois de s'auto-analyser) notamment de la part d'individus qui n'en n'ont pas souvent l'occasion.

Au-delà des apparences du discours, pour saisir les structures invisibles qui 144 Pierre Bourdieu, 1993, p. 905. 145 Pierre Bourdieu, 1993, p. 909. 146 Pierre Bourdieu, 1993, p. 910. 147 Pierre Bourdieu, 1993, p. 910. 148 Pierre Bourdieu, 1993, pp. 912-914.

l'expliquent, l'engagement personnel est indispensable car c'est grâce à lui que l'interlocuteur va constituer son raisonnement (au-delà de ses propres prénotions). Chercher à comprendre l'autre lui donne la confiance et le temps de se comprendre lui- même. Ainsi « les instruments les plus efficaces de l’anthropologiste sont la sympathie et la compassion envers les gens qu’il étudie »149. Ces attitudes sont, semble-t-il, indissociables d’une approche à petite échelle. C’est peut-être ici que se trouve la principale limite de cette technique de recueil de données. Avoir conscience des limites d’une technique de recueil de données permet de réduire ses effets distordants :

« Le rêve positiviste d'une parfaite innocence épistémologique masque en effet que la différence n'est pas entre la science qui opère une construction et celle qui ne le fait pas, mais entre celle qui le fait sans le savoir et celle qui, le sachant, s'efforce de connaître et de maîtriser aussi complètement que possible ses actes, inévitables, de construction et les effets qu'ils produisent tout aussi inévitablement »150.

149 Oscar Lewis, [1961] 1993, p. 24. 150 Pierre Bourdieu, 1993, p. 905.

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