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Sous-section 2 La dette dans l’Inde védique Paragraphe 1 Au commencement était la dette

Le Véda, terme qui en sanscrit signifie « savoir », est un ensemble de textes constitués durant une période d’un millénaire, approximativement de 1500 avant Jésus Christ jusqu’à 500 après32. L’Inde de cette période nous est connue à travers ces textes.

L’hindouisme, religion dominante dans l’Inde actuelle, est issu de ces textes33. L’étude du Véda est toujours une obligation pour les garçons des trois premières classes de la société. Cet ensemble de textes est fait de plusieurs couches qui se sont en quelque sorte sédimentées au fil des siècles. Les plus anciens textes sont des prières, des hymnes. Une deuxième couche correspond à des textes en prose (Brahmana) expliquant comment célébrer les sacrifices et le pourquoi de tels rituels. Un troisième groupe de textes discute les traités de sacrifice que sont les Brahmana. Le Véda est un texte sacré qui a été révélé à des « prophètes », des « voyants » (rishi). Bien que ces textes très abondants tournent autour de la notion de sacrifice, « ils nous offrent nombre de données sur la vie sociale et même économique : des realia, mais aussi et surtout une doctrine de la société, des relations sociales telles qu’elles sont perçues, à travers le prisme sacrificiel »34.

Le terme signifiant dette en sanscrit est rna. Ce terme qui apparaît à de nombreuses reprises dans le Véda possède la particularité de n’avoir d’autre origine que lui même. C’est un mot sans étymologie, un terme premier : « on ne peut rattacher ce mot à aucune racine verbale à l’intérieur du sanscrit, ni lui trouver hors de l’indien des équivalents qui permettraient de construire une étymologie sur une base comparative »35. Charles Malamoud en conclut que « dans la langue sanscrite, la notion de dette est donc première, autonome et non décomposable »36. Un passage du Véda (Satapatha-

Brahmana) vient illustrer cette assertion37 :

32 Les lignes qui suivent reposent sur Charles Malamoud, 1988, 1989, 1995, 1998.

33 Même s’il s’en distingue sur des notions clefs comme pour la théorie du karma (renaissance perpétuelle)

qui est étrangère au védisme.

34 Charles Malamoud, 1998, p. 101. 35 Charles Malamoud, 1989, p. 117. 36 Charles Malamoud, 1989, p. 120. 37 Charles Malamoud, 1989, pp. 121-122.

« Tout être en naissant naît comme une dette due aux dieux, aux saints, aux pères, aux hommes. Si on sacrifie, c’est que c’est là une dette due de naissance aux dieux [...]. Et si on récite les textes sacrés, c’est que c’est là une dette due de naissance aux saints [...]. Et si on désire de la progéniture, c’est que c’est là une dette due de naissance aux Pères [...]. Et si on donne l’hospitalité, c’est que c’est là une dette due de naissance aux hommes [...]. Celui qui fait tout cela a fait tout ce qu’il a à faire ; il a tout atteint, tout conquis. Et parce qu’il est de naissance une dette due aux dieux, il les satisfait en ceci qu’il sacrifie ».

L’homme naît comme un paquet de dettes dues (par ordre décroissant d’importance) aux dieux, aux saints (ceux qui ont révélé le Véda), aux ancêtres et aux autres hommes. Cette dette n’a pas d’origine extérieure (il n’y a pas d’emprunt préalable), de même que le terme, rna, qui la caractérise n’a pas d’étymologie. L’homme est la dette, il y a identité entre les deux : « la dette fondamentale affecte l’homme et le définit dès l’instant où il naît »38. L’homme ne s’appartient pas, il n’est qu’une fraction d’un tout social mêlant le sacré et le profane. Vivre signifie satisfaire ses créanciers. Cette dette est aussi un lien qui unit l’homme au monde, elle est « un filet qui l’emprisonne en même temps qu’il le soutient »39. La dette sacrée qui définit la condition originelle de l’homme,

dicte sa conduite et fonde la dette profane :

« L’idée est développée très abondamment dans les textes védiques, que si des relations créanciers-débiteurs existent dans la société, si elles sont concevables, pensables, c’est parce que rituellement et par définition, l’homme dès sa naissance est considéré comme un débiteur. C’est donc la dette congénitale et fondamentalement rituelle qui sert de modèle à ces relations profanes. La dette rituelle se dit avec le même mot que la dette technique et ne signifie rien d’autre que dette au sens de relation au caractère économico-social, entre créanciers et débiteurs »40.

Paragraphe 2. Dette et devoir

La dette due aux dieux n’est pas assortie d’une sorte de faute originelle qu’il conviendrait de compenser. En revanche la notion védique de dette fait référence à l’idée de manque. Le terme rna, qui rappelons le, signifie dette en sanscrit correspond également au ‘moins’ de la soustraction41. Endetté, l’homme est incomplet, il porte un « vide » qu’il convient de combler sous peine de rester un « homme fractionné » : « L’homme véritable est celui qui se reconnaît comme dette et fait ce qu’il y a à faire pour s’en acquitter. Autrement il est un homme de manière incertaine, il est un faux-semblant

38 Charles Malamoud, 1989, p. 120. 39 Charles Malamoud, 1988, p. 14. 40 Charles Malamoud, 1995, p. 121. 41 Voir Charles Malamoud, 1989, p. 120.

d’homme »42. L’homme véritable est celui qui fait face à ses devoirs.

Les dettes fondamentales auprès des dieux, des saints, des ancêtres et des autres hommes définissent autant de devoirs dont il faut s’acquitter pour être pleinement un homme. Le premier devoir est vis-à-vis des dieux. Il s’agit de compenser sa dette par les sacrifices offerts. Chaque sacrifice permet ainsi de fractionner la dette divine (sans pour autant chercher à l’éteindre complètement), mais surtout témoigne de la confiance, du crédit (le *kred) portés aux dieux. Rendre hommage aux saints passe par l’étude et l’apprentissage du texte sacré qu’ils ont révélé, le Véda. Rembourser sa dette aux ancêtres revient à s’assurer soi-même d’une descendance. La dette du père est transmise au fils :

« si l’homme est, dès sa naissance, endetté envers les Mânes, c’est qu’il reçoit cette dette de son père. Mais cet endettement du fils est réitéré et confirmé à la mort du père. Le fils hérite des richesses que lui lègue son père parce qu’il hérite aussi de ses dettes [...], ses dettes ‘congénitales’, aussi bien que ses dettes profanes, c’est-à-dire de l’obligation de restituer les biens matériels qu’il doit à ses créanciers humains »43.

Enfin, les dettes envers les hommes qui accueillent l’individu à la naissance dans leur communauté se muent en devoir d’aumône. Ainsi dettes et devoirs sont intrinsèquement liés. Ceci explique peut-être pourquoi le sanscrit est une langue ne connaissant pas le verbe « devoir ». Le devoir n’est que l’autre face de la dette, cette dernière « nommée par un terme qui désigne aussi bien la dette économique [...] que la dette morale, est présentée, dans le brahmanisme, comme le prototype et le principe explicatif des devoirs »44. Ainsi « le sanscrit, qui ne possède pas de verbe autonome pour

‘devoir’, est la langue d’une pensée qui s’est ingéniée à élaborer l’idée d’une dette non précédée d’emprunt et d’un devoir qui n’a d’autre motif que sa propre notion »45. Les dettes primordiales engendrent des devoirs qui définissent le comportement des individus et structurent les rapports sociaux. La société indienne repose tout entière sur la notion de dette telle qu’elle est définie par les textes sacrés. Cette dette fondatrice est indissociable du créancier ultime, Yama, le dieu des morts.

Paragraphe 3. Dette et mort

La lecture du Véda indique la forte liaison entre dette et mort. En effet, les

42 Charles Malamoud, 1989, p. 133. 43 Charles Malamoud, 1989, p. 129-130. 44 Charles Malamoud, 1988, p. 12. 45 Charles Malamoud, 1988, p. 202.

hommes se voient confiés la vie en dépôt. Le créancier ultime reste la mort. C’est Yama, le roi des morts, qui accorde la vie à l’homme. Le bien emprunté, la vie, ne peut être rendu qu’en mourant. C’est le seul moyen d’annuler cette dette qui « domine et explique toutes les autres »46. L’échéance ultime peut être ajournée en remboursant sa dette par

fraction. C’est l’objet du sacrifice qui fonctionne comme une mort partielle, un substitut à la mort définitive. Même si le sacrifice est adressé aux dieux, c’est Yama qui tient la comptabilité de chaque vie humaine, telle une sorte de banquier des dieux, en inscrivant, pour chaque homme ses débits et crédits. Les autres dieux ne sont en définitive « que les substituts ou les intermédiaires d’un autre créancier, qui est la mort, ou bien Yama, le dieu de la mort »47. Si le sacrifice a pour destinataire les dieux il n’est finalement qu’un arrangement entre l’homme et la mort.

Cette dette de vie marque de son empreinte l’existence humaine. Chaque dette profane fonctionne comme un rappel de la dette ultime. En chaque créancier se trouve la figure de Yama. « Tout se passe comme si les dettes contingentes et partielles que l’homme contracte au cours de son existence n’étaient que les symptômes ou l’illustration de la dette essentielle qui définit sa destinée »48.

Seul le sacrifice permet de compenser (partiellement) cette dette et donc de faire reculer la mort. En permettant à l’homme de se fixer sur la terre, Yama définit de la sorte le lieu où l’homme pourra installer son feu sacrificiel49. Il lui indique de ce fait le moyen de faire face à sa dette.

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