• Aucun résultat trouvé

Sous-section 4 Les hiérarchies de valeurs

Ces réflexions sur la consommation donnent à penser que si celle-ci peut caractériser

29 George Bataille, [1949] 1995, p. 60.

30 George Bataille, [1949] 1995, p. 107. Voir aussi Jean Baudrillard, 1970. 31 Thorstein Veblen, [1899] 1978, p. 27.

un groupe ce n’est pas uniquement selon des motivations d’ordre rationnel visant à satisfaire des besoins physiologiques. Consommer est un acte social qui reflète des valeurs propres à chaque groupe : « Consumption is an active process in which all the

social categories are being continually redefined »33. Dans cette perspective, l’acte de

consommer s’apparente moins à la satisfaction des besoins physiologiques qu’à la nécessité de signifier l’appartenance à un groupe34.

Les comportements de consommation décrits plus haut sont considérés comme irrationnels selon une grille de lecture très particulière qui est celle de l’utilitarisme. Cette grille de lecture caractérise un comportement rationnel en finalité (zweckrational) que Max Weber décrit comme étant l’attitude de celui qui met en balance la fin recherchée, les moyens mis en œuvre pour l’atteindre et les conséquences subsidiaires qui peuvent découler de l’action. La personne agissant de manière rationnelle en finalité « n’opère ni par expression des affects (et surtout pas émotionnellement) ni par tradition »35. Si l’on ne peut réduire les comportements de consommation à des motivations rationnelles en finalité comment peut-on les caractériser ? Nonobstant la rationalité en finalité, Max Weber souligne36 que l’activité sociale peut être aussi déterminée par des aspects émotionnels (la publicité joue beaucoup sur cet aspect afin d’orienter la consommation), par des habitudes, la tradition (« on n’achète que Peugeot/Renault/Citroën dans la famille ») et enfin par un comportement rationnel en valeur (wertrational).

Nous avons vu que les hiérarchies de valeurs caractérisent un groupe et qu’elles se révèlent notamment par la consommation. Celle-ci trouve la justification de sa rationalité dans son objet qui est de mettre en avant les valeurs d’un groupe et de ce fait de consolider son identité. Ainsi Maurice Halbwachs explique que l’usine désocialise les ouvriers. Ils n’y trouvent aucun contact social étant isolés les uns des autres par la solitude du travail à la chaîne. Par conséquent son besoin d’appartenance à un groupe sera comblé ailleurs lors du repas familiale par exemple :

« [L’ouvrier] n’obéit pas à l’instint animal (le plus remarquable) qui porte la mère à assurer la subsistance de ces petits, mais au besoin social d’assurer à sa famille (où il se confond) et de lui conserver sa place et son rang dans la société [...]. Un certain niveau de consommation,

33 « consommer est un processus actif au sein duquel les catégories sociales se trouvent sans cesse

redéfinies » ( Mary Douglas, Baron Isherwood, [1979] 1996, p. 45).

34 Voir Mary Douglas, Baron Isherwood, [1979] 1996, p. 38 sq et 118 sq. 35 Max Weber, [1922] 1995, p. 57.

l’habitude d’une alimentation à la fois aussi régulière et variée que possible, où les aliments de qualités diverses se trouvent en des proportions définies, servent le mieux à entretenir dans le groupe domestique le sentiment de sa situation sociale »37.

Un autre lieu de socialité pour les ouvriers est la rue. Maurice Halbwachs la décrit avec force détails38 comme le contrepoids de l’usine dans laquelle les ouvriers se situent « hors de la société »39. La rue permet aux ouvriers de se rassembler par petits groupes ou en foule, pour discuter, assister à un spectacle ou regarder les vitrines. Ce désir de se retrouver en commun a, bien entendu, des implications sur la consommation ouvrière. Maurice Halbwachs remarque que les enquêtes de la consommation des ouvriers révèlent un détail frappant. Il observe que, contrairement à la loi d’Engel, la part du revenu consacrée au logement ne reste pas stable lors d’une augmentation de revenu et a même tendance à diminuer au profit de la part consacrée aux vêtements et aux « autres dépenses ». Pourquoi les ouvriers ne cherchent-ils pas à améliorer leur logement quand leur revenu augmente, ce qui semblerait un comportement rationnel ? Ce comportement rationnel en finalité se heurte à un comportement rationnel en valeur qui est tout autre : les ouvriers privilégient des dépenses sociales susceptibles de renforcer leur appartenance au groupe et « sacrifient le logement aux vêtements, aux distractions, à tout ce qui les met plus étroitement en contact avec les groupes de la rue et de leur classe »40.

Consommer permet d’affirmer, de renforcer son appartenance à un groupe. Or le manque d’argent et les comportements de rétention qu’il implique41 contribue à couper ou du moins à fragiliser les liens avec le groupe.

Nous avons vu précédemment que consommer permet non seulement de satisfaire des besoins physiologiques mais souvent de se positionner socialement. Comment dès lors obtenir l’argent nécessaire pour consommer quand les revenus que l’on obtient ne permettent que de maintenir son activité physiologique ? Comment justifier le fait que des personnes se voient accorder un revenu (que l’on qualifie de minimum social alors que les minima sociaux n’autorisent de par leur montant aucune consommation

37 Maurice Halbwachs, [1912] 1970, p. 422. 38 Maurice Halbwachs, [1912] 1970, p. 447 sq. 39 Maurice Halbwachs, [1912] 1970, p. 450. 40 Maurice Halbwachs, [1912] 1970, pp. 444-445. 41 Voir supra Section 1, Sous-section 1 de ce chapitre.

sociale — culturelle, relationnelle, etc.) qui va certes leur permettre de survivre mais en aucun cas permettre de se positionner socialement ? Plus généralement c’est la question de l’accès au crédit pour les populations pauvres que nous poserons dans la section suivante.

S

ECTION

2.L’

ACCES AU CREDIT OU COMMENT CONSOMMER SANS

ARGENT

?

Sous-section 1. La question de l’accès au crédit et le Crazy George’s

Outline

Documents relatifs