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Sous-section 2 Un cloisonnement monétaire imposé : préaffectation autoritaire des revenus

Donner au pauvre butte sur l’écueil de la confiance que l’on a dans le donataire de faire bon usage du don reçu. Untel refuse de donner de l’argent aux clochards sous prétexte qu’ils vont le boire. Tel autre préfère donner directement de la nourriture ou des biens (ticket de bus, couverture, veste, etc.) plutôt que de l’argent pour les mêmes raisons. De façon plus globale les aides de l’Etat sont périodiquement mises sur la sellette car elles sont dit-on utilisées de manière impropre : le Revenu Minimum d’Insertion permet de vivre « dans l’oisiveté » plutôt que de contribuer à chercheur un stage d’insertion, les allocations de rentrée scolaire ne sont pas utilisées pour acheter du matériel scolaire pour les enfants, les allocations familiales servent à « payer des vacances » plutôt qu’à élever les enfants, etc. Il en va de même pour l’aide au développement vers les pays du Sud qui n’est pas exempte de ce type de préjugés (plus ou moins fondés). C’est ainsi que par le biais de crédit ciblé, les dépenses d’investissement sont décidées par l’organisme qui fournit le crédit96. Les pauvres n’ont pas l’entière maîtrise de l’utilisation des revenus obtenus de l’aide sociale : la préaffectation imposée des dépenses contribue au cloisonnement des usages de l’argent chez les pauvres.

Paragraphe 1. Une utilisation contestée de l’argent

Une constante ancienne de toutes les associations caritatives est d’enseigner aux personnes bénéficiant d’aides de provenances diverses comment utiliser leur argent correctement. Viviana Zelizer s’appuie sur des exemples tirés d’une littérature abondante sur les mœurs dans les Etats-Unis du XIXe siècle pour illustrer ses thèses sur la non fongibilité de la monnaie97. Elle cite l’exemple d’une veuve, Mrs C., mère de six enfants qui a été prise en charge par une œuvre caritative à la mort de son mari au début des années 192098. Cette œuvre alloue 10$ par semaine à la famille sous forme de bons d’achats (grocery orders) à dépenser dans une épicerie désignée. Dans la perspective de l’obtention d’une allocation monétaire Mrs C. est tenue de garder une trace écrite de tous ses achats, ceux-ci devant être le meilleur marché possible. A la suite d’un contrôle il est

96 Voir par exemple Isabelle Guérin, 1996, p. 45 et p. 177 sq. 97 Viviana Zelizer,1994.

découvert que Mrs C. a consacré une partie de son budget à acheter des tomates fraîches alors qu’elle pouvait se contenter de tomates en boite moins chères. Dès lors la possibilité d’obtenir une allocation monétaire lui est refusée et une personne l’accompagne pour ses courses de manière à lui inculquer une meilleure discipline d’achat. Ce cas extrême révèle un double cloisonnement monétaire imposé. Des bons d’achats sont alloués plutôt que de l’argent. Ces bons d’achat n’ont un pouvoir libératoire que dans certains magasins qui s’engagent à ne vendre uniquement des produits de première nécessité. Ensuite, l’usage de cette monnaie parallèle99 n’est pas libre. Seuls les biens les moins coûteux sont

autorisés à l’achat, l’organisme caritatif se chargeant d’élaborer un budget pour la personne. Cette dernière n’est pas supposée capable d’établir elle-même un budget. Les organisations caritatives vont chercher à règler les comportements économiques des pauvres pour leur apprendre à dépenser prudemment (il faut apprivoiser l’argent —

taming money100 — pour ne pas le dépenser n’importe comment) : d’une part en offrant

des bons d’achat c’est-à-dire en orientant leur dépense (segmentation monétaire imposée physiquement par introduction d’une monnaie à pouvoir libératoire réduit) et d’autre part en intervenant directement dans les dépenses familiales (en économisant voire en dépensant pour eux !).

Paragraphe 2. Des monnaies imposées

La mise en place de monnaies parallèles à destination des pauvres est très caractéristique d’un cloisonnement imposé des usages de la monnaie. Il s’agit bien ici de monnaie et non d’argent au sens où cela a été défini plus haut101 : l’usage du liquide (de l’argent) est dénié aux pauvres. En annexe de l’ouvrage de Laé et Murard se trouve la photocopie d’un bon délivré par le bureau d’aide sociale « pour cinquante francs d’alimentation ». Il est précisé que les seuls achats autorisés sont : « pommes de terre, pâtes, œufs, lait ; pain, huile, sucre margarine ; petits pots pour bébé » 102.

Les bons d’alimentations constituent la seule ressource régulière de Bébert (à ce

99 Voir Jérôme Blanc, 1998. 100 Viviana Zelizer,1994, p. 131. 101 Chapitre 2, Section 2, Sous-section 1.

titre il est baptisé « l’homme aux bons »103), ce qui représente 120 francs par semaine. Prenant ses repas chez des amis « une fois par semaine, le jour des bons c’est lui qui achète la viande du couscous ou les légumes : il peut donc faire bonne figure les autres jours »104. Les bons alimentaires voient leur utilisation détournée lorsque les personnes se

les réapproprient. On peut soit revendre la nourriture achetée à l’aide des bons soit obtenir leur valeur en monnaie nationale105 de manière à ne plus être contraint dans ses dépenses. Un autre moyen d’avoir un contrôle sur le comportement des pauvres par le biais d’une monnaie parallèle a été testé au Mexique en 1996106. Il s’agissait de réunir les dix-huit aides que l’Etat accordait aux pauvres. La somme totale est enregistrée sur une carte de crédit valable dans certains magasins. Le rechargement périodique de la carte de crédit est conditionné par la présence de la famille à des visites de soins préventifs.

En 1993 plus de 10% de la population américaine achetait sa nourriture avec des coupons107. Mais pas n’importe quelle nourriture (le contrôle moral est toujours présent) : on ne peut pas acheter avec les coupons de la nourriture pour animaux, de l’alcool ou du tabac, des aliments prêts à consommer chaud, des vitamines ou des médicaments. Les détaillants participants aux programmes de bons alimentaires peuvent en être exclus s’ils vendent des marchandises non autorisées.

Paragraphe 3. Un budget contrôlé

Si le contrôle des dépenses des pauvres peut se faire par la mise en place d’une monnaie à pouvoir libératoire limité, une autre forme de contrôle consiste à intervenir, par des conseils ou par des mesures autoritaires, sur le budget familial. Le passage au crible du budget des pauvres se justifie par l’idée selon laquelle la pauvreté résulte d’un ensemble de petites dépenses incontrôlées.

Viviana Zelizer rapporte diverses pratiques d’organismes caritatifs, datant de la fin du siècle dernier, visant à « moraliser » l’usage de l’argent des pauvres, par exemple en leur enseignant l’épargne. A cet égard des « visiteurs » de ces organismes font, chaque semaine, du porte à porte dans les quartiers populaires et collectent des petites sommes

103 Jean-François Laé et Numa Murard, 1985, p. 58. 104 Jean-François Laé et Numa Murard, 1985, p. 58.

105 Voir Jean-François Laé et Numa Murard, 1985, p. 57 et Viviana Zelizer,1994, p. 197. 106 “ Fighting poverty with a credit card ”, The Economist, 11 mai 1996.

qui seront restituées sous forme de marchandises :

« Fuel funds, flour ans shoe clubs, along with other special purpose savings societies were

organized by different charity organizations throughout the country to steer the earnings of ‘small wage-earners’ toward morally safe and socially elevating purchases. In many cases, the organizers dis the buying themselves, often securing wholesale prices for club depositors »108.

Afin d’encourager les comportements d’épargne chez les plus pauvres une organisation caritative, the Penny Provident Fund, allait même jusqu’à ouvrir des comptes d’épargne pour des sommes de l’ordre du cent (alors que les banques n’acceptaient généralement pas de dépôt en dessous d’un dollar). Dès que la somme de 10$ était réunie sur le compte, l’argent était transféré sur un compte rémunérateur. Tout retrait devait être motivé109.

Les Ecoles de consommateurs organisent souvent des réunions sur la tenue d’un budget. C’est l’un des cinq thèmes le plus fréquemment réclamés par les participants des écoles (avec l’alimentation, les assurances, les achats et la banque). C’est souvent un sujet que réclament les nouveaux arrivants d’une école. Un dossier a été constitué avec la participation des membres de l’école de Petit-Quevilly110. Quatre grands postes de dépense sont abordés. Les trois premiers postes sont les suivants :

- Les dépenses d’alimentation (poisson-boucherie, fruits-légumes, charcuterie, crémerie, produits surgelés, boissons, entretien-hygiène, boulangerie, épicerie),

- Les dépenses courantes (vêtements, entretien, santé, transport, argent de poche, sport-loisir, équipement maison, cadeaux et imprévu),

- Les inévitables (loyer, EDF-GDF, eau, téléphone, chauffage, voiture, éducation enfants, mutuelle, impôt, assurance, crédit).

Pour chacun de ces trois postes les comptes se font quotidiennement (il est conseillé de garder les tickets de caisse) et les totaux se font par semaine puis par mois (il est indiqué que l’on peut compenser des dépenses d’une semaine sur l’autre). D’ors et déjà il est possible de noter que les postes budgétaires retenus sont bien moins restrictifs

108 Viviana Zelizer,1994, p. 137.

« Les fonds d’achat de mazout, les clubs d’achat de farine ou de chaussure, de même que d’autres associations d’épargne préaffectée à des achats particuliers étaient organisés par différents organismes caritatifs à travers le pays pour orienter les revenus des ‘petits salaires’ vers des achats moralement respectables et socialement gratifiants. Dans de nombreux cas, les organisateurs effectuaient l’achat eux- mêmes, obtenant souvent des prix de gros pour les épargnants ».

109 Viviana Zelizer,1994, pp. 138-139.

que ceux considérés comme normaux pour les pauvres au XIXe siècle111. Sans aller jusqu’à proposer un poste « cigarettes », des postes comme sport-loisir, argent de poche, produits surgelés montrent que l’on revient sur les a priori touchant la consommation des ménages modestes. Ceci tient pour partie à ce que les intéressés ont participé à la rédaction de ce dossier. Le dernier poste du budget, qui intervient après les trois postes cités précédemment s’intitule « Au total que me reste-t-il pour rêver ? ». Le calcul est simple il suffit de retrancher aux ressources les trois premiers postes de dépense pour obtenir la part du rêve.

Un document réalisé, sous un format rappelant celui d’un chéquier, par la Confédération Syndicale du Cadre de Vie, l’Union Féminine Civique et Sociale et le Centre d’Information sur l’Habitat avec l’aide technique du Centre Régional de la Consommation, s’intitule « Banque du Rêve... ou vie de cauchemar ? ». Sur le recto du document apparaît « Banque du Rêve... ». Au verso, en dessous de la deuxième partie du titre il est indiqué qu’ « Avec ce chéquier, testez si vous avez les moyens de réaliser vos rêves... ». Plusieurs questions sont posées avec des propositions de réponse. Il faut en cocher une et additionner les résultats des tests pour voir si l’on est un « consommateur averti ». Bien entendu toutes les « bonnes » réponses consistent à exprimer des envies raisonnables, à avoir un comportement d’épargne et à ne pas s’endetter. Face à ces recommandations qui tiennent du « bon sens » qu’en est-il du comportement des pauvres ? S’adaptent-ils au cloisonnement monétaire induit par les valeurs du groupe dominant ?

Sous-section 3. Marquages affectif et social de l’argent : l’affrontement

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