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Sous-section 2 Légitimité du tiers souverain Paragraphe 1 Souveraineté

La monnaie, nous l’avons vu, exprime une relation verticale et par là même induit une souveraineté. Dans les sociétés dites primitives l’autorité suprême est extérieure au groupe. Les dieux exercent leur souveraineté sur les mortels par l’entremise du représentant de l’ordre régulier : le roi. En effet le pouvoir du roi est d’abord divin. L’étymologie latine du mot « roi », rex a produit des termes dérivés dont le verbe rego,

regere151. L’expression regere fines qui signifie « tracer en ligne droite les frontières » représente

« l’opération à laquelle procède le grand prêtre pour la construction d’un temple ou d’une ville et qui consiste à déterminer sur le terrain l’espace consacré. Opération dont le caractère magique est visible : il s’agit de délimiter l’intérieur et l’extérieur, le royaume du sacré et le royaume du profane, le territoire national et le territoire étranger. Ce tracé est effectué par le personnage investi des plus hauts pouvoirs, le rex » 152 .

Le roi est une émanation du pouvoir religieux. A l’origine il n’exerce pas de pouvoir propre mais représente les dieux dans le monde séculier. Le premier acte de souveraineté est de borner l’espace, de fixer la limite. Dans la tradition védique lorsque

150 Ce point est approfondi dans le Chapitre 3. 151 Voir Emile Benveniste, [1969] 1994, p. 11 sq. 152 Emile Benveniste, [1969] 1994, p. 14.

Yama indique à l’homme où fixer le feu sacrificiel il lui donne le moyen de payer sa dette153. Le premier acte de souveraineté du dieu des morts est de fixer la limite. En la

fixant, il établit la règle (« regula, c’est ‘l’instrument à tracer la droite’ qui fixe la règle »154) des rapports entre le sacré et le profane. L’espace sacré étant délimité le

paiement compensatoire sous sa forme sacrificielle peut avoir lieu.

La monnaie qui échoit, par les impôts, au prêtre-roi ne représente qu’une fraction du paiement compensatoire dû aux dieux. En ce sens sa légitimité est incontestable puisqu’il est partie prenante de l’ordre du sacré qui fonde le lien monétaire (par l’entremise du lien de dette). Revenons un instant sur cette légitimité de l’ordre du sacré.

Paragraphe 2. Légitimité monétaire et alliance

La légitimité de l’autorité suprême à exercer son pouvoir procède de la protection qu’elle offre à ses sujets. En accordant la vie, les dieux placent dans l’homme une parcelle de pouvoir magique, une « force magique », un *kred155. Ce *kred reçu,

l’homme le place en retour dans les dieux à qui il accorde son crédit, sa foi. Cet échange scelle un pacte d’alliance pacificateur entre les dieux et les hommes (pacte qui permet notamment d’éloigner, pour un temps, la mort). Cette alliance fonde un ordre du monde fonctionnant comme une totalité où les relations entre hommes et dieux sont parfaitement réglementées. Les dieux doivent protection aux hommes qui payent en retour de leur foi. Le paiement sacrificiel est la contrepartie de cette protection. La légitimité politique du

rex est tout entière en rapport avec le pacte d’alliance divin. Tant que la protection divine

relayée par l’instance qui fixe la règle, le prêtre-roi, perdure, la légitimité de la monnaie ne peut être remise en question. Ainsi l’introduction d’une monnaie étrangère (comme cela a pu être le cas durant la colonisation) n’entame en rien la légitimité des monnaies locales. Quelle dette cette monnaie étrangère permet-elle d’honorer ? Quel pacte d’alliance vient-elle sceller ? La non-compréhension par les colonisateurs des représentations indigènes de la monnaie, sa dimension sociale notamment explique, par exemple, l’illégitimité de la monnaie des blancs en Afrique156.

153 Voir Charles Malamoud, 1989, pp. 126-127. 154 Emile Benveniste, [1969] 1994, p. 14.

155 Voir Emile Benveniste, [1969] 1993, p. 171 sq. 156 Voir Jean-Michel Servet, 1998a.

Cette alliance divine structure autant les rapports entre hommes et dieux qu’entre les hommes eux-mêmes. La double dimension de la monnaie (dimensions verticale et horizontale) est à l’image de la double dimension de la société. Comme le montre la figure suivante l’alliance monétaire établie entre les hommes est comprise dans le tout que forme le pacte d’alliance avec les dieux. Ce ne sont pas les hommes qui forment société. Seuls les dieux ont le pouvoir de créer la société des hommes. Les rapports d’alliance ne sont pas neutres puisqu’ils établissent une souveraineté dont découle la société humaine. Les rapports de souveraineté déterminent un ensemble hiérarchique qui situe les dieux au-dessus des hommes, eux-mêmes en dessous des prêtres. Dans sa dimension horizontale la monnaie sert à régler les dettes profanes au sein du même échelon hiérarchique. Elle est également un instrument qui permet de communiquer avec les échelons supérieurs de la hiérarchie si on considère sa dimension verticale. L’alliance qui fonde la légitimité monétaire introduit un rapport de souveraineté donc des liens hiérarchiques, ces derniers ayant une fonction d’englobement, d’intégration.

Figure 3. Le Pacte d’alliance

Paragraphe 3. Déterminant moderne de la légitimité

Dès lors que le passage de l’ordre régulier à l’ordre séculier est consommé (ce que nous pouvons considérer comme étant le cas dans les sociétés où l’individu est considéré comme premier) se pose la question des déterminants de la légitimité monétaire. Comparons les trinômes souveraineté/légitimité/monnaie des sociétés de type holiste et individualiste. Le tableau suivant met en vis-à-vis ces deux formes de sociétés.

Pacte d’alliance DIEUX Hommes créances/dettes *kred sacrifice alliance profane rex prêtres

Tableau 7. Comparaison du trinôme souveraineté/légitimité/monnaie dans deux types de sociétés

PACTE D’ALLIANCE

Forme de société Dépositaire de la souveraineté Fondement de la légitimité Forme du paiement en retour Principe de l’échange (et son concept régulateur)

Formes de monnaies - type holiste

(hiérarchie)

- dieux - dette de vie - dépôt du *kred - sacrifice déséquilibre (la dette) - monnaies multiples (autant de monnaies que de niveaux d’endettement) - type individualiste (égalité) - Etat occidental moderne - protections - démocratie - impôt - exercice de la citoyenneté équivalence (le marché) - monnaie officielle unique

Le pacte d’alliance originel peut être adapté en des termes contemporains. La question de la protection est toujours le déterminant majeur de la légitimité. L’Etat puise ainsi sa légitimité dans l’ensemble des protections qu’il met en œuvre au bénéfice du citoyen (protection sociale, police, justice, etc.). La « monnaie tous usages » (all purpose

money) des sociétés modernes traduit, en définitive, une simplification des rapports

d’endettement. Dans une société de type individualiste il n’est plus question de la protection de divers dieux, d’ancêtres, de prêtres, etc. Toute la protection se trouve en théorie entre les mains de l’Etat157. La seule dimension verticale de l’endettement se situe

à ce niveau. La plupart des autres dettes fonctionnent sur un plan horizontal et sont régies par le principe de l’équivalence158. Il s’agit bien évidemment des dettes contractées dans le cadre de l’échange marchand. La substitution de la protection étatique aux multiples protections sacrées ne va pas sans poser question notamment en ce qui concerne le sens de la dette.

157 Voir par exemple le développement de l’Etat social dans Robert Castel, 1995, p. 374 sq.

158 Nous cherchons à mettre en avant quelques exceptions à ce principe à travers plusieurs exemples comme

le croisement des dettes privées vecteur de liens sociaux (Chapitre 3), les systèmes d’échange local (Chapitre 5), le crédit populaire (Chapitre 6) et la finance solidaire (Chapitre 7).

Sous-section 3. Crise du lien financier

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