• Aucun résultat trouvé

Sous-section 3 Crise du lien financier Paragraphe 1 Désacralisation de la dette

C ONCLUSION DU CHAPITRE

L’intégration par le travail salarié traverse une crise dont le chômage est une première manifestation. Mobiliser des leviers de la socialité primaire pour combattre l’exclusion sociale qui découle de cette crise, peut être une piste à explorer. La force de la dette naît de l’obligation de rendre (mais pas de rembourser la totalité). A quoi bon, dans une société régie par des rapports d’équilibre, le règne de l’équivalence, penser la dette comme « équilibre de déséquilibre »167. L’approche anthropologique de la dette révèle sa permanence dans les sociétés humaines et son caractère éminemment intégrateur. L’instrument privilégié de règlement de la dette est la monnaie forgée par le sacrifice :

« La dette motif du sacrifice, inscrit donc le phénomène financier dans la vie des sociétés comme sorte d’instrument unificateur du profane et du sacré en instituant, au-delà du dépôt fondamental que représente toute vie, la nécessité d’un gage entre l’homme-débiteur et le dieu-créancier, esquisse du lien symbolique que traduiera bientôt la monnaie »168.

Quoi de commun avec les multiples monnaies des sociétés primitives et la all

purpose money moderne ? Plus généralement en quoi la dette de vie due aux dieux peut-

elle nous éclairer sur la situation actuelle ? D’abord cela contribue à relativiser l’emprise de la pensée économique sur la monnaie et l’endettement. Avec l’avènement puis le triomphe de l’idéologie libérale, la discipline qui s’en réclame le plus, l’économie, aspire à plier la société à ses conceptions (individualistes et utilitaristes) de la réalité. L’individu, placé au centre de ce champ analytique est pensé comme autonome vis-à-vis de la société, sans référence aucune avec la totalité sociale. Au contraire même, c’est cette dernière qui se trouve au service de l’individu. Le lien de dette se trouve inversé : la société est en dette vis-à-vis de l’individu. En confinant la monnaie à la seule sphère économique on confond la logique de la dette sociale avec celle de la dette économique. La dette sociale perçue à travers un prisme économique, devient contractuelle. Elle perd ainsi son caractère intégrateur.

Il ne s’agit pas, partant de ce constat, de promouvoir un retour en arrière (d’un point de vue historique) vers une société de type holiste supposée avoir toutes les vertus. Le questionnement, en revanche, pourrait se situer sur le rôle que la monnaie et plus

167 Alain Caillé, 1994a, p. 221. 168 Jean-Marie Thiveaud, 1995b, p. 20.

généralement la finance (au sens anthropologique du terme) peuvent jouer, compte tenu de l’existant, pour pallier autant que possible l’exclusion. Malgré la prégnance du discours économique la dimension sociale de la finance (et de la monnaie) subsiste. Ne serait-ce que parce que la monnaie est toujours le reflet d’une souveraineté, d’un pacte avec une transcendance. Le processus du passage à l’euro (avec notamment les stratégies employées pour susciter la confiance) est là pour nous rappeler que la monnaie est avant tout un phénomène social, culturel169. Cette dimension sociale de la finance enseigne deux choses.

1) Fondamentalement la dette est lien. Ceci dans une perspective de paiement compensatoire. Cet aspect a disparu avec le basculement de la dette dans la sphère économique et la substitution concomitante d’un instrument de paiement unique aux monnaies multiples des sociétés anciennes. Or ces monnaies multiples reflétaient une hiérarchie de dettes fortement intégratrices. Aujourd’hui seule la monnaie de l’Etat subsiste. Cette monnaie est employée pour payer la dette de la société à la personne. Pour autant rien n’interdit de se doter de monnaies locales pour fonder des micro-sociétés s’articulant avec la société globale (par le rétablissement d’une hiérarchie monétaire) ce à quoi s’emploient par exemple les systèmes d’échange local170. Cette hiérarchie monétaire qui reflète aussi une hiérarchie de dettes est là pour pallier les inégalités d’accès à la monnaie qui ne sont en définitive que le reflet de hiérarchies sociales voilées.

2) La monnaie moderne est encore une représentation du tout social même si cela se manifeste avec moins d’ampleur que dans la société ‘aré’aré par exemple. Posséder de la monnaie c’est être raccordé au tout social d’un point de vue symbolique, mais aussi très concrètement car la monnaie permet de consommer donc d’exister dans une société de consommation. La monnaie détenue n’est que la contrepartie d’un *kred reçu. Elle valide une utilité sociale, une place dans la société (nous parlons ici de la monnaie reçue par le biais direct ou indirect du salaire et non de celle des minima sociaux, qui en revanche est stigmatisante ou vécue comme telle). Obtenir un crédit suppose d’avoir un projet (un futur) crédible. Le cas contraire est peu encourageant. Ainsi l’accès à la monnaie est une question primordiale car il conditionne non seulement l’accès au tout social mais aussi au

169 Voir Jean-Michel Servet, 1998b. 170 Voir Chapitre 5.

futur. Les organismes de finance solidaire dans la lignée des fondateurs du crédit populaire tentent d’instrumenter le crédit pour qu’il reprenne sa place de lien social171.

Par définition ce problème d’accès à la monnaie touche les populations pauvres ; nous tentons de voir ce qu’il en est dans le chapitre suivant.

Chapitre

3.

AR G E N T, M O N N A I E S E T P A U V R E T E

« L’argent filait inéxorablement — huit francs, quatre

francs, un franc, vingt-cinq centimes » George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres,

[1933] 1993, p. 48. « If you deprive a person of the function of spending [...]

you make that person poor indeed »

Viviana Zelizer, The Social Meaning of Money, 1994, p. 122.

I

NTRODUCTION DU CHAPITRE

3

Associer les termes « argent » et « pauvre » semble pour le moins paradoxal. En effet ce qui qualifie les pauvres de manière évidente c’est leur manque d’argent. De ce fait une fois que le manque est constaté il ne reste plus, au mieux, qu’à évaluer l’ampleur de ce manque de manière à classer la population cible. Par exemple selon le Conseil Supérieur de l’Emploi, des Revenus et des Coûts (CSERC) le seuil de pauvreté, correspondant à la moitié du niveau de vie médian des Français, s’établit pour une personne seule à 3 500 F par mois1. Est pauvre celui ou celle dont les revenus sont inférieurs à ce seuil. Remarquons que le montant du revenu minimum d’insertion est inférieur à ce seuil, de même que celui de l’allocation de solidarité spécifique. Dans ce cas l’argent est utilisé pour servir d’étalon de mesure d’un état, la pauvreté. On voit mal a

priori quelles autres interactions il peut y avoir entre les « pauvres » et l’« argent ».

Postulons2 ici brièvement ce que nous entendons par pauvreté. Plus que le manque c’est le non-accès qui nous parait caractériser les populations dites « exclues ». En effet, la notion de manque est très relative : une personne avec des goûts onéreux peut se trouver en situation de manque si elle ne trouve pas de cigares par exemple3.

1 CSERC, 1997, p. 98. Nous avons vu dans le chapitre introductif que la mesure d’un seuil de pauvreté est

purement conventionnelle (voir Chapitre 1).

L’exclusion que nous étudions ici est celle d’un emploi stable et qualifié (donc rémunérateur) ou, de plus en plus souvent, de l’emploi tout court. Cette situation concerne des populations caractérisées différemment selon les auteurs et les périodes d’observation : nous utiliserons indifféremment les termes d’« exclus », de « pauvres », de « ménages modestes », parfois de « sous-prolétaires ». Nous considérons les « pauvres » comme un sous-ensemble des « exclus ». Le point commun entre ces catégories est une difficulté d’accès à l’argent.

Toutes les études menées sur le revenu des Français, les héritages, les donations, la répartition, les seuils de pauvreté délimitent un cadre conceptuel, en général implicite, essentiellement de type quantitatif. En dépit d’une portée heuristique incontestable ce type d’approche masque la fonction de l’argent comme médiateur des rapports sociaux et moyen d’affirmation des divisions sociales, et ce principalement du fait d’une échelle d’analyse prenant en considération d’abord et avant tout les flux de monnaie et non les acteurs des échanges d’argent. Cette perspective est typique de la pensée occidentale actuelle qui chosifie (notamment par un usage immodéré des sondages et des statistiques) et qui dès lors laisse de côté les informations que peut apporter l’étude des rapports sociaux. On sait par exemple que la France compte plus d’un million de RMIstes en 1997, plusieurs millions de pauvres et que le coût des minima sociaux est évalué à plus de 80 milliards de francs4. Ce que l’on sait mal en revanche c’est comment ces minima sociaux sont utilisés par les pauvres et plus généralement quels usages font-ils de la monnaie5. En quoi ces flux monétaires jouent-ils le rôle d’insertion qu’il leur est attribué ?

Pourquoi s’intéresser à l’usage que les pauvres font de la monnaie ? Une première raison pourrait être un souci de rentabilité. Les minima sociaux coûtent à la collectivité. Certains considèrent qu’il est normal d’avoir un droit de regard sur la manière dont ces sommes sont dépensées. Un argument de poids vient renforcer la légitimité de cette interrogation. La raison d’être de ces minima sociaux consiste à établir un filet de sécurité tendant à retenir ceux qui pour des raisons multiples se trouvent en

4 CSERC, 1997, p. 5.

phase de marginalisation. On considère qu’un flux financier peut permettre de stabiliser une trajectoire de marginalisation et à plus ou moins brève échéance de renverser cette tendance. Observer l’usage que les pauvres font de l’argent permet d’évaluer l’impact de ces mesures. Or ceci ne peut se concevoir qu’à partir de l’observation des pratiques d’échanges des acteurs. Les comportements liés à l’usage de l’argent, la manière dont on se représente et on utilise la monnaie quand on est pauvre sont autant d’éléments permettant une analyse de l’argent pensé comme un lien social à l’Etat, aux institutions mais aussi aux autres.

En effet, il s’agit de montrer, dans ce chapitre, comment la finance soit à travers les liens de dette et de créance, soit par les usages de la monnaie, de l’argent contribue à stabiliser les rapports sociaux. Les liens financiers sont des rapports de dette et de créance le plus souvent médiatisés par des instruments monétaires. La monnaie est l’instrument de paiement des dettes. Afin de mettre en exergue les liens financiers existant chez les populations pauvres nous nous attacherons à examiner les rapports monétaires et les rapports aux monnaies de ces populations. Nous verrons que les comportements monétaires et financiers de ces populations sont fondés sur des hiérarchies de valeurs qui leur sont propres et qui ont comme dénominateur commun de contribuer à renforcer la cohésion du groupe.

Plus que le manque d’argent, c’est la difficulté d’accès à des sources de revenus qui caractérise la pauvreté (on peut ici parler d’exclusion). N’est pas considéré comme pauvre celui qui doit faire face à un manque d’argent temporaire qui peut être comblé en empruntant à la famille, aux amis ou à sa banque. Le prêt sera d’autant plus facilement consenti qu’un revenu régulier est attendu et que la personne n’a pas contracté d’emprunts dont le montant excède sa capacité de remboursement. Dans le cas contraire l’accès à l’argent devient beaucoup plus difficile. Comment obtenir une somme suffisante pour faire face à des dépenses toujours croissantes c’est là la pensée lancinante de nombreuses personnes dites « pauvres ».

Comment peut-on consommer, quand en l’absence d’un emploi fixe, il faut vivre d’expédients et d’aides de l’État ? Qu’est-ce qu’implique la gestion quotidienne du

manque d’argent ? Nous verrons dans la première section que l’accès à l’argent pour les populations pauvres répond non seulement à des impératifs physiologiques (il faut de l’argent pour consommer de la nourriture, pour se vêtir et avoir un toit) mais surtout à des impératifs sociaux. A quoi va servir l’argent obtenu par le pauvre ? Quels vont en être les usages ? Nous montrerons que l’usage fait de l’argent par les pauvres ne correspond pas aux représentations traditionnelles. Des formes de consommation propres aux pauvres révèlent une hiérarchie des besoins insolite pour la grille d’analyse de la rationalité économique. Cette hiérarchie des besoins illustre une hiérarchie des valeurs qui n’est pas forcément en adéquation avec celle considérée comme socialement « normale » mais qui est cohérente avec son objet : maintenir la cohésion du groupe (Section 1).

Consommer permet d’affirmer son appartenance à un groupe et inversement ne pas consommer remet en question la vie sociale. Dès lors la question de l’accès à l’argent se pose de façon lancinante et appelle une réflexion sur le droit au crédit (Section 2).

Des pratiques monétaires particulières révèlent la hiérarchie des valeurs en vigueur chez les pauvres. La troisième section cherche à mettre en avant les usages sociaux de l’argent. S’il n’existe pas une monnaie parfaitement fongible mais plusieurs celles-ci témoignent de micro-espaces d’intégration. Le cloisonnement des usages monétaires et leur implication dans les rapports d’endettement mutuel sont l’expression de l’envers social de la monnaie dont on n’étudie généralement que l’avers économique (Section 3).

S

OMMAIRE DU CHAPITRE

3

Outline

Documents relatifs