• Aucun résultat trouvé

Sous-section 2 Une petite échelle d’analyse

Le recours à une analyse en terme de lien social permet de contourner les imprécisions véhiculées par la problématique de l’exclusion, qui n’en demeure pas moins le point de départ de notre questionnement. Nous laissons de côté une approche statique

114 Emile Durkheim, [1893] 1991, p. 348. Jean-Baptiste Say dit la même chose différemment : « C’est un

triste témoignage à se rendre, que de n’avoir jamais fait que la dix-huitième partie d’une épingle » (Jean- Baptiste Say, [1803] 1972, p. 95). Se mettre à son compte est parfois motivé par le désir de créer une « œuvre » (au sens de Hannah Arendt, [1961] 1994, p. 187 sq.). Voir à ce propos Hélène Hatzfeld, Marc Hatzfeld et Nadja Ringart, 1999.

115 Emile Durkheim, [1893] 1991, p. 344. 116 Voir Section 1 de ce chapitre.

117 Les termes d’insertion et d’intégration sont utilisés, quand il s’agit de lutter contre l’exclusion, de

manière relativement indifférenciée. Cependant les définitions de ces termes diffèrent. Intégrer signifie, selon son étymologie, rendre complet. En revanche insérer correspond à l’idée d’introduire. Si l’on se réfère à la conception française du lien social, le RMI doit intégrer plutôt qu’insérer.

du phénomène et, dans la lignée d’une approche en terme de lien social, prenons en considération une logique de processus. Comment identifier ces processus ? Il paraît peu à propos d’essayer d’en avoir une vision « moyenne », par une démarche consistant à isoler une population, à la dénombrer et à l’analyser. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’une approche dynamique de l’exclusion supposerait de suivre une population sur une longue période de temps afin d’identifier les processus de délitement de liens sociaux. Or il n’existe pas de population de référence, constituée dans le passée, à laquelle la situation présente puisse être comparée. De plus il apparaît que l’exclusion vue comme un processus n’est perceptible qu’à l’échelle de la personne. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible de percevoir les entraves, les blocages qui handicapent l’accès à l’emploi de certaines personnes.

Même si le référent du lien social est la société, il importe d’identifier ce lien dans sa diversité. En effet, s’il est vrai que l’intégration par le travail est un phénomène essentiel, il convient de garder à l’esprit que bon nombre de facteurs vont la faciliter ou l’entraver à des degrés divers. Seule une approche à micro-échelle permet de cerner la diversité de ces facteurs119.

Un cadre d’analyse pour une approche à micro-échelle peut s’appuyer sur les travaux de Fernand Braudel dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme120. Dans cet ouvrage, Fernand Braudel entreprend une histoire économique mondiale du XVe au XVIIIe siècle. Ses recherches le mènent rapidement à reconsidérer son approche pour prendre en considération la complexité de l’objet abordé. Ce qu’il doit étudier ce n’est pas une mais des économies. Quelles comparaisons faire entre l’activité de la Compagnie des Indes, les échanges sur les foires régionales et la production de légumes à des fins d’autoconsommation ? L’activité économique concerne des échelles diverses. Généralement nous avons de l’activité économique une idée préconçue :

« Celle que l’on décrit de préférence aux autres c’est l’économie dite de marché, entendez les mécanismes de la production et de l’échange liés aux activités rurales, aux échoppes, aux ateliers, aux boutiques, aux Bourses, aux banques, aux foires et naturellement aux

119 Le Conseil Economique et Social (1995) dresse une liste de ces facteurs : logement, santé, vie familiale

et amicale, éducation, etc. Il est possible de se référer une nouvelle fois à Durkheim quand il identifie les formes d’anomies qui peuvent conduire au suicide anomique (Emile Durkheim, [1897] 1991, p. 264 sq.) : crise économique, pauvreté, « anomie conjugale » (il est vrai que les divorces sont des ruptures qui peuvent faire basculer dans la marginalité).

marchés »121.

Pourtant deux autres niveaux bordent « l’économie de marché » que Fernand Braudel qualifie de « zones d’opacité ». Coexistant avec l’économie de marché on trouve une « infra-économie, cette autre moitié informelle de l’activité économique, celle de l’autosuffisance, du troc des produits et des services dans un rayon très court »122. Ces activités sont difficiles à identifier et quantifier car elles interviennent, pour beaucoup, dans la sphère domestique, alors que l’économie de marché se révèle en plein jour. D’autres activités économiques sont également masquées, mais ici afin de « [fausser] l’échange à leur profit »123. « Ainsi des groupes d’acteurs privilégiés se sont engagés dans des circuits et des calculs que le commun des hommes ignore »124. Ces activités, que Braudel situe à un niveau au-dessus de l’économie de marché, concernent les échanges internationaux : « A cet étage élevé, quelques gros marchands d’Amsterdam, au XVIIIe siècle ou de Gênes, au XVIe siècle, peuvent bousculer, au loin, des secteurs entiers de l’économie européenne voire mondiale »125. C’est l’étage du capitalisme.

On peut se demander en quoi une grille de lecture élaborée pour comprendre une période antérieure au XVIIIe siècle peut être toujours d’actualité. Fernand Braudel répond lui même à cette question : « Ce qui m’a vraiment conforté dans mon point de vue, c’est d’apercevoir assez vite et assez clairement, à travers cette même grille, les articulations des sociétés actuelles »126. En quoi la tripartition braudélienne, actualisée et ramenée à une échelle française et non plus mondiale, nous permet d’envisager une approche à micro-échelle susceptible d’identifier les processus d’exclusion/d’intégration (ou, autrement dit, de tissage des liens sociaux) ? Notre point de départ de l’analyse du phénomène exclusion est de considérer l’effet fortement intégrateur d’une situation de salariat127. Chaque étage de la maison braudélienne induit des formes de solidarités (d’intégration) particulières. Le passage du premier étage, qui est celui de l’intégration par la participation à la division du travail, au rez-de-chaussée (étage de la « vie

121 Fernand Braudel, [1979] 1998, p. 8.

122 Fernand Braudel, [1979] 1998, p. 8. Braudel nomme cette « infra-économie », « civilisation matérielle ». 123 Fernand Braudel, [1979] 1998, p. 9.

124 Fernand Braudel, [1979] 1998, p. 9. 125 Fernand Braudel, [1979] 1998, p. 9. 126 Fernand Braudel, [1979] 1998, p. 9. 127 Voir supra Section 1 de ce chapitre.

matérielle), remet en cause les formes d’intégration dominantes.

Tableau 5. Formes d’intégration à la maison braudélienne

Noms Caractéristiques Exemples

d’acteurs

Formes d’intégrations Deuxième

étage

« Capitalisme » Monopole/oligopole, opacité des échanges. Entreprises transnationales. Accès à l’information. Premier étage « Economie de marché »

Concurrence, transparence des transactions. Petites et Moyennes Entreprises. Participation à la division du travail (socialité secondaire). Rez-de- chaussée « Civilisation matérielle »

Economie domestique, économie informelle, autoproduction, opacité des échanges, échanges non monétaires, don.

Ménages. Proximité, confiance, (socialité primaire).

Le premier étage est celui de l’intégration par la participation à la division du travail. Appartenir à cet étage c’est faire partie intégrante de la société tout entière. Pour autant, il ne faut pas négliger le socle sur lequel repose cette appartenance : la « civilisation matérielle ». Etre intégré à ce niveau inférieur (à travers l’environnement familial, amical, etc.) facilite l’ascension vers l’étage supérieur. Le rez-de-chaussée agit comme un régulateur des déséquilibres se manifestant au premier étage :

« dans le sillage de la dépression économique consécutive à la crise de 1973-1974, a commencé à proliférer une forme, moderne celle-là, d’économie hors marché : le troc à peine dissimulé, les services directement échangés, le ‘travail au noir’ comme on dit, plus les nombreuses formes du travail domestique et du ‘bricolage’ »128.

Ce niveau inférieur peut être un tremplin pour atteindre l’étage central. La « petite économie » 129 est un premier palier vers une intégration plus complète130, qui peut passer, et c’est là un des axes que nous explorons plus particulièrement, par la création d’une très petite entreprise131.

L’analyse à petite échelle peut seule rendre compte de la diversité des parcours

128 Fernand Braudel, [1979] 1998, p. 10.

129 La « petite économie » dont nous parlons dans le Chapitre 4 tient de cet étage et de la limite inférieure

du niveau central. En effet la frontière entre ces deux étages est ténue : « Ainsi c’est de part et d’autre d’une frontière indécise par nature que le rez-de-chaussée et le premier étage coexistent » (Fernand Braudel, [1979] 1998, p. 15.).

130 Nous voyons plus loin (Chapitre 5) une illustration de ce principe à travers l’étude des systèmes

d’échange local.

131 Nous analysons la « petite économie » essentiellement à travers la création d’activité, bien que ce soit

un aspect parmi d’autres. Nous nous conformons à notre perception de l’exclusion qui tient à une difficulté d’accès à l’emploi.

d’exclusion (dans la perspective de les inverser). Quelle méthode employer pour la mettre en œuvre ?

Outline

Documents relatifs