• Aucun résultat trouvé

2   Cadre théorique : penser les relations de pouvoir dans une société « égalitaire »4

2.3   Penser le pouvoir dans une société sans État 14

Jusqu’au milieu du XXe siècle, les anthropologues du politique s’étaient plutôt

intéressés aux sociétés présentant des institutions politiques complexes, des stratifications et des hiérarchies identifiables facilement à travers les rituels ou les manifestations symboliques les entourant. Les sociétés n’ayant pas de structures politiques et dans lesquelles le pouvoir et l’autorité ne sont pas institutionnalisés, voire difficilement visibles, comme les Inuit au début du XXe siècle, étaient laissées

dans l’ombre. Si certains y portaient peu d’intérêt, d’autres y voyaient l’absence même de pouvoir et de politique.

Le premier anthropologue ayant développé une réflexion poussée sur ces sociétés où le pouvoir est moins visible, là où la figure du chef est moins prégnante, est l’anthropologue américain Robert Lowie (Lowie 1935, 1948). Partant à la recherche des formes originelles d’autorité coercitive et de solidarité chez les Indiens d’Amérique, il remarque qu’un groupe peut choisir de se mettre temporairement sous l’autorité d’un chef lorsque se fait ressentir un besoin d’organisation : activités liées à

15   la recherche de nourriture, à des expéditions guerrières ou à des cérémonies religieuses. Il distingue deux types de chefs : le strong chief et le titular chief. Le

strong chief correspond au chef muni d’une forte autorité coercitive, à la tête d’une

organisation politique complexe. Quant au titular chief, il est défini par son absence de souveraineté sur le groupe. Sa fonction principale réside alors dans sa mission qui est de maintenir l’harmonie du groupe. Il s’agit d’un homme à la fois généreux et bon orateur. Lowie invite ainsi à penser la diversité des formes de pouvoir et à découvrir les mécanismes du politique là où ils ne se donnent pas à voir. À travers sa distinction entre strong chief et titular chief, il introduit l’idée que la fonction du chef peut être dépourvue de tout pouvoir coercitif direct.

Les travaux de Pierre Clastres sur les Amérindiens d’Amazonie fournissent à la fois des éléments fondamentaux pour entreprendre l’étude du pouvoir dans les sociétés « apolitiques » et laissent ouvertes quelques pistes très fructueuses qui méritent de s’y aventurer. En 1974, Clastres propose une nouvelle lecture du pouvoir en allant l’étudier là où il n’est pas enchâssé dans des institutions politiques. La force principale de ses théories est de montrer que ces sociétés ne sont pas pour autant dépourvues d’une dimension politique. Selon lui, toute étude du pouvoir se fait à partir d’une conception trop étroite de ce qu’est le pouvoir qui se résumerait en ceci : le pouvoir ne serait qu’une relation de commandement et d’obéissance et il serait exercé par l’exercice et le monopole de la violence. Or, pour Clastres, il en va autrement :

(…) il ne nous est pas évident que coercition et subordination constituent l’essence du pouvoir politique partout et toujours. En sorte que s’ouvre une alternative : ou bien le concept classique du pouvoir est adéquat à la réalité qu’il pense, auquel cas il lui faut rendre compte du non-pouvoir là où on le repère ; ou bien il est inadéquat, et il faut alors l’abandonner ou le transformer. (Clastres 1974 : 12)

Pour l’auteur, il est impossible de concevoir que des groupes humains puissent être dépourvus de pouvoir : « il n’y a pas de sociétés sans pouvoir » (Clastres 1974 : 21). Le pouvoir politique est donc partout, mais sous des formes différentes. Si, dans les sociétés à État, il se lit dans les relations de contrainte et d’obéissance, dans les sociétés sans État, le pouvoir politique possède un caractère non coercitif. Mais un

16  

paradoxe demeure : ce pouvoir est « privé des moyens de s’exercer » (Clastres 1974 : 26). En d’autres termes, il y a du pouvoir, mais il n’y a pas de véritables figures de pouvoir, de « chefs » :

Toutes [les sociétés indiennes], d’autre part, ou presque, sont dirigées par des leaders, des chefs et caractéristique décisive digne de retenir l’attention, aucun de ces caciques ne possède de « pouvoir ». On se trouve donc confronté à un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs de ce qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination hiérarchique, où, en un mot, ne se donne aucune relation de commandement- obéissance. (Clastres 1974 : 11)

C’est à cette « énigme d’un pouvoir impuissant » (Clastres 1974 : 20) que Clastres s’attaque. Il livre une intuition brûlante, celle que « mystérieusement, peut-être, quelque chose existe dans l’absence » (Clastres 1974 : 21). L’anthropologue propose une réponse à cette énigme au terme d’une étude structurale. Analysant les modalités de l’échange des femmes, des biens et des mots par rapport à la personne du chef, il constate que la réciprocité ne règle pas leur circulation. Selon Clastres, c’est « dans la relation négative entretenue avec le groupe que s’enracine l’impuissance de la fonction politique » (Clastres 1974 : 38). Ce fonctionnement social aurait une mission bien précise qui serait d’empêcher le développement du pouvoir politique. C’est alors qu’il livre sa conclusion : ces sociétés auraient pressenti le danger inhérent au pouvoir et auraient ainsi développé des moyens pour « neutraliser la virulence de l’autorité politique » (Clastres 1974 : 40).

Les travaux de Pierre Clastres sont le point de départ de nombreux débats en anthropologie politique. Dans un article qu’il publie en 1988, Philippe Descola entreprend une critique détaillée des propositions de Clastres. Démontant un à un ses arguments, il précise que la diversité des organisations sociopolitiques mises à jour par les anthropologues et les archéologues en Amérique du Sud, montre au contraire la présence d’un pouvoir centralisé chez de nombreux peuples. Selon lui, les conclusions de Clastres sont fondées sur des exceptions. S’il reconnaît que ces exceptions sont bien réelles, il rectifie en affirmant qu’il est « impropre de parler d’un chef sans pouvoir, il s’agit plus simplement d’une société sans chef » (Descola 1988 : 822). De plus, il introduit l’idée que le pouvoir n’est pas qu’un simple élément

17   structurant les relations sociales, mais qu’il concerne autant les hommes dans leur relation entre eux, que dans leur relation avec le monde des esprits, des défunts ou des animaux. Il invite à réintégrer dans l’analyse du pouvoir une conception plus large qui prend en compte la réalité dans laquelle une société s’inscrit. Pour Descola, l’égalitarisme de ces sociétés n’est en fait pas le résultat d’une conscience du danger du pouvoir coercitif et d’une volonté de s’y opposer, mais plutôt l’effet « d’une destructuration profonde du tissu social, miné par le démembrement démographique, la spoliation foncière, la violence militaire et l’expulsion dans des isolats inhospitaliers » (Descola 1988 : 819).

L’intérêt des travaux de Clastres réside dans le fait qu’il soutient la pleine présence de la dimension politique dans des sociétés aux formes de pouvoir moins visibles. Clastres affirme en ce sens l’universalité du pouvoir politique. S’il débarrasse le concept de pouvoir de certains biais ethnocentriques, il omet cependant de faire ce travail pour celui de pouvoir politique, qu’il ne définit d’ailleurs pas16. Or,

le concept de pouvoir politique nécessite tout autant d’être déconstruit, surtout dans le cadre d’études sur les peuples autochtones pour lesquels les catégories de pouvoir et de religion sont entremêlées. Il est évident que le regard des anthropologues est fortement empreint de cette dichotomie religion/politique née avec l’anthropologie « politique ». De nombreux chercheurs ont certes montré que ces catégories se rencontrent, mais une telle initiative porte, de façon inhérente, le principe de leur séparation. Dans cette thèse, j’ai pris le parti de ne pas chercher à les isoler, mais de les laisser émerger. Car si cette dichotomie n’est pas adéquate pour décrire les groupes inuit avant le contact prolongé avec les Qallunaat, elle l’est devenue durant les cinquante dernières années avec le développement des institutions politiques dans le Nord. Mais revenons à Clastres. Mentionnons que ce dernier utilise sans la critiquer la catégorie de chef. Or, en omettant de penser de façon critique cette catégorie, on tombe assez vite dans une impasse : celle de chercher la présence de chefs là où justement la catégorie n’a pas de consistance culturelle. Les chefs

16 Rivière en donne une définition : « Le pouvoir politique diffère d’autres formes de pouvoir en ce

qu’il se rapporte aux processus et rôles sociaux par lesquels sont effectivement prises et exécutées les décisions qui engagent et obligent tout un groupe, éventuellement sous la contrainte. » (Rivière 2000 : 13).

18  

amérindiens dont parle Clastres paraîtront démunis de pouvoir tant que l’on ne comprendra pas la nature même du pouvoir chez ces peuples. Une déconstruction des catégories de chef ou de leader semble encore une fois un préalable nécessaire pour toute étude d’anthropologie politique. Une autre critique qui peut être adressée à Clastres est sa conception de la société comme un acteur collectif qui aurait « senti » le danger imminent de toute accumulation du pouvoir. Cette intentionnalité accordée à la société a fasciné de nombreux penseurs qui ont cherché à poursuivre les réflexions de Clastres, mais se perdent dans des dérives ethnocentriques17. Accorder à

ces sociétés la prescience des dangers du pouvoir, et donc inférer une négativité au pouvoir, reflète plus la réalité historique et sociale de l’auteur – marquée par un anti- autoritarisme latent – que celle des sociétés qu’il étudie. De plus, Clastres se désintéresse des transformations contemporaines des sociétés amérindiennes. S’il avance l’idée que la transformation politique, et donc le développement de l’État, passe par l’affirmation de la nature coercitive du pouvoir, son travail manque d’une perspective dynamique. D’une manière générale, une grande partie des travaux menés en anthropologie politique sur les sociétés dites apolitiques ou égalitaires sont consacrés à l’étude des formes « traditionnelles » de pouvoir et délaissent les transformations et les dissonances que la contemporanéité apporte. Les travaux en anthropologie politique imprégnés d’une perspective dynamique, telle que travaillée par Gluckman (1956, 1963) ou Balandier (1984 [1967]), concernent principalement les sociétés stratifiées ou possédant des institutions politiques. Or, il paraît essentiel de faire appel à une telle perspective pour analyser le rôle des figures de pouvoir dans les sociétés à pouvoir non centralisé.