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6   L’enquête de terrain et les sources orales et écrites 39

6.1   L’enquête de terrain 40

L’enquête de terrain s’est déroulée au Québec et plus particulièrement au Nunavik. Le sud du Québec constitue la prolongation de ce terrain puisque j’y ai rencontré de nombreuses personnes et fait de multiples entretiens avec des Inuit ou des Qallunaat ayant travaillé au Nunavik. De plus, les relations qui se tissent au Nunavik se poursuivent toujours une fois rentrée. Plusieurs séjours ont été effectués dans différentes communautés du Nunavik : Ivujivik, Puvirnituq, Kuujjuaq, Kangiqsujuaq, Inukjuak et Kangiqsualujjuaq32. Il faut y ajouter quelques nuits

passées à Salluit, puisque si ces passages dans le village étaient courts, ils n’en étaient pas moins enrichissants. J’ai en effet vécu au sein d’un réseau de personnes originaires d’Ivujivik, mais vivant ou transitant par Salluit. Deux séjours (celui à Kangiqsualujjuaq en 2010 et celui à Inukjuak en 2011) ont été réalisés dans le cadre des activités scientifiques de l’ARUC « Inuit Leadership and Governance in Nunavut and Nunavik: Life Stories, Analytical Perspectives, and Training ». Étant donné que les ateliers organisés avaient pour thème le leadership, ils ont été l’occasion d’observations et d’échanges qui enrichissent cette thèse. Les séjours dans les villages de Kangiqsujuaq (2010, 2011 et 2012) et d’Inukjuak (2012 et 2013) ont été réalisés dans des conditions différentes. J’étais d’abord dans ces villages pour vivre avec mon conjoint qui travaillait sur place comme policier. Je n’avais alors pas l’objectif de faire du terrain. J’y vivais, tout simplement, comme une Qallunaaq. J’ai d’ailleurs mis à profit ces séjours, durant lesquels je vivais de façon plus isolée, pour rédiger une grande partie de cette thèse. Vivre sur place m’a permis de mener quelques entretiens complémentaires, de poursuivre mon travail d’observation et d’échanger avec les gens que je rencontrais et que je cotôyais. Ainsi, tous ces séjours se sont faits dans des contextes très différents et m’ont offert d’aborder la vie dans les communautés du Nunavik selon des perspectives variées : j’ai résidé dans des petits et des gros villages ; j’ai effectué de courts séjours (15 jours) comme des séjours plus longs (de 3 à 6 mois) et ceci me permet de bénéficier, au final, d’une expérience de près de deux ans de vie au Nunavik (22 mois) ; j’ai logé dans plusieurs familles à Ivujivik, Puvirnituq et Kuujjuaq, mais également chez un enseignant québécois à

41   Ivujivik et avec mon conjoint à Kangiqsujuaq et Inukjuak. Mon statut changeait à chaque fois et je n’ai pas manqué d’observer ce que sa variation engageait de différences et de contradictions du point de vue de mes observations.

Mon expérience de terrain la plus significative au niveau des relations que j’ai nouées sur place et des informations que j’ai recueillies s’est déroulée dans le village d’Ivujivik. La grande partie des données de cette thèse y a été collectée et je m’y référerai régulièrement. C’est cependant dans ce village que mon travail a été le plus difficile à mener, mais aussi le plus instructif (Hervé 2010). J’y ai passé en tout 4 séjours (2 séjours de 3 mois et 2 séjours de 10 jours) et c’est au troisième que les relations avec les gens de la communauté ont commencé à se débloquer, moment où je retournais pour le plaisir de rendre visite à des amis et où j’avais décidé de ne pas sortir mon enregistreuse ni mon carnet de notes. Mes premiers temps sur le terrain ont en effet été difficiles, notamment du fait de la méfiance des gens face à une étrangère, blanche, chercheuse, qu’ils ne connaissaient pas. J’ai été confrontée à la grande difficulté d’obtenir des entretiens et l’impossibilité de trouver un traducteur. Ivujivik est un village en grande détresse. Alcool, drogue, violences conjugales, abus et crimes sexuels constituent des éléments du quotidien. Certes, ces difficultés sont le lot de toutes les communautés du Nunavik, mais mon vécu dans plusieurs villages m’autorise aujourd’hui à affirmer qu’Ivujivik est l’un des villages le plus en souffrance. Des éléments de l’histoire locale et de l’histoire des familles du village tendent également à renforcer la fermeture des Ivujivimmiut et leur grande méfiance à se livrer. Mes séjours dans le village de Puvirnituq, même s’ils étaient courts, ont été très riches. Alors que je faisais face à la suspicion à Ivujivik, mon intérêt pour l’histoire politique de la région, notamment celle de la coopérative locale et du mouvement de dissidence politique Inuit tunngavingat nunaminni, m’a permis d’y réaliser de nombreux entretiens passionnants.

J’ai beaucoup appris en écoutant l’expérience de nombreux Qallunaat vivant sur place et en observant leur façon de s’intégrer à la communauté, voire en partageant mon quotidien avec eux. Contrairement à cette norme qui persiste dans le milieu de la recherche sur les Inuit, il ne me paraît pas toujours utile de « choisir son

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camp », c’est-à-dire de s’isoler de la communauté des Qallunaat. Cela constitue en effet un a priori selon lequel n’est digne d’observation que ce qui se manifeste ou s’expérimente du « côté inuit », le problème étant d’emblée de définir ce qui fait partie de ce « monde inuit ». Or, les Inuit et les Qallunaat sont sans cesse en interaction les uns avec les autres et, pour saisir cette dynamique, je me devais justement de ne pas m’enfermer dans un camp. J’ai donc, durant mon séjour, voyagé entre ces deux mondes. En ce sens, j’adhère à la proposition de Barbara Glowczewski pour qui « une anthropologie critique ne saurait faire l’économie de ce “point de vue des dominants”, trop souvent occulté au nom d’une solidarité de bon aloi avec les dominés » (Abélès et Glowczewski 2010). L’important n’est pas, à mon avis, de choisir un camp, mais plutôt d’être impliqué dans des relations et des activités collectives, qui sont l’occasion de multiples observations. Souvent, l’étonnement ou l’incompréhension des Qallunaat devant l’étrangeté de la culture inuit m’ont d’ailleurs ouvert sur pistes. Car derrière ces réactions, j’ai toujours perçu la présence d’un nœud, lieu de rencontre de deux mondes, et senti l’occasion d’approfondir mes connaissances des valeurs culturelles et des catégories en travail. De plus, travailler sur une catégorie exogène, celle de leadership, nécessitait que je comprenne comment elle circulait dans les différents milieux.