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3   Les prémisses d’une anthropologie des figures de pouvoir 18

3.2   Définir les concepts : chef, leader et pouvoir 23

Comme le remarque justement Lenclud, l’entreprise de définition des concepts est plus compliquée qu’elle n’y paraît (Lenclud 1995 : 165). Il s’agit en fait d’un exercice périlleux du fait de son effet de fixation du sens. Il faudrait ainsi voir dans cet acte de définition un outil de la recherche, c’est-à-dire un moyen plutôt qu’une fin. C’est ainsi que la définition des concepts, et par extension l’usage qu’on en fait, serait un miroir de notre compréhension de la société étudiée.

Ce qui ressort des travaux menés jusqu’à aujourd’hui sur les figures de pouvoir en anthropologie, c’est la difficulté à employer un vocabulaire unifié. La référence aux figures de pouvoir dans les différentes sociétés s’est faite à partir de termes divers renvoyant à des concepts plus ou moins proches, révélant ainsi la diversité des perspectives culturelles d’une notion qui n’est finalement pas si universelle. Dans son histoire comparée du commandement et de l’autorité, Yves Cohen évoque également cette diversité qu’il invite non pas à évacuer, mais plutôt à analyser (Cohen 2013 : 41-56). Alors qu’au début du XXe siècle les anthropologues employaient exclusivement le terme de chef (chief en anglais), l’usage de leader s’est généralisé dans la seconde moitié du XXe siècle sans pour autant supplanter celui de

chef/chief. De leur côté, les anthropologues français ont toujours préféré utiliser les concepts de pouvoir ou d’autorité, et donc évacuer la dimension personnelle21.

Plusieurs auteurs soulignent à juste titre que chez les peuples autochtones, le titre de « chef » est une catégorie instaurée par les administrateurs coloniaux qui s’est figée dans la pratique (White et Lindstrom 1997 : 8) et que certains autochtones considèrent aujourd’hui eux-mêmes comme un aspect traditionnel de leur culture. L’usage du terme de chef est souvent inadéquat car il convoque avec lui toute une

21 En France, la tendance est d’ailleurs à opposer autorité formelle (qui relèverait plus du titre ou de la

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série de connotations et de sens sur ce qu’est une figure de pouvoir, en d’autres termes il biaise les données recueillies sur le terrain (Lindstrom 1981 : 1777 ; Bensa 2000 : 9). Pour dépasser ce problème, quelques anthropologues ont décidé d’utiliser les termes vernaculaires dans leurs études, alors que d’autres mobilisent une nouvelle terminologie : comme les concepts de big man (Sahlins 1963) ou de great man (Godelier 1996 [1982]) qui ont parfois été repris dans le cadre de comparaisons internationales (pour les Inuit : Oosten 1986).

Dans cette thèse, je prends donc le parti d’utiliser la terminologie vernaculaire pour mieux rendre compte des catégories mobilisées par les acteurs. Mais j’utilise également le terme de figure de pouvoir qui est plus neutre et englober différents types de réalités. Cette notion permet de ne pas séparer les dimensions économiques, politiques ou sacrées du pouvoir. Elle ne focalise pas non plus l’attention sur un titre, mais elle dirige plutôt le regard sur une position sociale qu’il s’agit d’étudier. Les concepts de chef ou de leader seront regardés en tant qu’ils sont le signe d’une circulation et d’une réappropriation.

Le pouvoir est l’un des concepts qui a le plus mobilisé les penseurs, toutes disciplines confondues. Il a été défini à maintes époques pour répondre à des interrogations très variées. L’une des questions principales, qui traverse les débats sur le pouvoir en sciences sociales et en philosophie, est celle selon laquelle sa première caractéristique serait l’usage de la force. Pour reprendre les termes de Max Weber, le monopole de la violence constituerait le pouvoir. S’étonnant sur ce consensus, Hannah Arendt ouvre la voie vers une nouvelle conception du pouvoir qui est plus appropriée dans le cadre de cette étude. Pour Arendt, le pouvoir n’est pas uniquement une question de commandement ou de domination de l’homme sur l’homme. Analysant différents événements historiques, tels que la Révolution française, la Commune de Paris (1870-1871), les soviets ouvriers de Russie, les conseils ouvriers ou militaires nés en Allemagne après la Première Guerre mondiale, elle met en avant une autre dimension du pouvoir, sa dimension collective :

Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un

25   groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu’un est « au pouvoir », nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur nom. (Arendt 1972 : 144).

La définition du pouvoir proposée par Arendt offre un point de vue plus intéressant et complémentaire car elle ne focalise pas l’attention sur la nature personnelle du pouvoir, ce qu’ont longtemps fait les théories du leadership. Elle oriente le regard vers l’action concertée du groupe et permet de considérer plus facilement des perspectives culturelles différentes du pouvoir, et notamment celles des peuples autochtones. Si des formes individuelles de pouvoir peuvent cependant être repérées chez les Inuit, elles doivent être comprises, à mon sens, du point de vue du collectif. Les Inuit justifient en effet sans cesse le pouvoir personnel en faisant référence au groupe, ce qui sera démontré au cours de cette thèse.

S’il n’existe pas véritablement de mot pour traduire le concept de pouvoir en inuktitut, l’observation des jeux de force sur le terrain mène rapidement au constat que la violence n’est pas la seule constituante des rapports sociaux et que de nombreux mécanismes assurent au groupe sa capacité à agir en dépit de l’octroi, à certains, de positions de pouvoir. Les différents termes utilisés par les Inuit pour exprimer ce concept seront donc examinés.