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Sous-section 3 Le mythe de l’exclusion

Qu’apporte la notion d’exclusion à la compréhension de l’extension du chômage et de la précarité ? Concept vague, le terme d’exclusion, nécessite d’être précisé afin d’orienter la réflexion. C’est ce que nous avons tenté de faire dans la section précédente. Cependant définir ce que nous entendons par cette notion nous amène à nous interroger sur la pertinence de notre définition, à la lumière des multiples autres acceptions du terme. Ainsi, si l’on se réfère à son sens littéral le terme « exclusion » signifie une action d’éloignement physique (Œdipe doit quitter Athènes, victime d’une épidémie de peste, sanction divine pour un parricide resté impuni ; l’ostracisme, la peine de bannissement de dix ans prononcé à la suite d’un jugement du peuple dans certaines cités grecques, a ouvert le champ à un ensemble de peines qui font de l’éloignement une sanction). Ce terme est-il adapté à la situation actuelle de chômage et de précarité ? Cela paraît peu probable même si certains événements ont pu rendre le terme plus approprié qu’il ne paraissait de prime abord62. Un deuxième sens principal du terme exclusion est la privation de droits. Une politique de privation de droits, du type de celle menée par le gouvernement de Vichy contre les juifs, n’est pas concevable dans la France actuelle. Pourtant certaines populations du fait de difficultés d’accès à l’information, de situations de pauvreté, d’un faible niveau d’éducation, de difficulté d’expression, rencontrent des obstacles pour faire appliquer leurs droits63. Parfois même, la loi peut être excluante, le

mouvement des « sans-papiers » en est une illustration64. Pourtant, parler d’exclusion peut paraître dans ces cas, même si des dénis de droits sont constatés, un abus de langage car aucune volonté publique allant dans ce sens ne se manifeste65. Personne ne prononce

62 Nous faisons référence aux initiatives de plusieurs municipalités (Pau, Menton, Nice, Toulouse, etc.), qui

à partir du mois de mai 1996, ont pris des arrêtés anti-mendicité réglementant le stationnement des sans-abri dans les centre-villes. Ces arrêtés se basent sur une circulaire du ministère de l'intérieur du 20 juillet 1995 visant à fournir un cadre restreint à des arrêtés de même nature qui avaient fait l'objet d'annulation par des tribunaux administratifs.

63 Voir Marie-Thérèse Join-Lambert, 1995 et les conclusions du rapport du CREDOC au Conseil

Economiques et social, 1995. Les interactions entre droit et exclusion sont également discutées par Daniel Lenoir, 1996.

64 Le problème des clandestins résidant en France a été porté à la connaissance du public par le mouvement

des « sans-papiers ». On peut dater le point de départ de ce mouvement au 18 juin 1996, date du début de l’occupation de l’église Saint-Bernard à Paris par des « sans-papiers » militant pour une réforme des lois Pasqua sur l'immigration.

65 A l’exception notable de la politique mise en œuvre par les courants d’extrême-droite français dans

l’ostracisme, ce qui ne signifie pas pour autant que la marginalisation ne soit pas réelle. S’il existe en France des personnes qui se situent en dehors du droit commun, ils ne peuvent être assimilés à la grande masse de ceux que l’on nomme, de manière abusive, les exclus. Pourtant la notion d’exclusion est elle-même excluante. Nommer les exclus c’est éloigner, exclure. Le terme « exclusion » ne laisse aucun espoir de changement. Le « nouveau pauvre » des années 198066 pouvait se targuer de n’être que récemment tombé dans la précarité, victime d’un soudain basculement de fortune, peut être encore réversible. L’exclu porte le poids d’une situation sans issue, d’un destin inéluctable. Il est vrai que la persistance du phénomène a rendu l’expression « nouvelle pauvreté » peu pertinente. Si le « nouveau pauvre » est encore un peu comme nous car le souvenir de sa vie antérieure est toujours présent, l’exclu appartient à un autre monde, que les médias assimilent fréquemment à celui de la rue. Le monde de l’exclusion est celui de la stigmatisation. De plus en plus l’exclu devient un intrus. On lui dénigre la reconnaissance d’une appartenance antérieure au groupe (ce qui n’est pas le cas pour le « nouveau pauvre »). En dernier ressort l’exclusion entérine un « refus de relation »67 qui se nourrit de la stigmatisation des exclus.

Chez les Grecs, le stigmate représente les manifestations corporelles (brûlures au fer rouge par exemple) d'un statut moral inférieur et exécrable : esclave, criminel ou traître. C’est dans cette optique que la désignation « exclu » peut être comprise. Tout comme celui qui porte des marques de fer rouge est considéré comme anormal, l’exclu porte le stigmate de l’exclusion qui traduit une anormalité. « Le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu'en réalité c'est en termes de relations et non d'attributs qu'il convient de parler » 68. En

l’occurrence, l’anormalité de l’exclu n’est pas physique, mais sociale.

Le stigmate est employé pour rationaliser une peur, il permet de la cristalliser sur un phénomène concret, de l'objectiver. Quelles que soient les peurs — peur de la différence physique (handicap, monstruosité), ethnique, confessionnelle, etc. —

66 L’ouvrage de Serge Paugam ([1991] 1994), La disqualification sociale, bien que sous-titré essai sur la

nouvelle pauvreté, rend compte d’une réalité fortement similaire à celle connu aujourd’hui sous le nom

d’« exclusion ».

67 Voir l’avant-propos de Michel Wieviorka à Logiques de l’exclusion de Norbert Elias et John L. Scotson. 68 Erving Goffman, [1963] 1993, p. 13.

stigmatiser l’étranger, l’anormalité, permet de souder le groupe afin de le protéger69. Quelle peur peut expliquer la stigmatisation par l’exclusion, la crainte du chômage sans doute. Mais ce terme d’exclusion ne traduit pas seulement la crainte de se trouver anormal par la perte de son travail, plus globalement, il entérine une vision du monde : « L’hégémonie du concept d’exclusion traduit la normalisation d’un processus par lequel les uns sont naturellement pensés comme intégrés, efficaces, productifs et les autres insuffisamment productifs, et progressivement marginalisés »70. A ce titre l’exclusion fait figure de mythe, au sens de Roland Barthes : « Le mythe est une parole définie par son intention »71. Quelle serait l’intention sous-jacente au mythe de l’exclusion ? Peut-être entériner une situation de statu quo : « L’exclusion est immobile. Elle désigne un état, ou plutôt des états de privation. Mais le constat des carences ne permet pas de ressaisir les processus qui génèrent ces situations »72. En effet comprendre ces processus revient à dévoiler les logiques de répartition des richesses. Or la pensée utilitariste, fortement ancrée dans l’inconscient occidental, est une pensée sacrificielle73. « L’utilitarisme, c’est la gestion rationnelle du mécanisme du bouc émissaire »74. La pauvreté, le chômage, l’exclusion de certains serait le prix à payer pour la survie de notre système économique et social. Tant que le bonheur du plus grand nombre est assuré, la pauvreté de certains reste acceptable et ne remet pas en cause le fonctionnement du système.

Essayons d’approfondir l’usage du mythe exclusion dans le maintien du statu

quo économique et social. « Ce que le monde fournit au mythe, c’est un réel historique,

défini, si loin qu’il faille remonter par la façon dont les hommes l’ont produit ou utilisé ; et ce que le mythe restitue, c’est une image naturelle de ce réel »75.

Le mythe transforme donc l’intention historique en nature, la contingence en

69 Norbert Elias et John L. Scotson ([1965] 1997) analysent ce processus dans une petite ville d’Angleterre

à la fin des années 1950 entre les habitants de souche et les nouveaux arrivants.

70 François-Xavier Merrien, 1996, p 426. 71 Roland Barthes, 1957, p. 209.

72 Robert Castel, 1995, p. 15. C’est pourquoi Robert Castel préfère le terme de désaffiliation qui rend

compte d’un processus de perte de filiation, de liens sociaux, tandis que Serge Paugam ([1991] 1994), parle de disqualification sociale qui traduit « le refoulement hors de la sphère productive » (Serge Paugam, 1996, p. 569).

73 Voir Jean-Pierre Dupuy, 1992, p. 107 sq. 74 Jean-Pierre Dupuy, 1996, p. 54.

réalité (et donc en éternité). Le mythe fait oublier le caractère historique des choses, leur contingence. Il fournit une unité atemporelle : la réalité. Toute l’histoire constitutive d’un réel est vidée et remplacée par le naturel. « Le mythe est une parole dépolitisée »76. Il

neutralise les événements en leur donnant un sens qui n’est pas de l’ordre de l’explication mais du constat. . Le mythe évacue la complexité : on oublie l’histoire, les choix, les luttes, l’altérité, il n’existe qu’un ordre naturel des choses, celui dans lequel nous vivons. La pauvreté, la marginalisation dues au chômage sont « naturelles » et non le produit de choix politiques et économiques77. A propos de la pauvreté Roland Barthes se pose la question suivante : « J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’Abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice »78.

Cette remarque peut s’actualiser. La mise en scène79 de la pauvreté avec les Restaurants du cœur est un exemple d’événement médiatique substituant le spectacle à la réflexion. « La première vertu du spectacle est d’abolir tout mobile et toute conséquence, ce qui importe n’est pas ce que l’on croit mais ce que l’on voit » 80. La télévision est un outil essentiel de la mythification puisqu’elle tend à banaliser et à simplifier la réalité81. Les émissions sur les exclus ne se comptent plus. Regarder un reportage sur le SAMU social à Paris, sur des clochards morts de froid, sur des occupations d’immeubles par des militants de Droit au Logement (DAL), contribuent non seulement à stigmatiser ces personnes (donc à les rendre étrangère), mais interdit toute mise en perspective des événements, car les images jouent plus sur l’émotion que sur la réflexion. L’exclusion est donc vue comme une donnée du réel et non un construit.

La « rhétorique réactionnaire »82 alimente le mythe de l’exclusion et contribue à

maintenir le statu quo. Cette rhétorique réactionnaire se nourrit de trois thèses selon

76 Roland Barthes, 1957, p. 230.

77 Rappelons nous les conséquences du choix d’enclore les champs pour accroître le rendement économique

des terres (voir Chapitre 2, Section 1, Sous-section 1).

78 Roland Barthes, 1957, p. 56.

79 Le terme de mise en scène semble particulièrement approprié puisque, par exemple, les Restaurants du

cœur bénéficient d’une large couverture médiatique liée à l’implication (ponctuelle ?) de vedettes françaises de la chanson dans ce mouvement. Les vedettes mettent (à leur corps défendant ?) la pauvreté en spectacle. Il ne s’agit pas ici de douter de l’engagement moral de milliers de bénévoles mais de comprendre comment nous en sommes arrivés là.

80 Roland Barthes, 1957, p. 14. 81 Voir Pierre Bourdieu, 1996. 82 Voir Albert O. Hirschman, 1991.

Albert O. Hirschman : la thèse de l’effet pervers, la thèse de l’inanité et la thèse de la mise en péril. Voyons comment sont employées ces thèses vis-à-vis du problème qui nous préoccupe. L’aide aux pauvres (qui est un moyen d’éviter de faire des pauvres des exclus) a souvent été fustigée car on considère qu’elle entretient la pauvreté au lieu de la combattre (effet pervers)83. Les levées de boucliers contre les pauvres profiteurs sont encore de mise aujourd’hui avec notamment les critiques adressées par certains au dispositif Revenu Minimum d’Insertion qui est censé avoir des effets désincitatifs par rapport à la recherche d’emploi. Les RMIstes n’auraient pas grand intérêt à travailler puisqu’ils sont déjà payés pour ne rien faire... De ce fait, l’aide aux pauvres est inefficace puisqu’elle ne s’adresse pas aux « vrais » pauvres (thèse de l’inanité), ce qui, une nouvelle fois, la remet en question84. Plus généralement l’action normalisatrice de l’Etat- providence handicape le fonctionnement harmonieux de l’économie. Les actions de l’Etat en faveur des chômeurs, des pauvres, pèsent sur le fonctionnement des entreprises, à travers les impôts servant à financer ces actions, à travers les règlements mis en place (droit du travail), etc. Ainsi à vouloir aider une partie de la population on met en péril85 le système tout entier, puisque ce sont les entreprises qui créent la richesse.

Ainsi l’emploi du terme « exclusion » valide un certain consensus qui consiste à considérer le caractère inéluctable du phénomène, sans se poser la question des processus d’exclusion. « Du point de vue symbolique, le pouvoir de donner un nom plutôt qu’un autre à un problème social a de grandes incidences sur le choix des mesures susceptibles de le résoudre »86. Nous allons voir dans la section suivante quelles actions impliquent cette vision spécifiquement française de la pauvreté qu’est l’exclusion

83 Voir Albert O. Hirschman, 1991, pp. 50-63. 84 Voir Albert O. Hirschman, 1991, pp. 104-119. 85 Voir Albert O. Hirschman, 1991, pp. 197-201. 86 Hilary Silver, 1994, p. 587.

S

ECTION

2.C

ONTRE L

EXCLUSION

:

LE LIEN SOCIAL

Considérer le phénomène pauvreté en terme d’exclusion sociale revient à introduire pour l’analyse le concept de lien social (Sous-section 1). Celui-ci implique une analyse à petite échelle, seule susceptible de rendre compte de la diversité des liens (Sous-section 2). Cette approche à petite échelle induit l’utilisation d’une méthodologie particulière (Sous-section 3).

Sous-section 1. Une approche de la pauvreté en terme de lien social : une

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