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2   Première moitié du XX e siècle : l’étude des figures de pouvoir au service d’une

2.1   En Angleterre : une anthropologie pratique (practical anthropology) au

Durant le premier quart du XXe siècle, l’Empire colonial britannique s’étend

sur trois continents. Cette situation pose un vrai problème à la métropole : comment administrer un territoire aussi vaste ? Les Britanniques font alors le choix de déployer le moins d’agents coloniaux (militaires ou administrateurs) sur place et de s’appuyer sur les figures de pouvoir locales afin de gérer les colonies et enrayer les mouvements de résistance. On attribue le plus souvent la théorisation de cette « administration indirecte » (indirect rule) à Sir Frederick Lugard. Dans The Dual Mandate in British

Tropical Africa (1922), Lugard explique que l’enracinement colonial de l’empire

britannique doit passer par une administration reposant sur le maintien des pouvoirs locaux, et donc des chefs locaux. Même si cette stratégie n’a pas été clairement définie auparavant, McClendon affirme qu’elle était déjà présente au XIXe siècle

(McClendon 2010 : 7). Cependant, l’indirect rule n’est pas si facile à appliquer et de nombreuses critiques voient le jour, notamment de la part de chefs locaux (Khama 1936).

50 Texte de la conférence consulté sur le site de la digithèque de matériaux politiques et juridiques de

65   Durant les trois premières décennies du XXe siècle, la contribution des

ethnologues à l’étude des figures de pouvoir reste quasiment nulle, à quelques exceptions près. William H. R. Rivers, en inaugurant la méthode généalogique (collecte des noms d’une personne et de ses descendants et ascendants), encourage à noter systématiquement, et donc à repérer les rapports de pouvoir informels (1900, 1910). Il fait ainsi de la parenté la méthode la plus à même d’identifier les relations de pouvoir et d’étudier les lois régulant la succession des chefs et l’héritage de la propriété. Son étude de terrain chez les Todas, une communauté du sud de l’Inde, lui permet de documenter plus précisément les fonctions du chef et celles de l’intermédiaire (cité par Vincent 1990 : 106-112). Rivers met cependant en garde les ethnologues qui souhaitent s’engager dans l’étude des figures de pouvoir en expliquant que le chef présenté aux Occidentaux n’est pas toujours le chef local, mais plutôt la personne que le groupe a désigné comme intermédiaire, une fonction qui n’est d’ailleurs pas toujours convoitée :

The European official who visits a new region will at once ask for the chief, by which he means a person with whom he can negotiate, and who will act as an intermediary between the people and himself. Sometimes the real chief steps forward, when he comes to wield powers of which untill then he had not dreamed, so that the whole institution of chieftainship, as well as the mode of government, soon suffers great modification. In other cases, in response to the demand of the strangers, the place of the chief is taken by some other man, who is thus vested with an authority foreign to the people. […] In Africa, European influence seems to have acted in two ways. In some cases it has, as in Melanesia, produced a form of chieftainship with definite authority which was unknown before; while in other cases, where chieftainship had already developed towards the attainment of real authority in relation to justice, there has been the opposite effect, and a once powerful institution of chieftainship has disappeared, leaving only a number of petty headman. (Rivers 1924 : 165)

En 1912 paraît une nouvelle édition de Notes and Queries, ce manuel à l’intention des ethnographes amateurs. Le politique devient un vrai champ de recherche puisqu’un article lui est entièrement consacré. Intitulé « Government: Politics », il est rédigé par John L. Myres et Barbara Freire-Marreco, de l’Université d’Oxford. Cet article fournit quelques pistes pour observer la nature du pouvoir dans les sociétés primitives. Les auteurs font la même mise en garde que Rivers en suggérant l’idée que les autochtones octroient le titre de « chef » pour répondre aux besoins qu’ont les colonisateurs de développer une organisation hiérarchique :

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But in a simple society which has been exposed to European contact, the men who seem to be “chiefs” may have gained their prestige quite recently, by being chosen, or by taking on themselves, to be intermediaries between natives and foreigners. These cases of present-day chiefs “in the making” are none the less interesting and worth recording; but if the observer accepts them without further inquiry, he may get a wrong idea of native political organization.

Again, where natives know something of European ways, they will take pains to explain their government in terms which (as they think) the European understands and approves. This may lead them to describe the powers of their chief as greater or less than they really are, or to lay stress on some of his functions and suppress others. Or perhaps there is some authority in the background – a religious society for instance – and the chief is a mere figurehead. (Freire-Marreco, Myres 1912 : 172)

Les autochtones comprennent l’importance de faire un compromis culturel et ils nomment des chefs parmi eux. La figure du chef n’avait jusqu’ici pas de pertinence politique pour eux, mais l’arrivée des Européens change la donne et un discours sur le chef apparaît. Freire-Marreco décide de poursuivre ses recherches sur la nature de l’autorité des chefs et des rois dans les sociétés primitives et obtient une bourse du collège Somerville qui lui permet de partir faire du terrain aux États-Unis auprès des Pueblos, de 1909 à 1913. Une fois arrivée sur place, elle semble avoir délaissé complètement ce sujet de recherche puisque cela n’a mené à aucune publication51.

Il faut également mentionner une autre œuvre majeure évoquant les figures de pouvoir, celle de James George Frazer. Il compile dans Le Rameau d’or (1911-1915) toute une série de mythes et de rites. Il en consacre une partie aux pouvoirs magiques de la figure du roi dans les sociétés primitives et lance ainsi une réflexion sur la dimension sacrée du pouvoir dans The Magical Origins of Kings. De son étude des tabous qui réglementent le comportement des rois et des prêtres des sociétés tribales, l’auteur en vient à dégager trois caractéristiques de la royauté divine : le roi divin posséderait un pouvoir sur la nature qui l’entoure ; il est considéré comme le centre dynamique de l’Univers et ses actes sont encadrés par un protocole ; il doit être mis à mort lorsque ses forces le quittent. Comme le mentionne Gaulme, les termes « rois divins » ou « rois sacrés » utilisés par Frazer ne sont pas réellement définis par

51 Je n’ai trouvé aucune publication de Freire-Marreco sur le sujet. Aurait-elle abandonné ce sujet une

fois rendue aux États-Unis, découragée par l’influence de l’école boasienne ? Sa biographie n’en dit pas plus (Blair 2008).

67   l’auteur et restent imprécis (Gaulme 1996 : 528). Frazer sera largement utilisé par les anthropologues français qui se concentreront durant la seconde moitié du XXe siècle à

l’étude des dimensions sacrées et symboliques du pouvoir.

Malinowski se saisit à plusieurs reprises dans ses travaux de cette question des figures de pouvoir. Dans Les Argonautes du Pacifique occidental (1922 : 120-127), compte-rendu de son séjour de recherche dans les îles Trobriand, il consacre un court chapitre à la nature de l’autorité et décrit les fonctions du chef52 et sa place centrale

dans la circulation des échanges, notamment dans le cadre de la kula. Malinowski considère alors que le principe de réciprocité structure les relations de pouvoir. Dans les textes qui suivent, et en particulier Crime and Custom in Savage Society (1926), il entreprend de débouter certaines idées formulées par ses prédécesseurs, les juristes du XIXe siècle entre autres53. Souhaitant casser l’image du « sauvage », Malinowski

s’efforce de montrer que les sociétés primitives sont régies par des lois et des coutumes très complexes qu’il s’agit de mettre à jour. Or, si ses travaux ont permis d’éclairer le fonctionnement d’organisations sociales et politiques, Malinowski portait, selon Fortes, assez peu d’intérêt à ce sujet (Fortes 1953 : 20). Il aurait cependant compris, dès les années 1920, que l’avenir de l’anthropologie était lié à son utilité politique. Quelques années plus tard, alors qu’il commence à enseigner à la London School of Economics, il reconnaît en effet que l’étude de l’organisation politique des sociétés est essentielle et qu’elle constitue l’une des principales tâches de l’anthropologue : « The political organization of a native tribe is obviously one of the first things to be known clearly. […] One of the subject which is obviously of primary interest to the practical man is the law of the tribe. » (Malinowki 1929 : 24, 26).

Jusque dans les années 1930, les quelques études sur le pouvoir publiées dans les revues des anthropologues britanniques sont rédigées principalement par des administrateurs coloniaux ou des missionnaires (Sibree 1892 ; Haddon 1911 ; Tagart

52 « […] c'est par ce terme que je désignerai un dirigeant de haut rang » (Malinowski 1922 : 121). 53 Il reproche à Maine d’avoir donné trop d’importance à la théorie du patriarcat, laissant dans l’ombre

certains aspects fondamentaux de l’organisation sociale des sociétés primitives. De Morgan, il rejette l’idée d’un degré zéro de la politique, la fameuse notion de communisme primitif.

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1931 ; Khama 1936). Ils soulignent la grande diversité des organisations politiques des peuples qu’ils ont sous tutelle et les difficultés qu’ils rencontrent à mettre en place des structures de pouvoir assurant la domination administrative, politique et idéologique de l’Angleterre. Les anthropologues britanniques comprennent alors progressivement l’intérêt pour eux de se positionner dans le jeu colonial et, entre 1900 et 1920, le Royal Anthropological Institute fait de nombreuses tentatives pour gagner la reconnaissance de l’administration coloniale et récolter des financements. Les départements d’anthropologie des universités britanniques font elles aussi un pas vers le gouvernement et développent des cours destinés aux administrateurs coloniaux54. Se déploient, dans ce contexte, les fondements d’une anthropologie dite

pratique, practical anthropology. Malinowski lui donne corps dans deux principaux articles : « Practical Anthropology » (1929) et « The Rationalisation of Anthropology and Administration » (1930). Il propose alors à l’anthropologie une nouvelle mission : fournir à l’administration coloniale les connaissances utiles pour un gouvernement plus éclairé des peuples qu’elle a sous sa tutelle.

En 1936, dans un article qu’elle publie, Lucy Mair explique elle aussi que l’anthropologie est en mesure de fournir les outils nécessaires au bon fonctionnement de l’indirect rule et qu’une analyse plus poussée de la chefferie africaine doit être envisagée sérieusement (Mair 1936 : 314). Quelques applications de l’indirect rule à l’époque sont en effet embarrassantes : en s’appuyant sur les autorités locales, l’administration coloniale en vient à légitimer tout type d’organisations politiques, y compris quelques gouvernements qualifiés de tyranniques. Mair remarque que les formes traditionnelles de pouvoir se sont déjà transformées dans le cadre de la colonisation. Le problème, soulève-t-elle, c’est que les mécanismes qui avaient pour but de modérer le pouvoir localement se sont estompés. Il n’y a donc plus de frein à la tyrannie de certains chefs africains. Ceci constitue un problème pour l’Angleterre éclairée des années 1930 et Mair affirme que le rôle des anthropologues est d’identifier ces changements afin de remédier à cette situation. Dans son article, elle

54 Kuper précise que, même si les universités d’Oxford, de Cambridge ou de Londres ont offert des

cours aux administrateurs coloniaux, l’accent était finalement peu mis sur l’anthropologie, mais favorisait des formations en topographie, langue indigène, comptabilité, etc. (Kuper 2000 : 125).

69   essaie de repérer les composantes des chefferies et de comprendre plus particulièrement les fondements de la légitimité des chefs traditionnels. Elle distingue trois types de fonctions associées à la figure du chef : une fonction magique, une fonction politique et une fonction économique. Mais ses arguments ne sont pas assez puissants.

Le gouvernement britannique, bien que désireux de rendre plus efficace l’administration coloniale, ne semble pas convaincu par l’intérêt politique de l’anthropologie. Il refuse, les unes à la suite des autres, les demandes de financement présentées par les anthropologues britanniques. L’anthropologie ne serait-elle pas pensée à l’époque comme une science suffisamment crédible, efficace pour résoudre des problèmes de nature politique ? À moins que l’étude des structures locales de pouvoir, et donc l’ouverture vers une compréhension plus fine de ces sociétés, n’était finalement pas jugée pertinente par un gouvernement dont le but final restait la domination administrative, politique, idéologique et culturelle. Finalement, mis à part quelques publications, dont certaines relèvent plus de tentatives de séduction vis-à-vis du gouvernement pour obtenir des financements, la littérature anthropologique des Britanniques au début du XXe siècle consacre peu d’intérêt à l’étude des figures de

pouvoir. Celles-ci restent en effet un problème d’anthropologie pratique et de politique locale. Pour reprendre les mots d’Adam Kuper :

[…] jusqu’au milieu des années 30, vraiment peu de choses sont issues de l’anthropologie dans les colonies britanniques. Si l’on considère l’Empire dans son ensemble, il n’est pas exagéré de dire que la contribution directe de l’anthropologie à l’administration était encore à cette époque totalement nulle. (Kuper, 2000 : 124)

Il n’empêche qu’à partir des années 1930, les débats sur le politique se multiplient et, entre 1929 et 1939, 40 des 58 articles parus dans la revue Africa55 sont consacrés à

des sujets politiques, annonçant ainsi la période faste de l’anthropologie politique (Vincent 1990 : 202).

55 Cette revue est le véritable terreau dans lequel se développent les réflexions sur une anthropologie

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2.2 Aux  États-­‐Unis  :  une  anthropologie  appliquée  au  service  du  Bureau  des