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Sous-section 1 Quelques précisions

Paragraphe 1. Vers une définition de la monnaie

La plupart des historiens et numismates s’accordent pour fixer l’origine de la monnaie frappée au VIIe siècle avant J.-C en Lydie (Asie mineure)71. Bénéficiant de la richesse en métaux précieux du fleuve Pactole, les rois lydiens font émettre les premières monnaies métalliques. Ces monnaies d’électron (mélange d’or et d’argent) auraient eu pour usage la rémunération des mercenaires72. Les premières monnaies métalliques auraient ainsi une origine politique et non commerciale. D’un point de vue économique, une pratique monétaire est associée à l’usage d’un instrument d’échange combinant les qualités de moyen de paiement, d’unité de compte et de réserve de valeur. Quantité d’objets pourraient se prévaloir de posséder une, voire deux de ces qualités. Seule la monnaie combinerait ces trois éléments. Or il faut garder à l’esprit que « ces fonctions de paiement, numération et réserve ne sont apparues ni simultanément ni à travers les mêmes objets et matières »73. Il serait ainsi réducteur de considérer comme monnaie la coexistence de ces trois qualités au sein d’un même instrument. « La croyance en une substance qui réunirait toutes les qualités fonctionnelles définissant le fait monétaire est largement répandue. Elle est née de la cristallisation des fonctions monétaires dans une même substance, c’est-à-dire d’une conjoncture historique particulière et transitoire »74.

71 Voir par exemple Jean-Marie Thiveaud, 1998, p. 111, Alain Weil, 1980, p. 18, René Sédillot, 1989, p. 60.

Sur les réserves par rapport à cette hypothèse voir Jean-Michel Servet, 1984, p. 30.

72 Voir Jean-Marie Thiveaud, 1998, p. 112. 73 Jean-Michel Servet, 1984, p. 9.

Cela revient, en somme, à considérer l’exception comme la règle. La monnaie actuelle, la monnaie « moderne » n’est que l’aboutissement d’une uniformisation longue et encore inachevée75 de pratiques monétaires diverses. Les monnaies métalliques ne sont pas les

seules monnaies anciennes. De même, de nos jours, les monnaies nationales cohabitent avec des monnaies parallèles76.

« Dans toutes les sociétés qui ont précédé celles où l’on a monnayé l’or, le bronze et l’argent, il y a eu d’autres choses, pierres, coquillages et métaux précieux en particulier, qui ont été employées et ont servi de moyen d’échange et de paiement ; dans un bon nombre de celles qui nous entourent encore ce même système fonctionne en fait »77.

Plusieurs monnaies peuvent ainsi cohabiter sur le même territoire. Ceci conduit à une segmentation des pratiques monétaires qui, d’ailleurs, peut parfaitement avoir lieu avec une seule et même monnaie78. Nous considérons pour la suite que les qualités d’instrument de paiement et de numération sont suffisantes pour parler de pratiques monétaires ou même de monnaie. La fonction de réserve de valeur découle des deux qualités précédentes. En effet, un instrument susceptible de faciliter les échanges est intrinsèquement précieux.

Paragraphe 2. Distinction monnaie/argent

Précédemment nous avons indifféremment utilisé les vocables monnaie et argent. Pourtant il nous paraît important de les différencier de manière à faire ressortir à quels usages l’un et l’autre font références. Il nous semble que sous les signifiants « monnaie » et « argent » coexistent plusieurs signifiés.

L’utilisation fréquente, par les médias, de termes économiques a contribué à connoter le signifiant monnaie d’un signifié fortement économique (currency). Ainsi il est souvent fait mention de la « monnaie européenne ». De même tout le monde est persuadé

75 Nous voyons plus loin que l’uniformisation des pratiques monétaires est loin d’être réalisée. Des

pratiques monétaires parallèles persistent encore de nos jours (voir Section 2 Sous-section 2 de ce chapitre ainsi que le Chapitre 3).

76 Voir Jérôme Blanc, 1998.

77 Marcel Mauss, [1923] 1995, p. 178.

78 Nous développons ces points plus loin (voir Section 2 Sous-section 2 de ce chapitre ainsi que le Chapitre

que la France doit avoir une « monnaie forte ». La multiplication des cartes de paiement et le développement exponentiel des réseaux commerciaux télématiques et informatiques ont consacré l’usage de l’expression « monnaie électronique ». Le langage des économistes utilise essentiellement le terme « monnaie ».

Lorsque l’on parle d’« argent » (money) on bascule dans le champ sémantique de la familiarité ce qu’illustrent bons nombres d’expressions populaires : « l’argent ne fait pas le bonheur » ; « le temps c’est de l’argent » ; « l’argent n’a pas d’odeur » ; « j’en veux pour mon argent » ; « prendre pour argent comptant » ; « jeter l’argent par les fenêtres », etc. Cette familiarité peut être exacerbée au point où l’argent devient une obsession. La fameuse tirade d’Harpagon qui découvre que sa cassette lui a été dérobée illustre l’extrême proximité existant entre l’avare et l’objet de son obsession79 :

« Hélas ! mon pauvre argent, mon cher ami, on m’a privé de toi ! Et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi et je n’ai plus que faire au monde ! Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus, je me meurs, je suis mort. Je suis enterré ! N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter en me rendant mon cher argent ou en m’apprenant qui l’a pris ? »

On n’emploie pas, nous semble-t-il, avec autant de familiarité le terme monnaie que celui d’argent. Si la monnaie peut être immatérielle l’argent ne le peut pas. L’argent est manipulé, échangé de la main à la main. Ce sont des billets crissants ou des pièces cliquetantes qui s’échangent. Bien sûr on vous rend la monnaie. Mais ce terme ne désigne que la petite somme d’argent qui permet de faire l’appoint (change). On ne paye pas en monnaie mais en bon argent.

Le signifiant « argent » peut néanmoins être associé à un signifié n’induisant aucunement familiarité ou proximité : c’est le cas du titre de l’ouvrage de J.K. Galbraith,

l’argent80. Dans ce cas précis le titre fait référence à la mesure de la valeur comme dans l’expression « cela fait beaucoup d’argent ». Employé comme terme générique « l’argent » qualifie la richesse : « il a de l’argent ».

Enfin le dernier sens qu’il nous semble important de préciser est celui de « monnaie » perçu comme un terme générique indiquant des instruments de paiement. Ceux-ci peuvent prendre la forme de la monnaie nationale sous sa forme matérielle, des pièces et des billets (on parle de « monnaie manuelle », c’est-à-dire échangée de la main à

79 Molière, 1993, acte IV scène 7. 80 John Kenneth Galbraith, 1975.

la main) ou sous une forme immatérielle — chèque, carte de crédits, etc. — (on parle alors de « monnaie scripturale » puisqu’elle se traduit par des jeux d’écriture sur des comptes en banque). Cependant les instruments de paiement peuvent prendre un grand nombre d’autres formes : pagnes tressés, perles, coquillages et autres paléomonnaies présentes dans les sociétés dites primitives81. On trouve un grand nombre d’instruments de règlement dans nos sociétés qui combinent les attributs d’unité de compte et de moyens de paiement : ticket de métro, ticket restaurant, bon d’alimentation, etc. Ces moyens de règlement constituent des monnaies parallèles82. Le tableau ci-après résume les notions décrites précédemment.

Tableau 6. Monnaie(s) / argent : quelques définitions

Signifié Acception économique Acception familière Terme générique Signifiant

Argent

-

Pièces et billets que l’on s’échange de la main à la main (money).

Qualifie la richesse / mesure de la valeur (money).

Monnaie Instrument de paiement

ayant pouvoir libératoire sur le territoire national et possédant un taux de change officiel (currency).

Somme pour faire l’appoint (change).

Ensemble des instruments de paiement (money).

Paragraphe 3. Contre la fable du troc

La monnaie moderne est perçue comme le fruit d’un processus d’amélioration d’outils monétaires antérieurs qualifiés de « primitifs ». La monnaie est un « progrès » par rapport au troc. Elle serait un instrument inventé pour faciliter les échanges car fonctionnant comme équivalent général. Si le troc peut perdurer dans une société peu spécialisée il est inconcevable avec une société « moderne » reposant sur la division du travail. Cette interprétation que l’on attribue à Adam Smith repose sur un certain ethnocentrisme. On projette nos propres modes de pensée sur les peuples dits primitifs, sans aucunement chercher à coller à la réalité, pour élaborer une « fable du troc »83 que

81 Voir par exemple Josette Rivallain, 1994 et pour un aperçu complet, Jean-Michel Servet, 1984. 82 Pour le développement et l’analyse de cette notion voir Jérôme Blanc, 1998.

dénonce Karl Polanyi :

« En fait, les idées d’Adam Smith sur la psychologie économique du premier homme étaient aussi fausses que celles de Rousseau sur la psychologie politique du sauvage. La division du travail, phénomène aussi ancien que la société, provient des différences inhérentes au sexe, à la géographie et aux dons individuels ; et la prétendue tendance de l’homme au troc et à l’échange est presque entièrement apocryphe »84.

Des pratiques monétaires sont constatées lors des échanges dans des sociétés dites primitives que l’on considère généralement comme des sociétés de troc. En Afrique par exemple les anthropologues ont pu dénombrer quantités de monnaies diverses depuis plusieurs siècles : manilles, cauris, barres de métal, etc85. Si le troc a pu être observé en Afrique c’est suite à la colonisation qui a conduit à une pénurie monétaire. En effet les lois coloniales interdisaient les anciennes monnaies au profit des monnaies occidentales.

« La démonétarisation des anciennes monnaies par les colonisateurs, démonétarisation partielle pour ce qui est des échanges dits ‘sociaux’, a entraîné ce qui peut apparaître comme une sorte de régression monétaire, au sens où, faute de numéraire occidental suffisant, par refus de celui-ci et compte tenu du cloisonnement des usages de paiement, se sont localement développés d’une part des usages explicitement sociaux et culturels des monnaies européennes, et d’autre part des échanges par troc »86.

Jean-Michel Servet insiste à raison sur les « usages sociaux et culturels » de la monnaie. Nous avons vu précédemment qu’elle découlait de pratiques sacrificielles. Ce n’est que récemment que l’on associe la monnaie exclusivement à l’échange marchand dont le troc est une forme non monétaire.

Sous-section 2. Non fongibilité de la monnaie

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