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2   Première moitié du XX e siècle : l’étude des figures de pouvoir au service d’une

2.3   En France : un intérêt tardif pour les organisations politiques dans les

Durant le premier quart du XXe siècle, l’Empire colonial français se consolide

et développe un appareil administratif chargé d’assurer sa domination. L’État crée en 1894 un ministère des Colonies et une École coloniale. Contrairement aux Anglais qui sont reconnus pour s’appuyer sur les pouvoirs locaux, les Français sont plus directifs et imposent leurs structures administratives aux peuples qu’ils ont colonisés57. Malgré cela, aucune tentative n’est faite pour mieux comprendre le

fonctionnement des structures locales dans les colonies par les ethnologues. Ce sont les administrateurs coloniaux qui fournissent le plus d’informations sur le sujet (Sibeud 1994 : 640)58. Les publications sur les figures de pouvoir dans les colonies

françaises sont quasi inexistantes dans les principales revues de cette époque :

L’Année sociologique, publiée pour la première fois en 1898 ; le Journal de la Société des américanistes, publié à partir de 1895 ; les Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie publiés à partir de 1859 ; et les Bulletins de la Société d’ethnographie publiés à partir de 1859. L’une des grandes exceptions à ce désert est

la publication en 1890 d’un article intitulé « De l’exercice de la souveraineté chez les peuples africains », signé par un certain George Raynaud dans lequel il détaille l’organisation hiérarchique de différents peuples de l’Afrique. La Société d’anthropologie de Paris, qui est la principale institution organisant la recherche ethnologique française, ne semble pas non plus porter d’attention à l’étude du pouvoir dans les sociétés colonisées. Même la grande mission française, en Afrique en 1932, la mission Dakar-Djibouti, ne s’intéresse pas du tout à cette question : aucune mention des chefs de tribus ou de l’organisation politique des sociétés africaines. Les sujets à l’étude sont la religion, la magie, les jeux, la démographie, les phénomènes

57 La distinction entre administration directe à la française et administration indirecte britannique

(indirect rule) ne semble pas aussi claire sur le terrain où finalement chacune des administrations coloniales a pour but de s’imposer et doit en même temps composer avec les structures de pouvoir locales (Delavignette 1946 ; Ongala 2005).

58 Delavignette précise que ce sont les gouverneurs qui apportent les meilleures informations

concernant les chefs indigènes, notamment par le biais de leurs circulaires (1946 : 130). Il faut noter que de nombreux administrateurs coloniaux deviennent eux-mêmes des ethnologues à la suite d’une riche expérience sur le terrain et de publications.

75   juridiques, la linguistique, l’archéologie, la topographie, la zoologie, la botanique et l’anthropométrie (Griaule 1932).

En 1925, Mauss, Lévy-Bruhl et Rivet fondent l’Institut d’ethnologie de la Sorbonne à l’aide de subventions du ministère des Colonies. On y enseigne des méthodes de recherche et de description ethnographique et on y étudie les langues, les religions, les coutumes, les techniques, l’histoire et l’archéologie des peuples colonisés. Mais aucune mention n’est faite des organisations politiques. De ce fait, en 1930, Henri Labouret, un administrateur-ethnologue, écrit : « En matière politique, la même ignorance et le même arbitraire président trop souvent à la nomination des chefs importants et déterminent des hostilités dangereuses. »59 Or, tout le problème

pour les administrateurs coloniaux est de repérer qui est le « vrai » chef, ce qui n’a rien d’évident. Robert Delavignette, un administrateur colonial, écrit :

Ce n’est pas une aventure extraordinaire dans notre métier que de ne pas reconnaître du premier coup le véritable chef d’un village africain. […] Et sachons que s’il est des chefs faux, c’est qu’il en existe d’authentiques et qui peuvent être secrets. […] ce sont en quelque sorte des hommes de paille, et je les appellerai des chefs de paille. […] On a eu raison, certes, de critiquer certaines nominations que nous fîmes, soit en créant la chefferie en même temps que le chef, soit en appelant à une chefferie un homme qui n’aurait jamais dû et pu y prétendre. (Delavignette, 1946 : 121, 124, 126)60

Ce manque d’intérêt de l’ethnologie française pour l’étude des phénomènes politiques peut se comprendre par la forte influence de la sociologie durkheimienne dans le paysage des sciences sociales françaises à l’époque. Durkheim ne considère pas en effet les organisations politiques comme un sujet d’étude crucial et les questions de recherche qu’il a ouvertes autour des phénomènes religieux passionnent les ethnologues. De fait, la figure du chef est la plupart du temps étudiée dans son rapport au sacré61. Il faut attendre la publication du Manuel d’ethnographie de Mauss

pour voir apparaître un intérêt, quoique très limité, pour la question des figures de

59 Cité par André Leroi-Gourhan et Jean Poirier (1952 : 916) (Henri Labouret 1930, « À la recherche

d’une politique indigène dans l’Ouest-Africain », Bulletin du Comité de l’Afrique française, 12 : 636- 640).

60 Service africain, l’ouvrage de Delavignette est écrit en 1939 alors que son auteur est directeur de

l’École nationale de la France d’outre-mer (anciennement École coloniale). Il est d’abord publié en 1940 sous le titre Les vrais chefs de l’Empire.

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pouvoir (Mauss 1967 [1947] : 144-145). Mauss passe en effet très vite sur le sujet. Il évoque la nécessité d’étudier ce qu’il nomme les « formes primaires de l’organisation sociale », parmi lesquelles il distingue rapidement la monarchie, les chefferies et la démocratie : « Entre la monarchie et la démocratie, formes extrêmes de toute organisation politique, on trouvera partout les chefs. […] Si le chef commande, c’est en vertu d’une essence particulière qui émane de lui. » (Mauss, 1967 : 144). Encore une fois, la figure du chef, que Mauss semble reconnaître comme universelle, est étroitement liée à la dimension politique.

Au début des années 1940, les ethnologues français n’accordent pas de grande importance à la question des figures de pouvoir, tout comme leurs prédécesseurs. L’article de Lévi-Strauss sur la chefferie qui paraît en 1944 de l’autre côté de l’Atlantique est traduit trois ans plus tard en France sous le titre « La théorie du pouvoir dans une société primitive ». Les termes chief et leader, utilisés dans la version anglaise, sont systématiquement traduits par le terme de pouvoir dans la traduction française. Les ethnologues français se refusent à personnifier le pouvoir62.

En 1953, dans la grande synthèse qu’ils publient sur les cultures autochtones dans les colonies françaises, André Leroi-Gourhan et Jean Poirier consacrent un court passage à la chefferie, terme qui n’est à l’époque pas encore entré au rang de concept anthropologique. Ils constatent d’abord un manque de connaissances flagrant quant à l’organisation politique des peuples dans les colonies françaises et voient en l’ethnologie les moyens de combler cette lacune :

L’intérêt de l’ethnologie politique n’est pas moindre : la connaissance des chefferies, des formes de gouvernement, des modalités du choix du chef, de son intronisation, de sa situation religieuse, de l’organisation clanique et tribale, commande l’action administrative. […] De nombreuses difficultés ont surgi outre-mer par suite d’une méconnaissance du rôle ou des prérogatives du chef. L’identification du chef a même, en certains cas, été difficile : le peuple craignant les réactions de l’Européen, a quelquefois caché son chef et présenté de véritables « chefs de paille » ; toute atteinte au chef est en effet ressentie directement par le peuple, et atteint la vie et la force de la communauté : il eût été dangereux de mettre en contact avec l’Européen le véritable chef, en relation avec les ancêtres, propitiateur de la tribu. D’autre part les plus grandes

62 Quelques exceptions sont toutefois à noter, par exemple dans le travail de Leenhard (1947). Mais ce

77   difficultés sont nées à propos de la succession. La dévolution des pouvoirs est réglée de façon très précise par chaque peuple et ses modalités diffèrent grandement (hérédité, élection, choix par certains notables à l’intérieur d’une ou de plusieurs familles, etc.). L’administration ignorante de la gravité de sa décision, a cru possible d’imposer le chef de son choix ; mais la religion prime le droit ou, plus exactement le fonde et les fonctions transcendantes du chef ne peuvent être remplies par tous. Ces choix arbitraires ont donc été refusés par le peuple, non par haine personnelle contre le chef désigné, mais par impossibilité d’accepter un homme qu’on savait ne pouvoir remplir ses fonctions. En tout état de cause, le chef homologué par l’administration doit être celui que désigne la coutume, si l’on veut que son pouvoir soit réel. Aujourd’hui encore, un malaise subsiste en plusieurs régions où le peuple n’a pas accepté son chef. (Leroi- Gourhan et Poirier 1953 : 917-918)

Ils repèrent la figure d’autorité principale en la personne du « père – chef, prêtre et juge tout à la fois » (Leroi-Gourhan et Poirier 1953 : 916). Toujours est-il que les administrateurs coloniaux – certains devenus ethnologues – sont souvent ceux qui poussent le développement d’études sur la question des figures de pouvoir, et plus spécifiquement sur la chefferie.

De son côté, l’anthropologie juridique n’a pas plus pris en charge l’étude des dimensions politiques des sociétés exotiques. Durant la première moitiée du XXe

siècle, l’étude des phénomènes juridiques est principalement l’œuvre de littéraires qui privilégient l’étude des sociétés étatiques et occidentales (Rouland 1990 : 11). La question du pouvoir est évoquée de façon ponctuelle au sein de ces travaux. Elle est discutée notamment à travers la question du règlement des conflits. Mais dans ce domaine-ci de l’anthropologie, l’influence de Durkheim et de Mauss se fait sentir (Rouland 1988 : 80). Même ses publications sur les « Droits exotiques » restent peu nombreuses (Lévy-Bruhl 1968, 1969), Henri Lévy-Bruhl est néanmoins considéré comme le père de l’ethnologie juridique française puisqu’il encouragea l’enseignement du droit africain et qu’il s’entoura de jeunes historiens du droit qui s’engagèrent dans le développement d’une ethnologie juridique à partir des années 1960 (Rouland 1990 : 11-12) qui prit alors en charge de façon plus systématique l’étude des structures légales des différentes sociétés.

Dès la période d’après-guerre, des mouvements de résistance voient le jour dans les colonies et l’entreprise coloniale connaît de vives critiques. Georges Balandier appelle à la prise en considération de la « situation coloniale » dans les

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recherches en sciences sociales (Balandier 1951) et les ethnologues se rangent progressivement du côté des opprimés. Le pouvoir devient un concept anthropologique et toutes les études qui suivent sur la dimension politique des sociétés colonisées travaillent autour de ce concept (Clastres 1962 ; Guiart 1963 ; Pouillon 1964 ; Lemieux 1967 ; Tardits 1973). Bien souvent, l’attention se porte plus fortement sur les manifestations symboliques du pouvoir et son imbrication dans le domaine religieux.