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3   À partir des années 1940 : les débuts de l’anthropologie politique et l’étude des

3.2   Le développement de l’étude de la chefferie 83

Aux États-Unis, cette participation de l’anthropologie aux affaires gouvernementales n’a pas débouché sur le développement d’études sur l’organisation politique des groupes indiens et sur les figures de pouvoir. Seules quelques contributions, certes importantes, émergent à partir des années 1940. La fonction du chef dans les sociétés autochtones est étudiée en 1944 par Claude Lévi-Strauss dans un article qu’il rédige en anglais lors de son séjour aux États-Unis : « The Social and Psychological Aspects of Chieftainship in a Primitive Tribe: The Nambikuara of Northwestern Mato Grosso ». Dans cet article, il décrit les fonctions du chef nambiquara et montre que le prestige et l’habilité à inspirer confiance sont les bases du leadership. Le chef autochtone doit en outre posséder des qualités de danseur, de chanteur et une parfaite connaissance du territoire. Il doit être généreux et ingénieux. Lévi-Strauss observe que le chef est le seul à être polygame. Ce privilège lui est accordé pour qu’il puisse mener à bien ses fonctions économiques grâce à la

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coopération de ses femmes. Lévi-Strauss note que le consentement est la base psychologique du leadership et la réciprocité en est le premier attribut. Il existe entre le chef et le groupe un perpétuel mouvement d’échange : le chef a du pouvoir, mais il doit être généreux ; il a droit à de nombreuses femmes, mais il a des devoirs envers le groupe. Il reprend ici une remarque faite par Malinowski dans Crime and Custom in

Savage Society (1926) selon laquelle les droits du chef sur le groupe ne sont pas

exercés de façon arbitraire, mais s’articulent à l’intérieur d’un système de réciprocité. Lévi-Strauss complète cette hypothèse en expliquant que deux niveaux de réciprocité fonctionnent simultanément : les prestations individuelles liant les membres isolés du groupe entre eux et la relation de réciprocité existant entre le groupe et son dirigeant. Cette relation entre le groupe et le chef est caractérisée par une réciprocité dite qualitative65 qu’il définit ainsi :

[…] the granting of polygamous privilege to the chief means that the group has exchanged individual elements of security resulting from the monogamous rule for collective security provided by leadership. (Levi-Strauss 1944 : 60)

En 1948, Lowie publie son article « Some Aspects of Political Organization among the American Aborigines ». Reconnaissant l’intérêt heuristique des études menées dans les sociétés africaines, Lowie souhaite poursuivre la réflexion sur le terrain américaniste. Il décide d’entreprendre l’étude des organisations politiques là où le pouvoir est moins visible, là où la figure du chef est moins prégnante. Partant à la recherche des premières formes d’autorité coercitive et de solidarité de ces groupes, il remarque qu’un groupe peut choisir de se mettre temporairement sous l’autorité d’un chef lorsque se fait ressentir un besoin d’organisation : activités liées à la recherche de nourriture, à des expéditions guerrières ou à des cérémonies religieuses. C’est donc à la figure du chef qu’il s’intéresse, comme marqueur de la coercition et acteur de celle-ci. En 1964, l’association des anthropologues américains organise un colloque sur le leadership en Amérique du Nord66.

65 Il oppose cette réciprocité qualitative à une réciprocité quantitative dont le modèle serait l’échange

généralisé des femmes dans un groupe. Or, ici, la polygamie du chef perturbe l’équilibre de la réciprocité.

85   Si le début du XXe siècle voit les États-Unis se tourner progressivement vers

l’étranger – dès 1902, le président du National Research Council encourage les anthropologues à entreprendre des terrains dans les colonies outre-mer (Vincent 1990 : 134) – c’est à partir des années 1930 et plus sérieusement à la suite de la Seconde Guerre mondiale, que les États-Unis s’imposent comme une puissance impériale. Dans ce contexte, les fondations philanthropiques américaines ne cessent d’octroyer des fonds pour des projets de recherche concernant les langues et la culture des populations sous tutelle américaine et les anthropologues sont encouragés à prendre part à ce projet impérialiste. Une anthropologie basée sur la distinction d’aires culturelles apparaît alors avec la création d’instituts de recherche et de programmes de recherche en aires culturelles (Rafael 1994). Les études océanistes se développent assez rapidement dans les universités américaines (Harvard, Chicago, Oregon) et de nombreux départements d’ethnologie s’ouvrent en Nouvelle-Zélande et en Australie. Ces nouveaux programmes de recherche entendent plutôt répondre à des interrogations d’ordre politique ou stratégique plutôt qu’à pousser plus loin la réflexion anthropologique (Vincent 1990 : 293). Dans ce contexte, les anthropologues continuent à produire ponctuellement des études sur l’organisation politique et les figures de pouvoir. Sur le terrain océaniste, c’est le concept même de chefferie qui est théorisé à partir des années 1960. Le terme chefferie (chieftainship et chiefdom en anglais) était auparavant utilisé de façon assez aléatoire. Avec les travaux de Sahlins (1961) et de Service (1962), le terme devient un véritable concept anthropologique. Dans Primitive Social Organization. An Evolutionary Perspective (1962), Service tente de réconcilier évolutionnisme et fonctionnalisme en fournissant une nouvelle lecture de l’évolution culturelle des sociétés. L’évolution de l’humanité, écrit-il, passerait par quatre stades : la bande, la tribu, la chefferie puis l’État. Avec lui, la chefferie devient un stade de développement culturel et le chef un élément central de cette évolution. La chefferie est caractérisée, selon Service, par une densité de population importante et la centralisation du pouvoir : les détenteurs du pouvoir y auraient non seulement un rôle économique central, mais également un rôle social, politique et religieux. Service met l’accent sur la distance entre le chef et ses sujets :

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These are regulations which separate the Chief from all others; sanctify or otherwise legitimatize him; codify his rights, privileges, and duties; and prescribe the form of succession. […] Thus there would seem to be with respect to the office of Chief two distinct kinds of rules: sumptuary rules or taboos which set aside the chiefly persons into a special category; and rules of succession and affiliation to this category, and to the various groups and ranks. (Service 1962 : 155)

Il consacre notamment un paragraphe aux Inuit qu’il classe dans la catégorie de « bandes » (Service 1962 : 99).

Cette réflexion sur la chefferie est poursuivie par Marshall Sahlins sur le terrain océaniste dès les années 1960 alors qu’il tente de comprendre le lien entre les dimensions économique et politique des sociétés primitives. Dans les essais néo- évolutionnistes de l’anthropologue américain, la chefferie émerge lorsque dans une société les relations économiques dépassent le cadre de la vie domestique : « Chieftainship emerges with a suprahousehold economy. » (Sahlins 1960 : 411). Alors que, dans les sociétés dont l’organisation sociale est structurée par les relations de parenté, la tendance est de favoriser la coopération et l’entraide des membres du groupe, dans les sociétés dont l’économie est suprafamiliale, l’accumulation des richesses devient possible et le pouvoir du chef réside alors dans sa capacité à redistribuer les biens vitaux67. La figure du big man devient un concept

anthropologique sous la plume de Sahlins (1963)68. Le big man répondrait finalement

au besoin de plusieurs groupes de se solidariser ponctuellement sous l’autorité d’une seule et même figure dans certaines situations telles que la guerre, la tenue de cérémonies rituelles supralocales, l’échange avec des groupes éloignés. Il oppose alors la figure du big man, que l’on trouve en Mélanésie, au chef polynésien. Le big

man mélanésien ne doit son pouvoir qu’à un travail acharné de cumul des richesses,

de redistributions stratégiques et de relations calculées. Il n’hérite pas de cette position mais il la gagne par le mérite. Le chef polynésien, quant à lui, obtient sa position par hérédité et il tire son pouvoir de son ascendance divine et de son titre. Si

67 Sahlins s’oppose en cela à Herskovits (1952) qui défend la thèse matérialiste selon laquelle les

détenteurs des moyens de production dans les sociétés primitives acquièrent du pouvoir et le renforcent en consommant leurs biens de façon ostentatoire ou en le gaspillant.

68 Le big man correspond, selon lui, à un individu qui acquiert de façon éphémère du pouvoir sur un

groupe du fait de l’accumulation de richesses (porcs, coquillages…) qu’il redistribue stratégiquement dans l’optique de se constituer une suite de clients.

87   le terme de chef est utilisé principalement dans les textes des anthropologues de l’Océanie au début du XXe siècle, celui de big man le supplante progressivement à

partir des années 1960.

Godelier, dans le commentaire critique qu’il adresse à Sahlins, précise que le

big man n’est qu’une configuration parmi d’autres des figures de pouvoir

océaniennes et qu’il apparaît en fait dans des contextes particuliers, là où il faut échanger des richesses pour obtenir une épouse et où coexistent guerres et échanges compétitifs (Godelier 1996 [1982] : 253-290). Cela lui permet alors de mettre en évidence deux types de pouvoir en Mélanésie, caractérisés par les figures du great

man et du big man. Le great man apparaît dans un système où l’échange est direct :

une femme est échangée contre une femme. Le big man apparaît dans un système où l’échange est indirect : une femme est échangée contre des richesses qui circulent. C’est donc les sociétés de big man qui permettent l’accumulation de pouvoir car les richesses circulent. Ainsi, la question est la suivante : l’échange entre les groupes est- il tourné vers l’équilibre ou le déséquilibre ? Là où les choses sont échangées contre des vies humaines, la reproduction des rapports sociaux dépend de l’accumulation des richesses (big man). Là où les choses sont échangées contre des choses et où les vies humaines sont échangées contre des vies humaines (great man), la circulation de la richesse n’est pas un élément essentiel de la reproduction de la société et n’est donc pas fondamentale dans la relation de domination d’un individu à l’autre. De ce fait, la domination passe par des cérémonies rituelles et des initiations. En fait, dans les sociétés à great man, l’échange doit être égal en quantité et en qualité (une femme pour une femme), alors que dans les sociétés à big man, l’échange est ouvert et inégal : on n’est pas obligé de donner quelque chose de même nature.

Les figures du big man et du great man ont d’abord été identifiées en Mélanésie et la littérature à ce sujet est importante69, mais de nombreux auteurs en

retrouvent les caractéristiques dans d’autres cultures, lorsqu’ils reconnaissent que l’accès aux positions de pouvoir est lié au mérite et non au titre, comme chez les Swat Pathans (Barth, 1959), dans des sociétés africaines (Vincent 1968), dans les Caraïbes,

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en Espagne et à Malte (Van Bakel, Hagesteijn et Van de Velde 1986). Les anthropologues réalisent que l’usage de « chef » est souvent inadéquat car il convoque avec lui toute une série de connotations et de sens sur ce qu’est une figure de pouvoir, en d’autres termes il biaise les données recueillies sur le terrain (Lindstrom 1981 : 901). Pour dépasser ce problème, quelques anthropologues décident d’utiliser les termes vernaculaires dans leurs études, alors que d’autres mobilisent une nouvelle terminologie : headman, centerman, strongman, manager, etc.