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5   Méthodologie 33

5.2   Histoire et anthropologie 36

Une autre source d’inspiration méthodologique a accompagné mon cheminement tout au long de cette recherche doctorale : la rencontre entre l’histoire et l’anthropologie. Formée dans les deux disciplines, j’ai été tout au long de mon parcours académique intéressée par les ponts qui s’érigeaient entre ces deux sciences sociales. Après avoir finalisé une maîtrise en histoire27, j’ai décidé de me tourner vers

l’anthropologie afin d’y trouver des outils d’analyse qui pourraient être pertinents dans l’étude des phénomènes passés. C’est donc dans la continuité de cette démarche que j’ai entrepris mon travail doctoral, en tentant de comprendre un phénomène historique à partir d’outils analytiques développés par l’anthropologie. Les tentatives de faire travailler ensemble l’histoire et l’anthropologie ont été nombreuses au siècle dernier. Il en a résulté la constitution de différentes écoles de pensée ayant exploré, chacune à leur manière, les bénéfices et les problèmes du travail interdisciplinaire. Les deux principales écoles qui ont orienté ma démarche sont celles de l’anthropologie historique et de l’ethnohistoire. Je n’ai pu me résoudre à opter pour l’une ou l’autre de ces méthodes puisqu’elles sont, à mon sens, complémentaires.

L’anthropologie historique s’est notamment développée en France au sein des études médiévales dans les années 1970. Ce champ de l’histoire prend ses racines dans les réflexions méthodologiques et théoriques des historiens de l’École des « Annales » et utilise des concepts issus de l’anthropologie sociale et culturelle. Elle se manifeste au départ par des initiatives individuelles et indépendantes de tout programme scientifique et aboutit à la production de monographies historiques dédiées à l’étude d’objets variés. L’intérêt porté à l’anthropologie encourage en effet les historiens à tourner leur attention vers des sujets qu’ils avaient jusque-là très peu explorés : la parenté, les mythes, les rituels, les manifestations symboliques, etc. (Burguière 1978). Mais l’apport principal de l’anthropologie à l’histoire se lit dans sa récupération du concept de structure. Les historiens tirent en effet grand profit à chercher, dans les remous du passé qu’ils exhument, des structures qui leur

27 Cette maîtrise a été réalisée en échange universitaire entre l’Université de Rennes 2 et l’Université

du Québec à Trois-Rivières. Elle portait sur l’histoire de la vieille prison de Trois-Rivières et j’y analysais plus précisément les manifestations du pouvoir.

37   permettent de dégager les règles implicites du fonctionnement social. L’anthropologie ouvre également l’histoire vers l’étude du sens des actions, c’est-à-dire la variété de leurs registres symboliques et leur inscription dans une ontologie (Schmitt 2008 : 16). Des anthropologues sont eux aussi influencés par cette nouvelle façon d’étudier le passé : Jack Goody (1979) par exemple, lorsqu’il entreprend une histoire comparée des pratiques de l’écriture ; Jeanne Favret-Saada (1985 [1977]), lorsqu’elle tente de comprendre les dynamiques de la sorcellerie dans le bocage normand en France. Il existe aujourd’hui quelques synthèses des travaux étiquetés en anthropologie historique (surtout Burguière 1978, 1986). Mais à part la contribution de Schmitt (2008), il n’existe pas encore de grande proposition théorique relative à ce champ de l’histoire qui s’avère être finalement un terrain exploratoire du point de vue méthodologique. Le regard qu’on porte aujourd’hui aux structures sociales et la façon dont elles sont confrontées à l’épreuve du temps portent les traces évidentes de ces travaux, nourriture qui a alimenté cette recherche doctorale. L’intérêt particulier de ces travaux est, à mon sens, la façon dont ils explorent l’articulation entre structure et temps, c’est-à-dire comment une structure sociale réagit à l’épreuve du temps.

De son côté, l’ethnohistoire28 correspond à une autre tradition puisqu’elle est

née principalement aux États-Unis dans les années 1950 dans le cadre des études dédiées aux sociétés amérindiennes29. Elle correspond au départ à la tentative de

mettre au jour l’histoire des peuples autochtones, des peuples dits « sans Histoire », avec une attention toute particulière pour les Amérindiens. Pour reprendre la définition minimaliste de Sturtevant, elle est l’histoire des peuples normalement étudiés par les anthropologues (Sturtevant 1966 : 6-7). Mais de nombreux désaccords subsistent quant à sa mission, ce qui se traduit par l’apparition, au cours des cinquante dernières années, de multiples dénominations (ethnohistory, social history, cultural

history, etc.)30. De plus, les points de vue des historiens et des anthropologues sur

l’objet et la forme de l’ethnohistoire ne cessent de rappeler la divergence des

28 Le terme est employé pour la première fois par Clark Wissler en 1909 alors qu’il évoque

l’importance de reconstituer les cultures préhistoriques en combinant les méthodes issues de l’ethnologie et de l’histoire (Krech 1991 : 347).

29 Symbole de cette nouvelle approche, la revue Ethnohistory est fondée en 1955.

30 Krech écrit que ce problème est moins effectif au sein d’une même aire culturelle et qu’il apparaît

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intentions des uns et des autres. Progressivement, les avis divergent et de nombreux ethnohistoriens affirment que cette méthode est plutôt destinée à mettre au jour les versions autochtones de l’histoire. L’enthousiasme pour l’étude des phénomènes d’acculturation dans les années 1980 fait connaître à l’ethnohistoire un vif succès qui ne s’est pas vraiment démenti jusqu’à aujourd’hui malgré les différentes remises en questions et les nombreux problèmes méthodologiques auxquels elle est confrontée. Comme le fait remarquer Carmack, l’ethnohistoire est plus une méthode qu’une discipline en tant que tel (Carmack 1972 : 230). Celle-ci vise à combiner les outils méthodologiques de l’histoire et de l’anthropologie, c’est-à-dire à recourir aux sources écrites, ainsi qu’aux témoignages oraux et au travail de terrain. L’un des apports fondamentaux de cette méthode est de décentrer le point de vue de l’historien vers une interprétation du passé plus fidèle à l’expérience des peuples à l’étude, vers l’exhumation de la « vision des vaincus » (Wachtel 1971). Cela passe par une exploitation critique des sources écrites qui sont produites la plupart du temps par les sociétés dominantes. L’ethnohistoire a déjà été mise à profit pour mettre à jour certains pans de l’histoire des Inuit (Kleivan 1966 ; Van Stone 1967 ; Lantis 1970 ; Trudel 1987a, 1987b, 1990 ; Fienup-Riordan 1991, 1998 ; Csonka 1995 ; Laugrand 1997 ; Lévesque 2008). Laugrand (1997) a par exemple mis à profit l’ethnohistoire dans sa thèse de doctorat sur la conversion des Inuit au christianisme. En combinant un travail d’analyse de sources ecclésiastiques et d’entrevues avec des aînés, il a pu analyser les dynamiques de la réception du christiansime par les Inuit. Le croisement de ces méthodes lui a permis de documenter un rituel peu connu qui n’apparaît pas dans les archives, celui du siqqitiq. L’utilisation de l’histoire régressive permet ainsi de respecter plus aisément la variation des temporalités qui se manifeste dans l’oralité des Inuit. Ces travaux mettent également en perspective des historicités particulières, c’est-à-dire la façon d’être et de se penser dans l’histoire et le temps. Proposé par François Hartog, le concept de régimes d’historicité est un outil heuristique permettant de penser les différentes sociétés dans leur rapport au temps et à l’histoire.

Anthropologie historique et ethnohistoire n’ont jamais cessé de s’interroger sur la cohérence et l’unité de leurs productions et sur leurs frontières mouvantes. Mais la réflexion sur le rapprochement entre anthropologie et histoire ne se limite pas

39   à ces deux écoles. À partir des années 1980 particulièrement, de nombreux anthropologues ont cherché, individuellement, à réintroduire une dimension diachronique dans leurs études afin de sortir de l’essentialisme ou de l’orientalisme qui leur était reproché. Ils ont débuté un dialogue avec la discipline historique en développant leur propre usage de l’histoire (Fabian 2006 ; Thomas 1998)31. Quelques

anthropologues ont par exemple tenté de repenser la question du temps et des transformations sociales dans le cadre d’analyses structurales (Sahlins 1989 ; Wachtel 1990). Il s’agit selon moi de traditions méthodologiques complémentaires et qui ne sont que la manifestation des particularismes d’une grande science sociale pas encore réunifiée.