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En terrain africaniste : les premières études systématiques sur les chefs pour

3   À partir des années 1940 : les débuts de l’anthropologie politique et l’étude des

3.1   En terrain africaniste : les premières études systématiques sur les chefs pour

Les premières études systématiques sur la question des figures de pouvoir se développent sur le terrain africaniste, sous l’influence des anthropologues britanniques. En 1940, Radcliffe-Brown préconise l’étude des différents systèmes politiques et insiste également sur la nécessité de fournir des analyses plus poussées sur la place et le rôle des chefs dans les sociétés colonisées. Dans la préface qu’il rédige en ouverture de African Political Systems, il propose quelques pistes à suivre pour mieux comprendre le fonctionnement des systèmes politiques : l’étude des lois, l’étude des conflits et des mécanismes de résolution de conflits, l’étude de la différenciation des rôles et la spécialisation des offices politiques (Fortes et Evans- Pritchard 1970 [1940]). Les figures de pouvoir sont dès lors considérées comme des sujets importants à étudier, permettant de mieux comprendre les transformations sociales : « As political organization develops there is an increasing differentiation whereby certain persons – chiefs, kings, judges, military commanders, etc. – have special roles in the social life. » (Radcliffe-Brown 1970 [1940] : 21). Il n’est pas le seul à considérer qu’il est important d’étudier la fonction du chef. Gluckman et ses collègues insistent sur ce point (Gluckman, Mitchell et Barnes 1949 : 89-90, 93), de même que Fallers qui explique l’importance d’étudier la position du chef comme intermédiaire entre les sociétés africaines et les gouvernements coloniaux (Fallers 1955 : 290). À partir des années 1940 donc, la position de chef est peu à peu considérée comme cruciale car elle cristallise les conflits politiques et sociaux des sociétés colonisées et permet de mettre au jour les dynamiques locales du pouvoir. Si les anthropologues britanniques avaient du mal à trouver des financements au cours des premières décennies du XXe siècle, leur situation se débloque à partir des années

81   coloniaux, notamment africains, créent des instituts de recherche dans lesquels se développe l’étude des systèmes politiques et des figures de pouvoir. Une nouvelle source de financement se présente également à eux : les organismes philanthropiques américains, notamment les fondations Rockefeller et Carnegie. Ces dernières, conscientes de l’intérêt stratégique des sciences sociales et parmi elles de l’anthropologie, attribuent des sommes importantes aux recherches outre-mer. Comme l’exprime Benoît de l’Estoile : « La connaissance scientifique apparaît ainsi comme un titre de possession. Réaliser un travail de connaissance scientifique d’un territoire, c’est aussi acquérir un droit moral à sa domination, que l’on peut opposer aux autres nations. » (De l’Estoile 2000 : 315).

C’est avec l’ouvrage African Political Systems, dirigé par Meier Fortes et Edward E. Evans-Pritchard (1970 [1940]), que l’on voit apparaître une première comparaison des systèmes politiques, et donc des fonctions de chefs. Chacun des huit articles réunis dans cette synthèse propose en effet une analyse succincte de la place et du rôle des chefs africains. Les auteurs prennent soin de décrire leurs droits et leurs devoirs, de repérer la transformation de leur autorité au contact de l’administration coloniale et d’analyser l’imbrication de leurs pouvoirs avec le pouvoir colonial. Les directeurs de l’ouvrage précisent que cette autorité est toujours contrebalancée par le pouvoir du peuple. L’article que publie Gluckman (1970) dans cet ouvrage collectif encourage les anthropologues à prendre pleinement conscience de la transformation des sociétés traditionnelles au contact des administrations coloniales. Il montre d’ailleurs que la position d’intermédiaire (intercalary position) occupée par les chefs locaux est le point de convergence des intérêts contradictoires des groupes ethniques et des autorités coloniales64. Nadel et Wolf parleront plus tard d’interstitial position.

Même si cette position a été signifiée auparavant par des administrateurs et des anthropologues, c’est la première fois qu’elle est considérée comme un véritable objet d’étude anthropologique.

64 Cette position délicate occupée par le chef, telle qu’elle est décrite par Gluckman (1940 : 49) et

Gluckman, Mitchell, et Barnes (1949 : 92), est mise en doute par Kuper (1970) qui explique que l’autorité du chef est plutôt renforcée par le pouvoir colonisateur. Cette discussion est à l’origine d’un long débat en anthropologie, poursuivi dans différents contextes coloniaux.

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Les transformations contemporaines des sociétés africaines sont au cœur du programme de recherche qui se développe alors au Rhodes-Livingstone Institute (Rhodésie du Nord, actuel Zambie), lieu de fermentation de l’anthropologie politique. Gluckman, devenu directeur de cet institut en 1942 à la suite de Godfrey Wilson, invite les anthropologues à analyser les dynamiques politiques contemporaines. En 1949, Gluckman quitte la direction du Rhodes-Livingstone Institute pour ouvrir un département d’anthropologie à l’université de Manchester. Durant cette même année, il cosigne un article avec ses collègues J. C. Mitchell et J. A. Barnes dans lequel les trois auteurs comparent le rôle et la fonction de plusieurs chefs (headmen) en Afrique centrale. Les auteurs y étudient la place occupée par le chef dans le système de parenté, ils décrivent ses pouvoirs (économiques, judiciaires, magiques), ses devoirs et l’articulation de son pouvoir avec l’administration coloniale. Le thème est lancé et presque toutes les monographies dédiées à l’Afrique centrale rédigées par les collègues et étudiants de Gluckman à l’école de Manchester traitent ponctuellement de cette question.

Il faut cependant attendre les années 1950 pour voir apparaître trois ouvrages entièrement consacrés à l’étude des chefs africains (Busia 1951, Fallers 1955 et Richards 1960). Ces trois ouvrages ne sortent pas de nulle part. Ils voient le jour grâce à de généreuses subventions attribuées par la fondation Carnegie. C’est un véritable programme de recherche sur le leadership africain (on parle alors de « leadership project ») qui voit le jour au sein du East African Institute of Social Research (Ouganda), sous l’impulsion principale de Fallers. Ce dernier remarque que la littérature sur les chefs africains est de deux sortes : une littérature administrative et une littérature anthropologique qui, mis à part les travaux de Gluckman et de ses condisciples, porte trop peu sur les dynamiques contemporaines. Selon Fallers, le problème réside dans le fait que l’anthropologie, telle qu’elle est menée à l’époque (influencée par Radcliffe-Brown ou par le fonctionnalisme), ne permet pas de saisir la situation contemporaine du chef africain (Fallers 1955). Pour mettre au jour les dynamiques de la bureaucratisation chez les Bantu, Fallers compile des récits de vie de chefs et fournit une analyse comparative de leurs trajectoires. Son travail est bien reçu par ses collègues et il est décidé, lors d’une conférence en 1952, de poursuivre la

83   collecte de ces récits de vie dans d’autres régions. Les caractéristiques à l’étude sont les suivantes : âge, scolarité, formation, durée de service des chefs et conditions d’accès à leur position. L’ouvrage qu’Audrey Richards publie en 1960, East African

Chiefs, est le résultat de cette étude comparative. Il en ressort que l’organisation du

pouvoir est différente d’un groupe ethnique à l’autre, donnant ainsi à l’administration coloniale locale des couleurs très différentes selon le contexte. Les chercheurs étudient dans ces régions à la fois les leaders politiques, les leaders religieux, les leaders économiques, les méthodes de recrutement de ces leaders, la nature de la mobilité sociale et les valeurs politiques (Richards 1960). Dans son introduction, Richards précise que le terme de chef (« chief ») cache en fait des positions très variées allant du simple chef de groupe au représentant local d’une région, celui-ci étant rémunéré par l’administration coloniale. Chacune de ces positions est cependant intéressante à étudier : « All are agents of social change and often the only agents in direct contact with the mass of the population, the villagers at the bottom of the scale. » (Richards 1960 : 14).