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Sous-section 1 Du profane au sacré

Paragraphe 1. La dette un concept économique ?

La dette est consubstantielle à l’économie. Au XVIe siècle, des marchands viennent de toute l’Europe pour se réunir à Lyon lors des foires de paiement10. Les tireurs de lettre de change partent en quête des tirés. Créanciers et débiteurs règlent leurs comptes dans une vingtaine de monnaies après que les taux de change aient été définis en commun. Les débiteurs honorent leurs dettes en sollicitant sur la foire leurs propres débiteurs. Pour régler le solde on peut avoir recours à l’emprunt. Plus rarement le règlement se fait en espèces (moins de 5% du total). De nos jours aussi la circulation de dettes assure le bon fonctionnement de l’économie. Les banques compensent entre elles leurs débits et crédits d’une façon similaire aux marchands des foires de Lyon. Les lettres de change sont maintenant appelées des chèques. Pour les entreprises, le crédit (l’endettement donc) permet l’investissement, la projection dans l’avenir. L’endettement des entreprises baisse depuis 1993 (date à laquelle il était revenu au niveau de 1978 après une période de forts investissements), ce qui peut être analysé comme une mesure de précaution : « probablement pour limiter leur sensibilité cyclique, leur risque de faillite,

9 L’expression est d’Alain Caillé, 1994a, p. 221. 10 Voir Lucien Gillard, 1997.

les entreprises françaises souhaitent réduire leur taux d’endettement »11. Il est vrai que le crédit doit être remboursé avec intérêt, ce qui a un coût. Indépendamment de celui-ci, la dette ne peut être reportée indéfiniment sous peine de susciter la méfiance. Sans confiance plus de nouvel emprunt possible et il ne reste plus qu’à rembourser ou faire faillite. Cette logique vaut pour les entreprises, les ménages12 et les Etats. Ces derniers doivent se plier à des politiques d’austérité y compris parfois en devant faire face à un service de la dette de l’ordre de 50% des importations nationales13.

Paragraphe 2. Dettes et relations sociales

En définitive, si le crédit permet de se projeter dans l’avenir cela n’est pas sans coût. La dette est largement intériorisée comme une contrainte. Pour autant cette logique comptable n’est pas propre à toutes les formes d’échanges. Il est possible de concevoir la dette, le déséquilibre, comme porteur de relations sociales, l’aspect contraignant étant très secondaire. Dans son étude d’un club de moto, menée au début des années quatre-vingts dans une petite ville du centre de la France, François Portet14 souligne l’importance de la dette dans les relations entre les motards. Les crédits négociés entre motards lors de la vente d’une moto se différencient des crédits bancaires par la personnalisation de la relation ; la confiance repose uniquement sur la parole donnée. Les positions de créanciers et débiteurs changent à mesure que les motos sont achetées et vendues entre les membres du groupe : « de nombreux individus sont ainsi pris dans un réseau, avec des situations de remises ou d’échanges de dette, lorsque les motos circulent plus rapidement d’un membre à l’autre que la dette ne s’éteint »15. Le fait d’emprunter au sein du groupe s’explique souvent par la difficulté d’accès aux crédits bancaires (contrainte qui semble partagée par un grand nombre des membres du club du fait de situations professionnelles précaires). De toutes façons un crédit bancaire obtenu est fréquemment remboursé par anticipation lors de la vente de la moto, ces objets (hautement symboliques) étant régulièrement changés. Ainsi les relations financières uniquement en direction des banques sont rares au profit de relations de crédit et de dette au sein du groupe. Ces

11 Patrick Artus, 1998, p. 157.

12 Pour le problème du surendettement des ménages voir le Chapitre 3.

13 Cas du Brésil pendant les années quatre-vingt. Voir Bernard Maris, 1992, p. 336. 14 François Portet, 1994.

pratiques mêmes si elles occasionnent des conflits restent la norme : « on peut également remarquer que les individus qui s’abstiennent de telles pratiques sont aussi ceux qui sont mal intégrés »16. La circulation des dettes monétaires soude le groupe17. C’est un constat

fait également par Jean-François Laé et Numa Murard dans la cité de transit qu’ils ont étudié18. Dans ces cas le remboursement n’est pas une fin en soi ; renouveler les dettes est un garant du maintien des rapports sociaux. Cela ne signifie pas pour autant une absence de comptabilisation. Cette dernière n’a pas vocation à atteindre l’équilibre, l’équivalence, ou alors seulement temporairement. Lorsque l’on est invité à dîner le présent que l’on aura soin d’apporter (vin, fleur, etc.) n’a pas pour objet d’éteindre la dette. Il n’est pas question d’évaluer le montant du repas et de le « payer » en fleurs. Le cadeau vise à éteindre une partie de la dette en attendant d’obliger à son tour par une invitation ultérieure. « Il faut rendre plus qu’on a reçu. La ‘tournée’ est toujours plus chère et plus grande »19. Il est même des situations où l’on ne cherche pas à être quitte de la dette, ce que Jacques Godbout caractérise comme un état d’endettement mutuel positif20. « Dans ces relations, on ne rend plus, on donne seulement ; ou au contraire on est toujours en train de rendre, l’important ici étant que la différence entre rendre et donner s’estompe et n’est plus significative »21. Cet état rend compte de la circulation des biens et services dans la famille et repose sur les liens de parenté : « si ma petite sœur que j’adore venait manger chez moi le reste de sa vie et ne m’invite jamais [...] ça ne me dérange pas [...] elle est là, je l’aime, je n’ai pas besoin qu’elle m’invite »22. La dette est le moyen de poursuivre la relation. Donner en retour ne vise pas à éteindre la dette mais à souder encore plus la relation par une dette inverse. De même la dette de vie contractée auprès de ses parents ne pourra jamais être remboursée. La dette dépasse ainsi le champ du

16 François Portet, 1994, p. 120.

17 Serge Latouche illustre parfaitement ce phénomène dans la société africaine à travers l’étude d’une

banlieue de Dakar (le Grand Yoff) : « Tout ce qui est reçu est placé immédiatement à l’intérieur du réseau, qu’il s’agisse de denrées ou d’argent, soit parce que qu’il est dû, soit parce qu’on anticipe la nécessité d’avoir à emprunter, soit aussi, et dans tous les cas, parce qu’on aime à faire profiter ses proches de ce que l’on vient de recevoir et qu’on cherche à leur faire plaisir. On est très conscient qu’un bienfait n’est jamais perdu. L’attitude générale est le sentiment de devoir beaucoup à ses reliés plutôt que celui d’être un créancier qui se fait toujours avoir » (Serge Latouche, 1997, p. 411).

18 Jean-François Laé et Numa Murard, 1985. Voir le chapitre suivant pour une analyse détaillée. 19 Marcel Mauss, [1923] 1995, p. 259.

20 Voir Jacques Godbout, 1994, p. 209 sq. 21 Jacques Godbout, 1994, p. 210.

22 Jacques Godbout, 1994, p. 210, extrait d’entretien mené par l’auteur, la question étant « est-il important

comptable et a fortiori de l’économique.

Paragraphe 3. Les racines de la dette

La non-équivalence des échanges et leur non-simultanéité entraînent la dette, le cas contraire (simultanéité et surtout équivalence des échanges) caractérisant l’échange marchand. La dette découle d’un don. Le contre-don (qui n’a pas vocation à éteindre le don mais à inverser l’obligation et/ou à poursuivre la relation23) s’inscrit dans le temps : « le don entraîne nécessairement la notion de crédit [donc de dette] »24. Revenons à notre réflexion précédente sur les parents et plus généralement les ancêtres. Ils nous ont fait don de la vie, une vie que l’on ne pourra pas payer en retour. Cette dette ne s’éteint pas avec leur mort et nous devons la porter durant notre existence et l’honorer de diverse façon : en perpétuant la famille par une descendance, en fleurissant les tombes, en faisant vivre la mémoire des disparus, etc.

Ces pratiques caractérisent notamment les sociétés humaines fonctionnant sur un principe holiste mais survivent dans les sociétés occidentales. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les comportements des personnes ayant hérité. « L’héritage, cadeau empoisonné, n’est autre que ce sentiment de dette, brusquement ravivé après des années de sommeil, voire d’oubli »25. Nous ne nous sentons pas complètement libre des dettes contractées auprès des ancêtres et des dieux. S’acquitter de cette dette passe par un don à ses propres enfants ou petits-enfants, bref à sa descendance. Ces dettes dues à nos ancêtres nous remémorent un endettement de même nature, mais de portée différente :

« l’un des premiers groupes d’êtres avec lesquels les hommes ont dû contracter et qui par définition étaient là pour contracter avec eux, c’étaient avant tout les esprits des morts et les dieux. En effet, ce sont eux qui sont les véritables propriétaires des choses et des biens du monde »26.

Comme « dieux et hommes ‘ont commerce’ »27 il s’agit pour ces derniers de ne pas encourir le courroux divin. Rembourser totalement la dette paraît impossible, comment être quitte vis-à-vis des dieux ? Des remboursements partiels permettent d’entretenir ce « commerce », car l’essentiel ici est de toujours maintenir la relation pour

23 Voir Marcel Mauss, [1923] 1995. 24 Marcel Mauss, [1923] 1995, p. 199. 25 Anne Gotman, 1992, pp. 140-141. 26 Marcel Mauss, [1923] 1995, p. 167. 27 Louis Baslé, 1992, p. 16.

conserver la bienveillance de l’ordre supérieur. En donnant la vie les puissances supérieures accordent à l’homme une parcelle de pouvoir magique, une « force magique », un *kred28, selon la racine indo-européenne. Emile Benveniste souligne la

correspondance parfaite du latin credo et du sanscrit sraddha, termes qui correspondent à la croyance en un dieu. Emile Benveniste note que « nous avons là une des correspondances les plus anciennes du vocabulaire indo-européen »29. La racine commune à ces deux termes est *kred-dhe- qui signifie « poser en quelqu’un une ‘force magique’ » qui n’est autre que le crédit, la croyance. Tout se passe comme si les dieux en créant l’homme, lui donnaient en même temps la possibilité d’honorer sa dette. L’homme place son *kred dans les dieux, il croit en eux et les vénèrent. La dette de naissance n’a pas pour objet d’être remboursée. Le crédit placé par les dieux en l’homme trouve son écho dans celui que les hommes placent en leurs dieux. Ce crédit (ou cette dette) mutuel fonde un rapport de confiance gage de (bonnes) relations sociales. La perpétuation du déséquilibre de l’endettement stabilise les relations entre hommes et dieux. Les sacrifices sont autant de marques de la croyance des hommes en leurs dieux. Ils représentent par là même le moyen de vivre avec les dettes30. Rabelais par la bouche de Panurge souligne lui aussi l’importance de l’endettement vis-à-vis des dieux31 :

« je me donne à sainct Babolin le bon sainct, en cas que toute mas vie je n’aye estimé debtes estre comme une connexion et colligence [un lien] des cieulx et terre, un entretenement unique de l’humain lignaige — je dis sans lequel bien tost humains periroient ».

Il va sans dire que ces relations verticales de dette conditionnent la manière dont circulent les dettes entre hommes (dettes horizontales). Selon ces pratiques de la dette le paiement total signifie la fin de la relation donc la fin de la protection divine (en dernière instance la mort). Converti en langage profane l’absence de dettes est l’absence de relations sociales donc, une situation d’isolement où la protection du groupe n’est pas à espérer. En définitive les comptes doivent toujours rester ouverts de manière à inscrire les crédits et les débits qui sont le fondement des relations sociales. Une illustration exemplaire de l’importance du concept de dette dans le commerce entre hommes et dieux

28 Voir Emile Benveniste, [1969] 1993, p. 171 sq. Les réflexions suivantes reposent sur Jean-Marie

Thiveaud, 1995a, 1995b, 1997, 1998.

29 Emile Benveniste, [1969] 1993, p. 172. 30 Voir Section 1, Sous-section 3 de ce chapitre. 31 Rabelais, 1965, p. 340.

nous est donnée par les textes védiques.

Sous-section 2. La dette dans l’Inde védique

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