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2   Première moitié du XX e siècle : l’étude des figures de pouvoir au service d’une

2.2   Aux États-­‐Unis : une anthropologie appliquée au service du Bureau des

Au début du XXe siècle, le gouvernement américain continue à encourager le

développement d’études sur les populations indiennes vivant sur son territoire – le but étant toujours de les assimiler – et c’est principalement dans le cadre de ces études que se poursuit une réflexion sur la loi, les organisations politiques et les figures de pouvoir. Les anthropologues gravitant autour du Bureau of American Ethnology au cours de la première moitié du XXe siècle sont pratiquement les seuls à porter un réel

intérêt, quoique mesuré, à la dimension politique. Les données abondantes récoltées au cours des décennies précédentes par les anthropologues du Bureau sont enfin compilées dans ce qui restera l’une des plus importantes publications de cette institution, le Handbook of American Indians North of Mexico (1907). L’objectif principal de cette encyclopédie est de fournir une liste complète et détaillée de tous les groupes indiens en Amérique du Nord. Dans la préface qu’il signe, Hodge précise que les sujets traités ont été étendus et que de nouvelles entrées ont été ajoutées par rapport à ce qui avait été prévu, afin de rendre compte des relations que les Amérindiens entretiennent avec le gouvernement américain (Hodge 1907 : 7) – l’assimilation des Indiens ne semblant pas fonctionner et une certaine agitation apparaissant sur les réserves, le gouvernement américain espère trouver auprès des anthropologues des solutions efficaces pour régler les problèmes qu’il rencontre. John Hewitt, un membre du Bureau, est chargé de rédiger une des entrées de l’encyclopédie consacrée à la notion de chief et une autre à celle de government. Si l’étude des figures de pouvoir et de l’organisation politique des autochtones commence à susciter de l’intérêt, il explique que les données récoltées sont encore trop lacunaires pour proposer une synthèse (Hewitt 1907b : 263-264). Cependant quelques caractéristiques lui paraissent déjà claires et Hewitt donne une définition relativement structurée de ce qu’est un chef indien :

Among the North American Indians a chief may be generally defined as a political officer whose distinctive functions are to execute the ascertained will of a definite group of persons united by the possession of a common territory or range and of certain exclusive rights, immunities, and obligations, and to conserve their customs, traditions, and religion. He exercises legislative,

71   judicative, and executive powers delegated to him in accordance with custom for the conservation and promotion of the common wealth. (Hewitt 1907a : 263) Il reconnaît néanmoins que l’organisation des groupes indiens s’étend du stade le plus simple (« the wandering band of men with their women and children ») au complexe (« the clan or gens, the tribe, and the confederation ») ; chacun d’eux révélant un degré d’organisation différent. La fonction de chef correspond là encore à un critère permettant d’évaluer le degré d’organisation politique :

With the advance in political organization, political powers and functions were multiplied and diversified, and the multiplicity and diversity of duties and functions required different grades of officers to perform them; hence various kinds and grades of chiefs are found. (Hewitt 1907a : 263)

Hewitt reprend également l’idée que la parenté, réelle ou fictive, est la base du gouvernement chez les Indiens d’Amérique du Nord. Les Inuit apparaissent dans son article comme le degré zéro de l’organisation politique.

Hewitt n’est pas le seul à remarquer que les anthropologues américains connaissent trop peu le fonctionnement politique des sociétés qu’ils étudient. Robert Lowie écrit que ses contemporains doutent même de la présence d’une dimension politique dans ces sociétés :

En comparaison des efforts qu’on a dépensés pour élucider les problèmes de la famille et de l’organisation clanique, les ouvrages théoriques consacrés aux institutions politiques des tribus primitives sont en nombre infime. C’est qu’on a essayé à diverses reprises de nier jusqu’à l’existence de véritables organisations politiques dans les basses civilisations. (Lowie 1935 [1920] : 261) Lowie explique la particularité du fonctionnement politique des sociétés primitives par leur nature démocratique, une idée qu’il développe dans Primitive Society (1935 [1920]). Intéressé par ce qu’il nomme les organisations sociales, Lowie consacre un chapitre à la comparaison de leur gouvernement dans cette première grande synthèse anthropologique. Lowie est le premier à exprimer aussi clairement cette idée fondamentale pour la suite de l’anthropologie politique selon laquelle le politique peut exister là où il n’y a pas d’organisation étatique. Pour lui, l’État est partout, même dans les sociétés primitives, où il y voit des « germes d’État ». Il isole ainsi différentes caractéristiques sur lesquelles peut reposer un pouvoir politique : la

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prééminence de l’âge ; les alliances ; la richesse ; le contrôle du sacré ; la pression de l’opinion publique. Avec cet auteur, le politique apparaît imbriqué dans le social et sa principale fonction est d’assurer la cohésion de la société. S’il n’étudie pas spécifiquement les figures d’autorité, il décrit cependant leur place et le rôle des chefs (chiefs).

Les idées développées par Lowie se retrouvent en filigrane dans les travaux d’une de ses étudiantes, Anna Gayton, qui se penche sur le chamanisme. Pour elle, l’activité des chamanes peut être également comprise du point de vue politique (Gayton 1930 : 361). Celle-ci montre notamment que les chefs et les chamanes doivent être considérés comme des individus qui ont acquis un certain pouvoir dans une situation donnée. Elle invite donc à observer les dynamiques du pouvoir, ce qui est nouveau à l’époque. Elle note cependant une difficulté à aborder la question du chamanisme par le politique et remarque que les informateurs indigènes, eux-mêmes, semblent avoir intériorisé cette idée que le chamane n’a pas de pouvoir civil et formel :

Native informants on first inquiry invariably describe their chiefs as the official leaders of the political unit, adding as other official messengers, dance managers, and in some instances, subchiefs. Shamans are never recognized as officials. Yet all informants supply anecdotal evidence which shows that the shamans, unofficially, were political factors of tremendous power. (Gayton 1930 : 361-362)

Souvent associé à des pratiques spirituelles suspicieuses – il sera longtemps qualifié de « sorcier » – le chamane n’est pas considéré par les anthropologues, ni les missionnaires, comme une figure de pouvoir politique et les Indiens ont déjà bien intégré cette idée. Tout au long de la période, la figure du chamane a posé quelques problèmes aux anthropologues qui, pour la plupart, ont considéré qu’il valait mieux l’écarter de toute étude des formes politiques, séparer en quelque sorte religion et politique. Le chamane est souvent associé à un personnage charismatique possédant de l’influence plutôt que de l’autorité, qui s’impose à la limite plus par son caractère dominateur que par sa légitimité politique.

73   Quelques études sur l’organisation du pouvoir voient le jour aux États-Unis au début du XXe siècle, mais Franz Boas, pour qui la dimension politique des sociétés ne

présente aucun intérêt heuristique, est très influent à cette époque. L’autre branche de l’anthropologie américaine, celle qui se constitue autour de Franz Boas, n’intègre pas en effet la dimension politique à ces quatre axes de recherche (anthropologie physique, linguistique, archéologie et anthropologie culturelle). Dans l’ouvrage phare qu’il publie en 1911, The Mind of Primitive Man, Boas n’aborde pas la dimension politique des sociétés primitives qu’il étudie56. De façon générale, il y a un déclin des

études consacrées au politique au sein du Bureau entre les années 1898 et 1918 (Vincent 1990 : 150). Toujours est-il qu’au milieu des années 1930 s’amorce un tournant. À la suite du Reorganization Act, une unité d’anthropologie appliquée est créée au sein du Bureau des affaires indiennes. John Collier, qui en est le commissionnaire, adresse quelques instructions aux anthropologues qu’il embauche :

The most important single task of the Applied Anthropology Unit is to study the contemporary social organization of each group, organizing so that the constitution drawn up will be based on the actual social life of the group. In this way the constitution will not be merely a piece of paper but will flow into and from the life of the people.

One vitally important factor is the determination of the basis of representation, so that the governing body will be truly representative. Especially on larger reservations the field worker should look for natural community groupings. On many reservations the administrative districts set up by the Indian Service do not conform to the real social organization present. In the Allotment Act period of Indian administration it was a policy, based on the underlying theory of forced assimilation behind allotment, to ignore administratively the native social and political institutions. Under the present Reorganization Act the theory is to utilize these native institutions of the people, where such institutions are still functioning, for a more effective management of group affairs, as well as for effective economic rehabilitation. (Collier 1936 : 2-3)

Cette volonté de favoriser l’administration des Indiens par eux-mêmes rend évidente la nécessité de mieux connaître leurs structures sociopolitiques.

56 Je n’ai pas trouvé d’informations précisant explicitement le rejet de la dimension politique des

sociétés par Boas dans les écrits que j’ai consultés (Boas 1887, 1888, 1901, 1907, 1911 ; Cole et Müller-Wille 1984 ; Müller-Wille 2008 ; Müller-Wille et Barr 1998). Mais l’absence de discussion sur le sujet dans ses de Boas témoigne d’un désintérêt pour la question. Hoebel fait cependant mention de son désintérêt lorsqu’il raconte que Boas refusa de diriger ses recherches doctorales sur le système juridique des Indiens des plaines : « Franz Boas could tell me (...) that aboriginal American Indian tribes had no law. » (Site internet de l’American philosophical society :

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2.3 En  France  :  un  intérêt  tardif  pour  les  organisations  politiques  dans  les