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Sous-section 4 Des échanges personnalisés

En se référant à la tripartion braudélienne, nous considérons la petite économie comme occupant l’étage inférieur et une frange de l’étage intermédiaire (voir schéma ci- après). Si l’on se reporte à la forme d’intégration caractérisant chacun de ces étages force est de constater que la zone couverte par la petite économie s’appuie sur une forme d’intégration correspondant majoritairement à la socialité primaire50. Les frontières entre étages n’étant pas imperméables nous pouvons faire l’hypothèse que cette forme d’intégration est déterminante dans la frange de l’étage intermédiaire partie prenante de la petite économie.

Tableau 12. Place de la petite économie dans la maison braudélienne

Noms Caractéristiques Exemples

d’acteurs

Formes d’intégrations Deuxième

étage

« Capitalisme » Monopole/oligopole, opacité des échanges. Entreprises transnationales. Accès à l’information. Premier étage « Economie de marché »

Concurrence, transparence des transactions. Petites et Moyennes Entreprises. Participation à la division du travail (socialité secondaire). Rez-de- chaussée « Civilisation matérielle »

Economie domestique, économie informelle, autoproduction, opacité des échanges, échanges non monétaires, don.

Ménages. Proximité, confiance, (socialité primaire).

Pour vérifier cette hypothèse il convient d’observer les types de relations en vigueur au sein de la petite économie. Ce champ étant très vaste nous nous bornons à le circonscrire à, d’une part, un pan central de la petite économie, l’économie informelle, et d’autre part à des terrains que nous aborderons plus en détail : les systèmes d’échange local et la finance solidaire.

Les publications anglo-saxonnes sur l’économie informelle ne se focalisent pas,

50 Voir Alain Caillé, 1986, pp. 363-375. Ce terme définit les formes de socialisation basées sur la parenté, la

en général, sur les relations interpersonnelles mais plutôt sur une vision globale des économies informelles. La dimension sociale des échanges n’est pas un point central de l’analyse, quand cette dernière ne donne pas une vision néo-libérale de ce type d’économies. Ainsi Hernando de Soto dans L’autre sentier51 voit dans le secteur informel

une manifestation de la concurrence pure et parfaite proche des canons du libéralisme52. Dans cette perspective l’économie informelle se constitue contre les entraves au commerce (et à la liberté) mises en place par l’Etat (réglementation tatillonne, bureaucratie pesante souvent doublée de corruption, rigidité des salaires, etc.)53. En réponse à cette vision de l’économie informelle Alejandro Portes, dans une approche synthétique des économies informelles54 pointe un paradoxe. « The first paradox of the

informal economy is that the more it approaches the model of the true market, the more it is dependent on social ties fot its effective functioning »55.

Ainsi au sein de l’économie informelle, les rapports sociaux forment l’armature sur laquelle s’adossent les échanges économiques. Alejandro Portes souligne le rôle essentiel de la confiance comme ciment social et du groupe comme instance de contrôle. La proximité géographique autant que culturelle favorise les relations de confiance. « Trust in informal exchanges is generated both by shared identities and feelings and by

the expectation that fraudulent actions will be penalized by the exclusion of the violator from key social network »56.

Pourtant les rapports sociaux semblent assez peu étudiés dans la littérature anglo- saxonne sur l’économie informelle. Doit-on les considérer comme allant de soi ou comme plutôt rares, les rapports d’exploitation étant, si ce n’est prédominants, du moins non négligeables ? Vittorio Capecchi oppose au sein de l’économie informelle les rapports d’exploitation aux rapports de complicité57. Ces rapports de complicité essentiellement

51 Hernando de Soto, [1986] 1994.

52 C’est le même a priori néo-libéral qui fait qu’Alain Madelin considérait les systèmes d’échange local

comme une réalisation de la « libre entreprise » (voir Jean-Michel Servet, dir., 1999, p. 113).

53 Dans le contexte de l’Etat péruvien, il est vrai, la critique de Hernando de Soto semble appropriée. 54 Alejandro Portes, 1994, pp. 426-449.

55 « Le premier paradoxe de l’économie informelle est que plus elle correspond au modèle du vrai marché,

plus les liens sociaux garantissent son bon fonctionnement » (Alejandro Portes, 1994, p. 430).

56 « La confiance dans les échanges informels provient d’une part d’identités et de sentiments partagés et

d’autre part de l’espoir que les actes frauduleux seront punis de l’exclusion du contrevenant des réseaux sociaux clefs » (Alejandro Portes, 1994, p. 430).

dirigés contre l’Etat, peuvent-ils faire lien ? La prise en considération de la notion de communauté58 enrichit l’approche de l’économie informelle d’un volet social mais qui

semble peu développé en tant que tel. Ainsi la communauté peut apparaître comme fournissant un avantage comparatif à la mise en place d’une économie informelle : elle tient lieu de réseau aisément mobilisable de clients et de fournisseurs59.

Néanmoins d’autres exemples montrent la communauté comme le support de réseaux de solidarité. Dans leur étude de l’« économie populaire »60 de Santiago du Chili, Ignacio Larraechea et Marthe Nyssens soulignent le rôle de l’organisation communautaire qui n’est qu’une facette de la dynamique réciprocitaire de l’économie populaire. Plus généralement la solidarité joue un rôle essentiel au sein de l’économie populaire. « Sans la mythifier, il existe une culture populaire où la gratuité, l’affectivité et la communauté ont une place importante »61. Cette solidarité donne au travail une autre dimension : « l’obtention de revenus, bien sûr, mais aussi l’insertion sociale, le développement personnel, l’affirmation d’une identité populaire, la recherche de rapports interpersonnels plus humains »62.

Si l’on s’attache maintenant aux manifestations de la petite économie que l’on peut observer en France, force est de constater que les déterminants économiques dans l’échange ne sont pas exclusifs, loin s’en faut. Dans sa lecture de travaux relatifs à

58 Au sens nord-américain du terme. « La ‘communauté’ doit être pris au sens de partage d’un même

territoire, un ‘quartier’ conçu à la fois comme espace physique et comme mode d’organisation sociale d’un milieu d’appartenance où des réseaux se sont constitués. Elle fait donc référence à une certaine qualité de relations sociales et à un mode de vie (façon de penser et de se comporter, attachement à certaines valeurs)... ». La notion de community que l’on retrouve dans la littérature anglo-saxonne est donc plus riche que ce que nous qualifions de « communauté », puisque sont prises en compte des dimensions « démographiques et géographiques, i.e. un territoire, une psychologie collective liée au sentiment d’appartenance à un lieu donné, une culture et des micro-institutions qui lui sont propres, c’est-à-dire un réseau d’organisations reliées entre elles par un dénominateur commun, la participation de la population à l’amélioration de ce ‘quartier’ » (Louis Favreau, 1994, p. 97).

59 Voir Saskia Sassen-Koob, 1989.

60 Ce terme désigne une économie caractérisée non pas par son échelle d’analyse (petite économie) mais par

ses acteurs. « L’expression d’économie populaire veut souligner la spécificité comme pierre de touche de l’analyse des acteurs, des entrepreneurs de ces activités qui s’inscrivent dans un contexte précis. Nous cherchons à mettre en évidence un sujet, le monde populaire, qui devient acteur économique » (Ignacio Larraechea et Marthe Nyssens, 1994, p. 183).

61 Ignacio Larraechea et Marthe Nyssens, 1994, p. 198. 62 Ignacio Larraechea et Marthe Nyssens, 1994, p. 198.

l’économie informelle63, Liane Mozère souligne l’importance des rapports interpersonnels au sein de l’économie informelle.

« En effet le travailleur au noir est, plus que tout autre, soumis à l’échange inégal qui caractérise tout échange social. Marcel Mauss a, le premier montré que l’égalité dans l’échange éteignait le contrat social [...]. C’est la dette qui structure le lien social. Cela est vrai dans la société ‘officielle’, c’est encore plus vrai serait-on tenté de dire, dans la sphère du travail au noir »64.

Ces rapports reposent pour beaucoup sur la proximité entre les personnes, cette proximité étant souvent le fondement de rapports communautaires. La communauté ethnique vient, par exemple, pallier la précarité des activités informelles en organisant des mécanismes de solidarité entre ses membres65. Dans son étude approfondie de la petite

entreprise chinoise en France, Thierry Pairault66, montrent comment joue la solidarité communautaire (notamment pour ce qui est de constituer un capital initial pour l’entreprise, par le recours aux techniques de tontine) et surtout la solidarité au sein de cette micro-communauté qu’est la famille, qu’il aborde par le biais de l’analyse de l’entreprise familiale. Il explique que cette dernière « est par essence anti-capitaliste car ce qui anime ces petits entrepreneurs ne sera pas un ethos du profit, mais un ethos de la notabilité »67.

Dans une communauté reposant sur une proximité territoriale, un quartier, des réseaux de solidarité se superposent également aux activités informelles68. Les préoccupations d’ordre économique ne priment pas dans les mobiles de l’échange. En définitive « cette économie [de proximité] qui s’inscrit dans une logique qui n’est pas celle du marché, où les relations priment l’échange marchand, se préserve de la concurrence par son réseau d’interconnaissance »69.

Les systèmes d’échange local sont constitués dans une logique de proximité qui s’inscrit contre les rapports marchands pensés comme prenant le pas sur les autres formes

63 Liane Mozère, 1997. 64 Liane Mozère, 1997, p. 36.

65 Hélène Hatzfeld, Marc Hatzfeld et Nadja Ringart, 1998, p. 113 sq. 66 Thierry Pairault, 1995.

67 Thierry Pairault, 1995, p. 103.

68 Voir Hélène Hatzfeld, Marc Hatzfeld et Nadja Ringart, 1998, p. 73. Voir également Thierry Godefroy,

1999. Plus généralement on peut consulter Jean-François Laé et Numa Murard, 1985. Les auteurs, sur un mode romancé, montrent à quel point activités économiques et sociales sont entremêlées dans la vie d’un quartier à population pauvre.

de rapports interpersonnels. Notre étude des systèmes d’échange local70 fait ressortir une volonté largement partagée par leurs membres de promouvoir des relations d’entraide qui, même si elles prennent la forme d’échanges marchands71, se situent au-delà de la logique

de la recherche de l’intérêt individuel. Ici encore la communauté intervient comme garante des solidarités. Le cas des organismes favorisant la création d’entreprise par les chômeurs par l’octroie d’un prêt72 est un peu différent puisqu’un collectif chargé de mettre en place des règles communes de fonctionnement (et donc de solidarité) est absent. Ces différents organismes travaillent de manière autonome. Néanmoins un dénominateur commun pourrait être une éthique spécifique de la création d’entreprise73. De plus certains organismes comme l’Association pour le Droit à l’Initiative Economique (ADIE) considère que le processus d’aide à la création qui se fait en complète intelligence avec le créateur potentiel est déjà un succès qu’il soit suivi ou non d’une création d’entreprise. En effet les rapports entre les personnes ainsi tissés priment sur les critères de réussite de type économique.

Après avoir constaté la double dimension sociale et économique des échanges au sein de la petite économie il convient de comprendre sur quel fondement ils s’appuient. Quels peuvent être les ressorts de la petite économie ? Comprise comme un point de transition vers une intégration retrouvée à l’étage intermédiaire de la maison braudélienne, la petite économie est un espace privilégié pour la mise en application de la dynamique des liens financiers, ces derniers pouvant favoriser cette transition à des niveaux divers mais généralement dans une perspective de créer son propre emploi. Dès lors, l’identification des ressorts de la petite économie met en évidence les principes de fonctionnement des liens financiers en général, des systèmes d’échange local et de la finance solidaire, en particulier.

70 Voir chapitre suivant.

71 Le recours à une monnaie locale dans l’échange, le fait de négocier un « prix » pourrait faire penser à un

échange économique standard.

72 Ce que nous qualifions d’organisme de finance solidaire (voir Chapitre 7). 73 Nous abordons également ce point dans le Chapitre 7.

S

ECTION

2.U

NE GRILLE DE LECTURE POLANYIENNE DE LA PETITE ECONOMIE

Les exemples précédents montrent que les échanges, que l’on peut caractériser comme partie prenante de la petite économie, ne se fondent pas uniquement sur des motivations d’ordre économique. L’analyse polanyienne qui met en cause la logique de l’enrichissement et du profit comme uniques mobiles d’échange apparaît comme une grille de lecture appropriée de la petite économie. Nous présentons le cadre général de la pensée polanyienne (Sous-section 1). Celle-ci n’est pas exempte de critiques que nous tenterons de dépasser (Sous-section 2). Enfin, nous appliquons à la petite économie l’approche polanyienne des échanges (Sous-section 3).

Sous-section 1. Cadre général de la pensée polanyienne

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