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Sous-section 2 Une institution faisant crédit aux pauvres : le Crédit

Le fonctionnement de Crazy George's n'a pas tant choqué par les défauts d'informations relevés par les inspecteurs de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes que par le ciblage d'une clientèle à très bas revenu ce qui a été assimilé à une forme d'exploitation de la misère. Pour la première fois en France la pauvreté est devenue un marché44, une source d'enrichissement pour les plus riches.

Un point fondamental mis en exergue par l'ouverture du magasin Crazy George's de Bobigny est que les pauvres ne pensent pas uniquement à satisfaire les besoins élémentaires qui tiennent de la survie (nourriture, logement, vêtement) contrairement à une idée implicite véhiculée par la littérature économique notamment45. Or si des consommations spécifiques contribuent à caractériser un groupe particulier, la possession de certains objets est emblématique de l’appartenance à la société française voir à la culture occidentale. Celui qui arrive à survivre sans une télévision ou un réfrigérateur est regardé comme un arriéré (il peut néanmoins y avoir un certain snobisme à refuser de posséder certains de ces objets images de la société de consommation, la télévision notamment). Le taux d’équipement des ménages est de 94,6% en 1993 pour les téléviseurs contre 12,6% en 1960. Ces taux sont respectivement de 98,8% et 26,8% pour un réfrigérateur46.

Le succès du concept Crazy George's nous montre qu'une forme d'exclusion essentielle que l'on a tendance à ignorer est l'accès à des formes de consommation qui passe pour les populations à faible revenu par un accès au crédit. Accorder un crédit c'est d'abord accorder sa confiance et donc réciproquement ne pas donner droit au crédit exprime une méfiance alimentant la stigmatisation. Une institution a été créée spécifiquement pour permettre aux pauvres d’obtenir un crédit : le Crédit Municipal plus connu sous le nom de Mont-de-Piété.

Sous-section 2. Une institution faisant crédit aux pauvres : le Crédit

44 Dans son roman L'an deux mil (Paris : éditions Méréal, 1996) Daniel Apruz anticipait cette situation de

quelques mois en présentant un monde où la pauvreté devient une richesse pour un pays ; “ ainsi la pauvreté n'est plus un problème, voyez-vous, bien au contraire c'est une solution ”.

45 Voir supra la première section de ce chapitre et notamment la Sous-section 2. 46 Gérard Abramovici, 1996, p. 385.

Municipal

Parfois appelé « ma tante » suite à la réflexion du fils de Louis-Philippe qui répondit à la reine surprise de ne point le voir porter une montre offerte, celle-ci étant engagée en secret au Mont-de-Piété : « Je l’ai oublié chez ma tante », le Crédit Municipal est plus connu sous le nom de Mont-de-Piété. Ce nom est la traduction de Monte-di-Pieta où monte désigne une mise en commun de fonds et di pieta souligne la finalité charitable de l’institution47.

Fondé en 1777 par Louis XVI, le Mont-de-Piété de Paris doit beaucoup à Necker, alors directeur général des Finances, qui désire d’une part lutter contre la pauvreté par un autre moyen que la charité et d’autre part combattre l’usure. Des taux d’intérêts de 30%, 40% voir 50% par an ne sont pas rares à cette époque. C’est notamment à chaque terme de loyer (quatre par an : janvier, avril, juillet, octobre) que les difficultés financières des ménages pauvres sont les plus vives. Par mesure de précaution les commerçants ne font pas crédit à ces périodes. Pour faire face à leurs dépenses, les ménages populaires n’ont d’autre alternative que d’avoir recours à l’usurier qui fait figure de vampire comme dans ce portrait que Zola dresse de l’usurier Busch : « [Dès qu’il

tenait les débiteurs] il devenait féroce, les mangeait de frais, les vidait jusqu’au sang,

tirait cents francs de ce qu’il avait payé dix sous »48.

Les lettres patentes du 9 décembre 1777 indiquent la mission du Mont-de-Piété :

« Nous avons cru devoir rejeter tous les projets qui n’offrent que des spéculations de finance, pour nous arrêter à un plan formé uniquement par des vues de bienfaisance et digne de fixer la confiance publique, puisqu’il assure des secours d’argent peu onéreux aux emprunteurs dénués d’autres ressources »49.

Le Mont-de-Piété a cette spécificité de prêter en priorité aux pauvres (même si certains de ces pauvres ne le sont que temporairement). Il emprunte des capitaux qu’il va prêter contre gages. Le taux d’intérêt appliqué correspond au remboursement du taux des sommes qu’il emprunte. Il va être sollicité pour un dépannage ponctuel qui permet de se remettre à flot, de faire face à une dépense urgente. N’ayant plus d’argent pour payer sa logeuse George Orwell porte au Mont-de-Piété une valise et des vêtements ne gardant que

47 La dernière dénomination de cet établissement, le Crédit municipal, date d’un décret du 24 octobre 1918. 48 Emile Zola, [1891] 1993, p. 34.

ce qu’il a sur lui50. On peut également avoir recours régulièrement à cet établissement qui dès lors peut constituer l’ultime garde-fou contre la misère :

« Le cas limite de cette nécessité sinistre est sans doute celui de cette vieille femme qui, au milieu du XIXe siècle, portait son matelas le matin, achetait avec son prêt des pommes de terre qu’elle revendait au détail avant de le dégager le soir avec le bénéfice de sa journée »51.

Il pratique parfois la charité en permettant de désengager gratuitement lors de circonstances tragiques (hivers très froids par exemple) des biens de première nécessité comme des vêtements, des couvertures, etc.

Le passage du Mont-de-Piété au Crédit Municipal n’est pas seulement un changement de nom mais témoigne également de la transformation des activités, de la modification des sources de financement et du changement des tutelles (le Crédit Municipal n’est plus lié à l’Assistance publique depuis 1919, en revanche la municipalité est omniprésente : le Maire est président de droit). Cependant l’activité première du Crédit Municipal reste le prêt sur gage qui demeure, en France, un monopole. Ainsi toute personne physique soit financièrement dans la gêne, soit désirant un crédit peut déposer un objet corporel (objets ménagers, matériels audiovisuels, bijoux, tableaux, montres, vêtements, etc. — 90% objets gagés dans le Crédit Municipal de Lyon sont des bijoux). Après vérification de l’identité du déposant qui doit également fournir un justificatif de domicile et parfois une facture, un Commissaire-priseur réalisera gratuitement, et sous sa responsabilité, l’estimation de l’objet. L’objet est évalué entre 30% et 50% du prix de l’objet neuf afin de pouvoir être vendu, le cas échéant, sans perte. Si le déposant accepte l’évaluation il obtient une somme en liquide qu’il devra rembourser (avec les intérêts) pour récupérer le gage dont il reste propriétaire. Le contrat de nantissement a une durée de six mois renouvelable cinq fois par période de six mois. La brochure du Crédit Municipal de Lyon indique que le prêt sur gage est un « dépannage social » qui permet « d’attendre une ressource (allocations familiales, retraite, salaires différés...), d’éviter un découvert bancaire et par conséquent une interdiction bancaire, de passer une période difficile (chômage, maladie, décès familiale), de payer des impôts en évitant de se surendetter ».

50 George Orwell, 1933, p. 27 sq. 51 Eric Deschodt, 1993, p. 12.

Le Crédit Municipal de Lyon52 effectue quotidiennement de 350 à 400 opérations qui se décomposent entre des engagements (entre 100 et 150) et des prolongations (le reste des opérations). Fin 1997, 36 000 contrats de nantissement étaient en cours concernant environ 20 000 personnes (42 000 contrats pour l’antenne de Saint- Etienne) pour un total d’encours de prêt de 93 millions de francs. La majorité de la clientèle est composée de personnes démunies. Le montant moyen des prêts est de 2 000 francs. Cette moyenne a tendance à être tirée vers le haut par une clientèle « haut de gamme » qui affectionne la facilité d’accès et l’anonymat des prêts du Crédit Municipal. Pour une large partie de la clientèle le Crédit Municipal permet de se procurer du liquide parfois simplement pour manger : certains prêts ne dépassent pas 50 ou 100 francs.

Le Crédit Municipal s’adresse ainsi essentiellement à ceux qui sont exclus du système bancaire par manque de garantie pour obtenir un prêt, du fait d’une situation précaire avérée ou considérée comme telle (une partie de la clientèle du Crédit Municipal de Lyon est constituée de Maghrébins ou de gens du voyage a priori exclus du système bancaire).

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