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J’ai suivi des cours d’inuktitut pendant quatre années à l’Institut national des langues et civilisations orientales à Paris. Arrivée sur le terrain, j’ai poursuivi mon apprentissage de la langue. Ne la maîtrisant pas parfaitement, je n’ai pas été en mesure de mener seule des entretiens avec les aînés. J’ai donc conduit des entretiens dans les trois langues : inuktitut (lorsque j’avais un traducteur), anglais ou français. Je laissais à mon interlocuteur le soin de choisir la langue dans laquelle il se sentait à l’aise pour parler. Parfois, mon interlocuteur passait d’une langue à l’autre au cours de la discussion. J’ai donc retranscrit dans cette thèse les entretiens dans la langue utilisée au cours de l’entretien. Les traductions de l’inuktitut vers le français sont le fruit de mon travail et, dans le cas contraire, j’ai précisé le nom du traducteur. Dans le cadre des entretiens menés en inuktitut, le recours à un interprète n’a pas toujours rendu le travail aisé. Les quelques interprètes qui ont consenti à m’accompagner ne se sont jamais réellement investis dans mon travail. En retranscrivant et retraduisant

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seule certaines entrevues par la suite, j’ai réalisé que leur traduction orale, dans un sens comme dans l’autre, était souvent approximative et source de confusions. Je n’avais malheureusement pas les compétences pour travailler sur une nouvelle traduction de tous ces entretiens et nombre d’entre eux ne sont pas encore traduits aujourd’hui. Ces difficultées étaient amplifiées au début de ma recherche doctorale alors que mes questions étaient encore pour certaines mal formulées. C’est cependant à la suite de ces balbutiements que j’ai peu à peu pris conscience de l’inadéquation de ces concepts avec lesquels je travaillais et de la nécessité d’explorer les notions redondantes dans le discours des aînés.

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PARTIE  1  :  

 

LE  LEADERSHIP  AUTOCHTONE  :  

UN  OBJET  ANTHROPOLOGIQUE  FUYANT  

 

La première partie de cette thèse consiste à passer en revue la littérature produite sur les figures de pouvoir en anthropologie en général, puis plus précisément dans le champ des études inuit. Cette revue de littérature est en fait un prétexte pour entreprendre une analyse de la circulation des catégories de leader et de chef dans la discipline anthropologique. Il s’agit de voir comment ces catégories ont été manipulées par les chercheurs au cours du XXe siècle et comment elles ont influencé

leurs analyses. J’ai choisi de comparer les pratiques scientifiques dans quatre pays : Angleterre, États-Unis, France et Canada. Ces pays ont été choisis pour deux raisons : leur importance dans le développement de la discipline anthropologique et leur influence dans mon propre champ de recherche. L’objectif est ici double puisqu’il s’agit de saisir ces circulations et les contextes historiques qui les supportent, mais aussi de déconstruire ces catégories, de comprendre leur ancrage historique, afin d’entreprendre de façon plus éclairée l’étude des figures de pouvoir chez les Inuit.

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Chapitre  1  :    

Les  figures  de  pouvoir  en  anthropologie  politique  :    

objet  historique  et  concept  anthropologique  

 

Le premier chapitre de cette thèse a pour objectif de passer en revue la littérature produite par les anthropologues concernant ce qui est communément appelé les chefs ou les leaders. Je ne cherche pas à cerner les origines éventuelles d’un intérêt pour les figures de pouvoir – ce qui me mènerait sans doute jusqu’à l’Antiquité puisque le politique, en tant que domaine d’étude distinct, représente un projet ancien enraciné notamment dans la philosophie politique. Je cherche plutôt à analyser comment les anthropologues ont progressivement élevé au rang d’objet scientifique cette question des figures de pouvoir. Pour cela, j’ai exploré la littérature anthropologique traitant des formes de pouvoir afin d’examiner la terminologie utilisée au cours du XXe siècle et ainsi mettre en évidence les enjeux sémantiques

sous-jacents. J’ai également pris soin d’étudier la façon dont les anthropologues ont traité et théorisé progressivement cette question tout en la reliant sans cesse au contexte historique. Je considère en effet ces écrits à la fois comme des contributions théoriques à notre discipline, mais aussi comme des produits de leur époque, comme des objets historiques qui permettent de comprendre le phénomène dans sa dimension anthropologique et historique. Ce détour par l’histoire de la discipline m’est essentiel puisque je souhaite jeter un regard neuf et critique sur le leadership autochtone, un objet généralement considéré sous l’angle de l’évidence.

Cette première rétrospective est apparue pertinente à la suite de la réflexion engagée par Yves Cohen sur l’histoire du commandement (Cohen 2001, 2007, 2013). Celui-ci montre que le XXe siècle est une période particulièrement cruciale où « la

relation hiérarchique a été prise de façon intense comme objet de pensée, de littérature, d’écrits, de pratiques, d’institutions à partir de la toute fin du XIXe siècle,

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10). Il observe la montée d’une préoccupation pour la figure du chef dès la fin du XIXe siècle dans les pays industrialisés et met en évidence une explosion de cette

préoccupation dans la littérature psychologique, sociologique, militaire et industrielle. J’entends donc ici poursuivre cette réflexion dans le domaine de l’anthropologie et voir s’il est possible de repérer le même phénomène dans cette discipline. Je me concentre sur la production des anthropologues britanniques, américains et français dans ce premier chapitre puisque ce sont eux qui ont eu le plus d’influence dans les études inuit. Le deuxième chapitre sera, lui, consacré à l’anthropologie canadienne.

1 Le  «  chef  primitif  »,  un  critère  pour  penser  l’évolution  des