• Aucun résultat trouvé

Sous-section 2 Les contours d’une notion vague : l’exclusion conséquence de la précarisation de l’emplo

Si la pauvreté signale un manque, l’exclusion témoigne d’une inaptitude. Quel lien peut-on faire entre pauvreté et exclusion et quelle place le chômage tient-il dans l’apparition de ces phénomènes ?

32 Hannah Arendt, [1961] 1994, p. 38.

Le travail donne sa dignité à la personne, ce que Marx a parfaitement relevé : « Supposons, que nous produisions comme des êtres humains : chacun s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1. Dans ma production je réalise mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle de satisfaire par mon travail un besoin humain de réaliser la nature humaine et de fournir, au besoin d’un autre, l’objet de sa nécessité. 3. J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton être et comme une partie nécessaire de toi même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4. J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle, ma vraie nature, ma sociabilité humaine [Gemeinwesden]. Nos productions seraient autant de miroirs où nos être rayonneraient l’un vers l’autre » (Karl Marx, [1844] 1968, p. 33).

33 Voir Robert Castel, 1995, p. 399 sq. 34 Voir Philippe Sassier, 1990, p. 356 sq.

Nous avons abordé précédemment la notion de pauvreté. La définition d’un seuil pour mesurer cette notion résulte d’une convention. En effet, plusieurs mesures de la pauvreté peuvent être proposées35 :

Tableau 1. Comparaison des approches de la pauvreté36 Pauvreté « monétaire » Pauvreté des conditions d’existence37

Pauvreté « légale » Pauvreté subjective

Caractéristique Insuffisance de revenu. Manque de bien être matériel et social par rapport à la majorité.

Etre titulaire d’un minimum social

Opinion individuelle

Mesure Définition d’un seuil de

pauvreté.

Définition d’un « panier » de biens et services de référence.

Additionner les titulaires des huit

minima sociaux

Réponse directe des ménages comme indicateur.

Exemple L’INSEE fixe, en

général, le seuil à 50% du revenu médian.

Le CREDOC estime, en 1988, lors des travaux sur le RMI que le poste « prêt mobilier, linge, électroménager » correspond à 100 francs par mois ou que celui « sport, téléphone, tabac » correspond à 50 francs.

minimum vieillesse, minimum invalidité, allocation aux adultes handicapés, allocation de parent isolé, allocation d’assurance veuvage, allocation d’insertion, allocation de solidarité spécifique, Revenu Minimum d’Insertion.

« Quel est le revenu minimum dont doit disposer un ménage comme le votre pour vivre ».

Fiabilité Le nombre de pauvres

évolue en fonction du seuil. Le nombre de pauvres évolue en fonction du seuil. Le nombre de pauvres évoluent en fonction de la création ou de la disparition d’un minimum social Chaque catégorie de revenu se trouve plus pauvre que la catégorie supérieure.

Intérêts Facilité des

comparaisons historiques et internationales.

Enrichissement de la notion de pauvreté, qui n’est plus seulement un manque d’argent.

Chiffre facile à obtenir. Souligne l’implication de l’Etat dans la lutte contre la pauvreté.

Introduit la notion de pauvreté relative.

Inconvénients Quel revenu retenir ? Doit-on prendre en compte les revenus en nature ?

Aucune indication sur le degré d’intégration des personnes dans le système social n’est donné.

Comment décider quels sont les biens de référence ? Cela revient, pour les experts à projeter leur échelle de valeur38.

La norme des

conditions d’existence évolue dans le temps et l’espace, ce qui rend difficiles les comparaisons. Difficulté de comparaison dans le temps et l’espace. Risque de surestimation du taux de pauvreté.

Selon que l’on adopte tel ou tel mode de calcul le nombre de la population considérée comme pauvre évolue39. Avec le seuil de pauvreté de l’INSEE pour 199440

36 Tableau réalisé en faisant la synthèse de Michel Glaude, 1998, pp. 38-39 et Olivier Mazel, 1996, p. 94 sq. 37 Cette approche de la pauvreté est voisine de celle développée par Amartya Sen (voir Amartya Sen, 1999,

p. 64 sq.).

38 L’affrontement des hiérarchies de valeur est discuté dans le Chapitre 3, Section 3.

39 Pour un florilège de seuils de référence et donc de comptage de la population pauvre en France voir

(arrêté à 3 800 francs par mois pour une personne seule, 5 650 francs pour un couple41), on totalise en France une population pauvre de 2,4 millions de ménages (10,4% de la population), ce qui représente 5,5 millions de personnes (dont 1,1 millions d’enfants de moins de 14 ans)42.

Quelle est la cause de cette pauvreté et quelles en sont les conséquences ? La mesure du chômage est, elle aussi, fortement dépendante des définitions retenues43. En tendance générale, le chômage ne cesse de croître en Europe, et en France notamment depuis le milieu des années 1970. Environ trois millions de personnes sont inscrites à l’Agence Nationale Pour l’Emploi en 1998 contre approximativement 300 000 en 1970. Il est possible d’ores et déjà d’établir un lien entre chômage et pauvreté.

Tableau 2. Evolution de la pauvreté de 1984 à 199444

Proportion de ménages pauvres Nombre de ménages pauvres en 1984 (en % du nombre total de ménages) en 1994 (en % du nombre total de ménages) en milliers (1984) en milliers (1994) évolution entre 84 et 94 Personne de référence45 active : - Chômeurs 32,4 39,1 255 519 + 103 % - Salariés 3,1 4,7 341 530 + 55 % - Indépendants 19,8 12,1 294 203 - 31 % Personne de référence inactive : - Retraités 14 7,2 789 522 - 34 % - Etudiants et autres inactifs 34,8 40,9 422 634 + 50 % Ensemble 10,3 10,4 2 100 2 408 + 15 %

A la lecture de ce tableau on constate un lien direct entre chômage et pauvreté : le nombre de personnes au chômage considérées comme pauvres a augmenté de 103 % en dix ans. La proportion de chômeurs pauvres a gagné sept points pour atteindre environ

40 Il est fixé à la moitié du revenu médian par unité de consommation.

41 Le seuil est calculé en fonction des unités de consommation, soit le premier adulte du ménage équivalent

à une unité de consommation, 0,7 UC pour chaque adulte supplémentaire, etc. (Voir Michel Glaude, 1998, p. 40).

42 Voir Michel Glaude, 1998, p. 43. 43 Voir Robert Holcman, 1997, p. 25 sq.

44 Source : Enquête Budget de famille, INSEE (voir Michel Glaude, 1998, p. 48.).

45 La personne de référence est dans le cadre d’un ménage composé d’un couple, le conjoint masculin. Pour

les familles monoparentales, il s’agit du père ou de la mère des enfants. Dans les autres cas, il s’agit de la personne active la plus âgée ou dans un ménage d’inactifs, le plus âgé.

39% des ménages en 1994. En 1996, seulement 56% des demandeurs d’emplois sont indemnisés. Parmi ceux-ci, environ 36% touchent une indemnisation inférieure à 3 000 francs (pour 22% touchant 5 000 francs et plus)46. Quand il dure, le chômage accentue le

phénomène de paupérisation. Or le nombre de personnes touchées par le chômage de longue durée47 a tendance à s’accroître pour concerner 1,3 millions de personnes à la fin de 1997, contre seulement 60 000 en 1974. La proportion de chômeurs de longue durée est passée de 16,7% des chômeurs en 1975 à 33,7% en 1996.

Mais le chômage n’est pas le seul facteur en cause en matière de pauvreté, la précarisation du travail joue également un rôle prédominant. Si être salarié de plein droit48 éloigne la menace de la pauvreté, il existe une nébuleuse de situations entre salariat et chômage. Cette nébuleuse regroupe les personnes travaillant à temps réduit sans l’avoir choisi, les personnes sans-emploi suivant des stages de formation professionnelle, les emplois subventionnés dans le secteur non marchand (ce qui correspond au traitement social du chômage : contrat emploi solidarité, contrat initiative emploi, etc.), les emplois intérimaires. Or l’emploi précaire « ouvre l’année suivante, à chance à peu près égale sur trois états : l’emploi stable, l’emploi précaire et le chômage »49 ; entre 1996 et 1997, 27 % des emplois précaires ont trouvé un emploi stable, 39% n’ont pas changé de situation et 28% se sont retrouvés au chômage. N’a-t-on pas ici les prémisses si ce n’est d’une société duale au moins d’une « société en sablier »50. C’est en tous cas, ce que laisse penser la précarisation des l’emploi :

« 6,7 millions d’adultes en âge de travailler, dont 467 000 en retrait anticipé d’activité, subissent les conséquences de la dégradation de la situation de l’emploi. Et ce chiffre qui est sans doute sous estimé, du fait des incertitudes sur la précarité subie, ne tient pas compte de l’environnement familial immédiat évidemment directement concerné par la situation des autres membres du ménage »51.

Le lien de causalité entre chômage et pauvreté peut être fait, en France tout au moins. La conjonction de ces phénomènes mène à l’exclusion. Le chômage n’est pas la

46 Voir Robert Holcman, 1997, pp. 50-51.

47 Inscription à l’ANPE depuis plus d’un an; Pour une définition précise et une analyse du phénomène voir

Claude Seibel, 1998, pp. 93- 112. On peut voir également Robert Holcman, 1997, pp. 73- 75.

48 Nous entendons par ce terme être titulaire d’un contrat à durée indéterminé pour un plein temps. 49 Laurence Bloch et Marc-Antoine Estrade, 1998, p. 126.

50 Alain Lipietz analyse la crise du fordisme, et ses répercussions sur la société française, qui marque le

passage d’une « société en montgolfière » à une « société en sablier » caractérisée par la montée de la pauvreté, dans Alain Lipietz, 1998, pp. 23-68.

seule cause de l’exclusion, mais en est certainement un facteur déterminant. Chômage et précarisation du travail remettent en question le mode d’intégration par le travail propre à la société salariale telle qu’elle s’est développée depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. La société salariale implique deux formes particulières d’intégration. La première s’effectue par le travail qui offre une identité, qui conditionne l’appartenance à un groupe, ce qui, en définitive, revient à établir une norme. S’éloigner de la norme revient à se marginaliser vis-à-vis du groupe. Il est cependant possible d’imaginer que les personnes en marge du groupe dominant constituent des sous-groupes qui soient autant de micro-espaces d’intégration52.

Outre l’intégration par le travail, la société salariale connaît une autre forme d’intégration. Il s’agit de la prise en compte, par le biais de la protection sociale, de ceux qui se situent justement en dehors des limites protectrices du travail. Si le travail constitue la norme, le rôle de la protection sociale est d’empêcher la marginalisation de ceux qui ne sont pas adaptés à cette norme, les anormaux53. Dès lors il convient simplement de définir des catégories regroupant les inadaptations : personnes âgées, handicapés, personnes ayant subi un accident du travail, chômeurs, etc. L’intégration de ces populations est double, monétaire d’une part et identitaire de l’autre. L’allocation reçue est la validation d’une reconnaissance sociale. L’identité de ces sous-groupes est définie en référence à la norme du travail. La question qui se pose actuellement est la multiplication de sous- groupes et la croissance de leurs effectifs. D’une part, pour qu’une norme perdure il est souhaitable qu’elle concerne une majorité de la population. D’autre part, le financement de la protection sociale, basé sur un principe de cotisation, est menacé d’un stricte point de vue comptable. Non seulement un accroissement de la proportion des personnes sans travail menace l’équilibre du système54. De plus, les cotisations sont proportionnelles au

revenu, qui dépend d’un travail...55

Non contente d’être menacée, la fonction intégratrice de la protection sociale a

52 C’est une problématique largement explorée par les tenants de l’interactionnisme symbolique. Voir

notamment Erving Goffman, [1963] 1993 et Solomon Howard Becker, 1985.

53 Voir François Ewald, 1994, p. 405 sq.

54 Sur cette question voir Pierre Rosanvallon, 1995. Voir également François-Xavier Merrien, 1996 et

Robert Castel, 1995, pp. 374-378. Un autre problème brûlant se pose : « un drame se profile pour après- demain : l’arrivée à l’âge de la retraite de celles et ceux qui seront restés précaires toute leur vie » (Alain Lipietz, 1998 p. 282).

été élaborée au détriment d’autres formes de solidarité. La protection sociale prise en charge par l’Etat est une configuration spécifique de pratiques qui ne se retrouvent pas, loin de là, dans toutes les collectivités humaines56. En effet des règles d’entraide

différentes ont pu être observé dans d’autres sociétés : solidarité villageoise, familiale, etc. — on pourrait parler ici de socialité primaire57. Dans ce type de société la précarité de l’existence fait partie de la condition de tous et ne rompt pas l’appartenance communautaire. On pourrait ainsi parler par abus de langage de « communauté- providence ». Cette dernière a fortement été remise en question par la mise en place de l’Etat-providence. La solidarité instituée met en rapport la personne (« l’ayant-droit ») et une abstraction, l’Etat-providence.

« L’intervention de l’Etat permet aux individus de conjurer les risques d’anomie qui [...] sont inscrits dans le développement des sociétés industrielles. Mais pour ce faire, ils ont pour interlocuteur principal, et à la limite unique, l’Etat et ses appareils. La vulnérabilité conjurée de l’individu se trouve ainsi reconduite sur un autre plan »58.

Si le chômage peut induire la pauvreté, l’exclusion se nourrit des deux phénomènes : le chômage remet en cause la socialisation par le travail ; la pauvreté est un facteur d’isolement.

« La participation à la vie sociale sur un mode égalitaire requiert davantage de ressources. Les ressources dont il s’agit sont les moyens financiers permettant aussi bien certaines consommations jugées socialement nécessaire que l’accès à certains lieux, à certaines informations »59.

Bien entendu la causalité chômage-exclusion n’est pas univoque. Il existe des facteurs qui prédisposent au chômage et qui, de ce fait, peuvent être considérés comme des causes potentielles d’exclusion. Le rapport du Conseil Economique et Social identifie plusieurs facteurs explicatifs de situations de précarité : outre la pauvreté, on trouve le niveau scolaire, la structure familiale, la santé, la densité des réseaux sociaux, etc60. Une caractéristique des personnes en situation d’exclusion est qu’elles cumulent, fréquemment, plusieurs précarités. Nous trouvons une illustration de ce phénomène dans la figure ci-après.

56 Voir Robert Castel, 1995, p. 34 sq. 57 Voir Alain Caillé, 1986, pp. 363-375. 58 Robert Castel, 1995, p. 395.

59 Bernard Perret et Guy Roustang, 1993, p. 92. 60 Voir Conseil Economique et Social, 1995.

Figure 1. Le cumul des précarités61

Les cinq précarités retenues sont : « l’absence de diplôme », « moins de 2 800 francs par mois par unité de consommation », « pas de logement stable », « état de santé dégradé », « au chômage ou sans travail ».

1 précarité 16% 2 précarités 32% 3 précarités 30% 4 précarités 15% 5 précarités 3% 0 précarité 4%

En définitive, la définition de l’exclusion que, dans un premier temps, nous pouvons retenir correspond à la conjonction des phénomènes de chômage et de pauvreté, ce qui ne prend en compte que deux indicateurs parmi d’autres. Ces indicateurs font, selon nous, office de plus petit dénominateur commun du phénomène exclusion. Leur choix se justifie car ils correspondent à des situations qui s’inscrivent dans une histoire commune, celle du salariat en France, ce qui apporte des éléments généraux de compréhension sur l’origine des situations d’exclusion. Ainsi, sans entrer dans le détail des parcours individuels, l’analyse de ces situations d’exclusion, au regard du phénomène chômage, implique des pistes de réflexion sur l’accès à l’emploi. Néanmoins, même après une définition restrictive du phénomène, l’usage de la notion d’exclusion n’est pas neutre. Il convient de discuter les représentations attachées à son utilisation.

61 Source : Enquête du CREDOC auprès de 754 personnes sélectionnées selon la méthode des quotas pour

le compte du Conseil Economique et Social, 1995. Voir également Marie-Odile Gilles-Simon et Michel Legros, 1996.

Outline

Documents relatifs