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Sous-section 1 Gérer le manque : comptage et rétention forcée

L’argent ou plus exactement son manque est source de rencontres lorsque justement celles-ci font défaut dans les situations d’extrême pauvreté :

« 20% des personnes n'ont plus aucun contact avec leur famille et 25% avec leurs amis. Ces proportions sont encore plus élevées si les individus ont subi une rupture. Dès lors ils n'attendent que peu de secours de leurs proches. […] Ils tentent alors de rencontrer les travailleurs sociaux. Le manque d'argent est le principal sujet de ces rencontres, suivi par l'accès au logement et les démarches administratives »6.

Selon l’enquête pauvreté du CREDOC pour le Conseil Economique et Social 26% de l’échantillon mentionnait « les problèmes d’argent » comme un thème abordé avec l’assistante sociale. Ce thème arrive en tête de la liste de tous les thèmes discutés avec les travailleurs sociaux par les personnes pauvres. Compter, recompter sans répit n’est pas uniquement le propre de l’avare. La série documentaire de Daniel Karlin et Rémi Lainé, Les raisins de la galère7, permet à des personnes en marge du fait de la perte d’un emploi, de témoigner de leur situation. Dans le quatrième et dernier opus de la série Karlin et Lainé tracent entre autres, début 1997, le portrait de Philippe, graphiste au chômage résidant à Cahors. Durant une longue séquence, nous voyons Philippe faire ses comptes. Il aligne consciencieusement revenus — revenu minimum d’insertion et aide au logement (ce qui fait un total de : 2115 + 1293,5 = 3408,50 francs) — et dépenses pour aboutir à un solde négatif. Il recompte, les montants sont énoncés au centime près : quand on cherche à faire des économies on n’arrondit pas. Plus que des économies Philippe fait de l’économie, « l’économie est fille de la pauvreté » nous dit G.-H. de Radkowski8 :

« Cet intérêt que l’économie porte au coût des choses, cette injonction qui est la sienne de ‘ laisser tomber’ dans l’action tout le superfétatoire, de le réduire au strict minimum, fait que l’économie est dans son essence une anti-activité : une ascèse, une rétention de la dépense ; de cette dépense qui diminue ou dissipe notre avoir actuel »9.

Si la rétention dont fait preuve l’avare est d’ordre pathologique, celle qui caractérise Philippe conditionne sa survie. L’auxiliaire indispensable de ce

6 “ Evaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté ”, Journal Officiel, Avis et rapport

du Conseil Economique et Social, session de 1995.

7 France 2, 12/10/97.

8 Georges-Hubert Radkowski, 1980, p. 52.

comportement de rétention est la calculatrice. Claudie que l’on découvre plus loin dans le reportage en emporte toujours une pour faire ses courses. Ce comportement de rétention qui oblige à compter continuellement, l’écrivain George Orwell l’expérimente quand il connaît une période de misère après sa démission de la police impériale britannique en Birmanie. Dans le roman qui retrace cette vie faite d’expédients, Dans la dèche à Paris et

à Londres, les scènes de comptage se succèdent en livres, pence et shilling ou francs et

centimes. La vie s’organise pour essayer de gagner quelques sous et d’en dépenser le moins possible. A la lecture de ce roman on est frappé de constater que ce qui définit avant tout un objet c’est son prix. Les prix sont d’ailleurs indiqués à l’unité près et les budgets connaissent deux postes de dépenses principaux : la nourriture et le logement.

Le mensuel La Rue, « le magazine contre l’exclusion », publie dans son numéro de juin 199610 le témoignage d’un dessinateur au chômage habitant la banlieue parisienne et allocataire du Revenu Minimum d’Insertion depuis plus de trois ans. La situation de cette personne prénommée Vlad diffère de celle de Philippe ou de Georges Orwell en ce sens qu’il ne se préoccupe pas de payer un loyer. Etant en instance d’expulsion depuis deux ans (l’immeuble va être démoli), Vlad a cessé d’acquitter les 1 600 francs de son loyer mensuel pour son studio. Le poste logement ne vient donc pas grever son budget qui se décompose ainsi :

- 800 francs de courses (nourriture essentiellement) au supermarché par mois (environ 50 francs par jour : pâte, riz, viande surgelée, etc.) ;

- 100 francs de téléphone ;

- 100 francs d’électricité (il avoue « bricoler » le compteur pour ne pas payer plus).

A ce stade pratiquement la moitié du Revenu Minimum d’Insertion est dépensée. Le reste servira à acheter un T-shirt de temps en temps ou à voir un concert à 30 francs dans un bar rock parisien (où la bière est à 10 francs). Il lui arrive de dessiner une affiche pour un groupe de passage ou de vendre un ou deux dessins : « Alors là je m’offre un

Mac Do ».

Quand le revenu minimum d’insertion se trouve bloqué à la Caisse d’allocations familiales, les amis de Vlad lui prêtent de l’argent. Ils l’invitent aussi fréquemment à

manger en fin de mois. Ce sont aussi les amis ou la famille qui offrent des vêtements. Là encore ce qui caractérise l’attitude de Vlad c’est un comportement de rétention, une anti- activité forcée, peut être moindre que celle de Philippe car Vlad ne paye pas de loyer et peut s’offrir quelques extra (café concert par exemple).

La pauvreté induit de manière systématique la nécessité de compter, un comportement de rétention. L’instinct de survie est à ce prix. Cependant les personnes ne peuvent se contenter de survivre pour exister socialement surtout dans les sociétés occidentalisées où l’acte de consommer est éminemment social. De ce fait le comportement de rétention pousse à vivre dans l’instant présent réduisant les échanges sociaux et hypothéquant l’avenir :

« [Avec la misère, vous] avez découvert l’ennui, les petites complications mesquines, les affres de la faim, mais vous avez en même temps fait cette découverte capitale : savoir, que la misère a la vertu de rejeter le futur dans le néant »11.

Ainsi le pauvre ne peut pas faire de projets. S’il lui est difficile de se projeter c’est surtout qu’il ne peut associer personne à ses projets. Dans les sociétés occidentalisées qui considèrent l’acte de consommer comme un acte social fondamental, celui qui voit son potentiel de consommation restreint peut faire le deuil de nombreux contacts sociaux comme nous le verrons plus loin.

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