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Sous-section 2 Consommer, une fonction de subsistance

En matière de consommation des populations pauvres, une idée implicite consiste à considérer que les pauvres n’ont à faire face qu’à des dépenses qui tiennent de la survie. Ces dépenses élémentaires sont : la nourriture, le logement et les vêtements.

La faim et la pauvreté forment un duo indissociable. La faim est le manque élémentaire par excellence qui accompagne constamment le pauvre et l’écrase comme une malédiction. Le destin de Jean Valjean dans Les Misérables12 est scellé par la faim. Lors d’un hiver rude et étant sans travail il doit pour nourrir les sept enfants de sa sœur voler un pain. Pris sur le fait il est condamné aux galères dont il ne sort que dix-neuf ans plus tard. Les mineurs grévistes de Germinal précédés par leurs femmes endommagent

11 George Orwell, [1933] 1993, p. 26 12 Victor Hugo, [1862] 1995.

les puits de mine, pillent les boutiques au cris de « du pain ! du pain ! du pain ! »13. Le code pénal français reconnaît d’ailleurs que le vol peut être justifié si le voleur a agi par « état de nécessité ». Dans un tel cas le voleur ne sera pas poursuivi. Le 22 avril 1898 la Cour d’appel d’Amien acquitte Mme Ménard coupable d’avoir volé un pain. L’intention criminelle du vol n’est pas retenue car Mme Ménard a agi par nécessité pour nourrir un enfant malade14. Le 28 mars 1997, la Cour d’appel de Poitier juge Annick G., mère de famille de 36 ans aux revenus modestes (4 478 francs par mois comprenant un salaire d’aide cuisinière à temps partiel — 1 700 francs par mois — et des allocations — allocation logement, allocation familiale, etc.) arrêtée pour vol à l’étalage. Cette personne avait été relaxée lors du premier jugement car les magistrats avaient invoqué un « état de nécessité ». En effet le vol de viande dans un supermarché devait permettre de nourrir des enfants. Condamnée néanmoins par la cour d’appel à 3 000 francs d’amende avec sursis Annick G. s’est vue reprocher par le procureur le montant du vol (100 francs) et le fait d’avoir un revenu supérieur au Revenu Minimum d’Insertion qui « [...] a été créé pour que les plus démunis ne se trouvent pas en état de nécessité »15. Si le vol est le motif de la condamnation, l’argument qui établit que le vol est constitué, c’est-à-dire qu’il n’a pas pour motivation un « état de nécessité » consiste à démontrer que l’on se situe au dessus du niveau de subsistance.

Les pauvres doivent se contenter d’un niveau de subsistance qui se situe toujours aux frontières de la famine :

« parmi les enfants qui meurent chaque année, il y en a une bien trop forte proportion chez les gens que l'on peut supposer incapables de donner à leur progéniture une nourriture et des soins convenables, exposés qu'ils sont, périodiquement, à une cruelle misère »16.

Malthus considère que les subsistances ont tendance à croître moins vite que la population ; par conséquent les lois sur les pauvres destinées à offrir un minimum vital sont vouées à l’échec. Pour démontrer ce point il a recours à la métaphore du banquet :

« Un homme qui est né dans un monde déjà possédé, s’il ne peut obtenir de ses parents la subsistance qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture et, en fait il est de trop au banquet de la nature ; il n’a pas de couvert vacant pour lui. Elle lui recommande de s’en aller et elle mettra elle-même promptement ses ordres à exécution s’il ne peut recourir à la

13 Emile Zola, [1885] 1983, p. 335. 14 Jean-François Laé, 1992, p. 182 sq. 15 Le Monde, 3 mars 1997.

compassion de quelques-uns des convives du banquet. Si ces convives se serrent et lui font place, d’autres intrus se présentent immédiatement et demandent la même faveur. Le bruit qu’il existe des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux arrivants qui réclament. L’ordre et l’harmonie des invités sont troublés, l’abondance qui régnait auparavant se change en disette et le bonheur des convives est détruit par le spectacle de la misère et de la gène qui règnent en toutes les parties de la salle et par la clameur importune de ceux qui sont justement furieux de ne pas trouver les aliments sur lesquels on leur avait appris à compter. Les convives reconnaissent trop tard l’erreur qu’ils ont commise en contrecarrant les ordres stricts à l’égard des intrus donnés par la grande maîtresse du banquet »17.

Ceux qui n’ont pas d’utilité sociale, c’est-à-dire ceux qui ne travaillent pas, autrement dit les pauvres peuvent espérer se voir accorder un minimum alimentaire. Ceci a une conséquent immédiate : « d’autres intrus se présentent immédiatement et demandent la même faveur », entendons par là que le nombre de pauvres vivant de l’assistance va se multiplier selon Malthus par les effets de la croissance démographique. La « compassion de quelques-uns des convives du banquet » a pour effet de faire croître le nombre de pauvres. Or selon Malthus la population « en l’absence de freins, s’accroissait en progression géométrique, et les subsistances nécessaires à l’homme, en progression arithmétique »18. On l’aura compris la croissance démographique condamne les pauvres à un niveau de subsistance. Si le pauvre ne peut atteindre ce niveau de subsistance il mourra car « [la nature] lui recommande de s’en aller et elle mettra elle- même promptement ses ordres à exécution s’il ne peut recourir à la compassion de quelques-uns des convives du banquet ».

La pensée de Malthus influence durablement la vision que l’on peut avoir des pauvres19. Il n’est que de se référer au jugement de la cour d’appel de Poitier mentionné plus haut pour comprendre que la « normalité » pour un pauvre en matière de revenu consiste à se situer au niveau de subsistance. Rappelons que le procureur a précisé que le Revenu Minimum d’Insertion « a été créé pour que les plus démunis ne se trouvent pas en état de nécessité »20. Cette remarque cautionne l’idée que le montant du Revenu

17 Thomas Robert Malthus, [1798] préface de la première édition citée par Maurice Baslé et alii., pp. 43-44.

Les valeurs jacobines issues de la Révolution française constituent une menace pour l’Angleterre. Malthus se fait ici l’écho des craintes anglaises.

18 Thomas Robert Malthus, [1798] 1980, p. 27.

19 Il faut rendre justice à Malthus que ses recommandations visent à éviter les risques de famines. Il

encourage pour limiter la croissance démographique, le mariage tardif et l’école gratuite et obligatoire. L’éducation est le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté en permettant de comprendre que les limitations des naissances permettent d’améliorer le niveau de vie des membres de la famille. On trouve ici un programme largement mis en pratique par les pays cherchant à maîtriser leur croissance démographique.

Minimum d’Insertion est suffisant pour qu’un pauvre puisse vivre.

Des observations et des enquêtes renforcent le point de vue selon lequel les pauvres ont un niveau de consommation qui correspond à un niveau de subsistance. C’est Ernst Engel21 qui parmi les premiers a constaté que les dépenses ne croissaient pas

proportionnellement au revenu. De ses observations il a tiré ce qu’on appelle depuis les « lois d’Engel ». Celles-ci indiquent que l’importance des différents postes de consommation varient selon le niveau du revenu. Ainsi plus le revenu augmente plus la part consacrée aux dépenses alimentaires diminue. Pour un revenu croissant, la proportion des dépenses de vêtements et de logement restent stables tandis que les « dépenses diverses » tendent à croître. Il devient dès lors possible de caractériser des groupes sociaux en fonction de leur mode de consommation. On tire généralement comme conclusion de ces observations que plus on est pauvre plus la part de l’alimentation dans le budget est importante. Cette « loi » implique par conséquent que le budget des pauvres, des ménages modestes, doit être tourné essentiellement vers le poste alimentation. Il est important de souligner que cet aspect normatif est présent aussi chez les personnes chargées de « gérer » les populations pauvres.

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