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1   Le « chef primitif », un critère pour penser l’évolution des sociétés (fin du XIX e

1.2   Aux États-­‐Unis : le « problème indien » et les débuts du financement de

Du côté des États-Unis, les anthropologues œuvrant durant la fin du XIXe

siècle se concentrent presque exclusivement sur l’étude des populations autochtones vivant sur le territoire américain. Lewis Henry Morgan entre en contact pour la première fois avec les Indiens Seneca, des Iroquois, alors qu’il les représente au cours d’un conflit territorial au milieu du XIXe siècle. Ce juriste commence alors à

s’intéresser à la parenté iroquoise et s’engage dans un long travail de comparaison des systèmes de parenté et des organisations politiques ; un travail qu’il publie en 1877 sous le titre Ancient Society. Au terme de son analyse, Morgan oppose deux types d’organisations : une organisation sociale fondée sur les gentes, les phratries et les tribus et une organisation politique fondée sur le territoire et la propriété. Il tente de comprendre le déploiement de ces deux organisations dans le temps – en observant le développement de la famille, des formes de gouvernement et de la parenté – ce qui le mène à proposer trois grandes périodes historiques marquant les différentes étapes de l’évolution de l’humanité : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. Si l’on retient principalement de cet ouvrage cette périodisation, il ne faut pas oublier que de nombreuses idées développées par Morgan ont fourni des bases fondamentales au développement de l’anthropologie44. Morgan pense la politique comme une invention

44 Certains auteurs ont tenté de réhabiliter la pensée de Morgan en proposant une relecture de ses

59   tardive de l’homme. Il explore alors la place et la fonction des chefs (chiefs) dans les organisations politiques qu’il compare ainsi que la relation qu’ils entretiennent avec leur propre groupe. Pour lui, la fonction de « chef » est une caractéristique fondamentale permettant d’expliquer l’évolution des différentes formes de gouvernement. Il explique que la spécialisation des rôles, et donc l’apparition d’une fonction distincte de « chef », constitue un élément marquant le passage du stade de « sauvage » à celui de « civilisé ». Cette notion de spécialisation des rôles politiques, libérée de la théorie évolutionniste, sert aujourd’hui encore à penser la transformation politique.

À la fin du XIXe siècle, les Indiens ne sont désormais plus considérés comme

un peuple à combattre, mais comme des populations à assimiler. La question indienne devient un véritable « problème »45 de politique intérieure : le Bureau des affaires

indiennes passe de la tutelle du département de la Guerre à celui de l’Intérieur en 1849. L’État américain, désireux de mettre en œuvre efficacement l’assimilation des autochtones, décide de s’appuyer sur l’anthropologie. Il finance alors la première institution publique de recherche et confie au major John W. Powell le soin de la mettre en place. Le Bureau of Ethnology46 est fondé en 1879. Il reçoit toute la

documentation et les archives du Bureau des affaires indiennes et la mission d’étudier les autochtones vivant sur le territoire américain. L’objectif est alors de comprendre les origines de ces populations et leurs caractéristiques principales afin de les assimiler dans une nouvelle et grande nation. Le major Powell, qui en devient le premier directeur, côtoie depuis un certain temps déjà les Indiens, ce qui lui a offert l’occasion de collecter de nombreuses données linguistiques et ethnologiques. Il a bien conscience que l’anthropologie est en mesure de fournir au gouvernement américain les connaissances nécessaires à une meilleure gestion des populations locales et c’est dans ce sens qu’il organise le travail au sein du Bureau. Il propose un

d’Ancient Society, paru en 1971 aux éditions Anthropos

(http://classiques.uqac.ca/contemporains/makarius_raoul/la_societe_archaique/presentation_intro.html, consulté le 16/12/2010). Alain Testart fait de même pour la réédition de cette même version en 1985 (http://www.alaintestart.com/publications.htm#textes, consulté le 16/12/2010).

45 L’expression apparaît dans un rapport adressé au secrétariat de l’Intérieur en 1878 par le major John

W. Powell (Hinsley 1979 : 18-19).

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cadre théorique (l’ouvrage de Morgan, Ancient Society) et méthodologique (partir sur le terrain pour collecter des données) aux anthropologues qui gravitent autour de lui (Patterson 2006 : 31). Dans un rapport qu’il remet au département de l’Intérieur, Powell constate que le fonctionnement politique des groupes indiens est mal connu et que cette lacune constitue la source de nombreuses incompréhensions. L’une d’entre elles concerne la figure du chef :

We have usually attempted to treat with the tribes through their chiefs, as if they wielded absolute power; but an Indian tribe is a pure democracy; their chieftaincy is not hereditary, and the chief is but the representative, the speaker of the tribe, and can do no act by which his tribe is bound without being instructed thus to act in due and established form. The blunders we have made and the wrongs we have inflicted upon the Indians because of a failure to recognize this fact have been cruel and inexcusable, except on the ground of our own ignorance.47

Powell remarque que ses contemporains éprouvent de la difficulté à comprendre le fonctionnement politique indien. Dans ces groupes où le pouvoir ne s’incarne pas dans des institutions ou des hiérarchies clairement établies, il n’est pas évident de repérer une autorité légitime et officielle. Ces derniers cherchent le chef là où la fonction même de chef, telle qu’elle est définie dans les sociétés industrielles à l’époque, n’existe pas. Pour rendre compte de cette organisation politique basée sur un pouvoir diffus, Powell utilise la notion de « démocratie ».

Dans le premier rapport annuel du Bureau of Ethnology (1879-1880), Powell publie un article sur le gouvernement des Wyandottes (Hurons)48. Il utilise un

vocabulaire varié pour signifier les positions de pouvoir : chefs tribaux (« sachem of the tribe or tribal chief ») ; conseillers (« councillors ») ; têtes de famille et leaders de la tribu (« heads of households of the tribe, and all the leading men of the tribe »). Dans cet écrit, Powell explique comment les chefs arrivent au pouvoir, quelles sont leurs responsabilités et comment ils prennent des décisions. Ses séjours sur le terrain le sensibilisent aux conditions de vie difficiles des Indiens. Il constate, déjà à cette

47 Cité par Patterson (2006 : 37-38) dans John W. Powell (1878), Report on the Methods of Surveying

the Public Domain to the Secretary of the Interior at the Request of the National Academy of Sciences (Washington, US Government Printing Office : 15-16).

48 L’article est consultable en ligne sur le site internet Access Genealogy :

61   époque, l’altération de la culture autochtone au contact des Américains et, dans un rapport qu’il remet au département de l’Intérieur, il explique que la désorganisation apparente des autochtones n’a rien de culturel, mais qu’elle est le résultat de la colonisation :

Their hunting grounds have been spoiled, their favourite valleys are occupied by white men, and they are compelled to scatter in small bands in order to obtain subsistence. Formerly they were organized into nations, or confederacies, under the influence of great chiefs, but such men have lost their power in the presence of white men, and it is no longer possible to treat with these people as nations, but each little tribe must be dealt with separately.49

Powell documente alors l’émergence d’une nouvelle figure de pouvoir : l’intermédiaire, ces Indiens qui jouent un rôle de médiation entre leur propre groupe et l’administration coloniale. Dans ses écrits, Powell parle à plusieurs reprises de Kanosh, un chef Ute qu’il rencontre pour la première fois en 1873. Kanosh est connu pour encourager les siens à quitter leur mode de vie pour se lancer dans l’agriculture. Ayant de bons contacts avec le gouvernement fédéral et les mormons, Kanosh est ainsi considéré comme un intermédiaire important qui a encouragé les siens à prendre la route de la civilisation. Ce dernier est non seulement respecté par le gouvernement qui lui octroie des bénéfices importants, mais également par les siens, satisfaits de voir leur chef obtenir les bonnes faveurs du gouvernement. Comme ses prédécesseurs, et notamment Morgan qui l’a beaucoup influencé, Powell reconnaît l’importance de la parenté comme fondement de l’organisation politique des groupes indiens. En tant que directeur du Bureau of Ethnology, il encourage également le développement d’études sur la loi et le droit chez les Amérindiens. Mis à part les contributions de Powell, les travaux des anthropologues sur les figures de pouvoir ou même les questions politiques sont rares. Lorsque l’on consulte les rapports annuels du Bureau of Ethnology des deux dernières décennies du XIXe siècle, on constate que

peu d’articles s’intéressent à ce sujet. La majorité des écrits concernent le folklore et la culture matérielle des Indiens.

49 Cité par Vincent (1990 : 41) dans Don et Catherine Fowler (1971), Anthropology of the Numa: John

Wesley Powell’s Manuscripts on the Numic Peoples of Western North America, 1868-1880 (Washington, Smithsonian Institution Press, 14 : 118).

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L’autre figure de pouvoir suscitant l’intérêt des anthropologues américains à la fin du XIXe siècle est celle du chamane. Bien souvent opposés à l’influence

grandissante des Américains dans l’organisation de la vie quotidienne de leur groupe, les chamanes indiens sont stigmatisés dès cette période comme des résistants. Dans l’introduction de son rapport sur le chamanisme chez les Apaches, John G. Bourke, capitaine de l’armée américaine et auteur de nombreux textes sur les Indiens, insiste sur l’importance de mieux comprendre la fonction du chamane et l’origine de son pouvoir :

Recent deplorable occurrences in the country of the Dakotas have emphasized our ignorance and made clear to the minds of all thinking people that, notwithstanding the acceptance by the native tribes of many of the improvements in living introduced by civilization, the savage has remained a savage, and is still under the control of an influence antagonistic to the rapid absorption of new ideas and the adoption of new customs.

This influence is the “medicine-man”.

Who, and what are the medicine-men (or medicine-women), of the American Indians? What powers do they possess in time of peace or war? How is this power obtained, how renewed, how exercised? Are they pharmaceutical, as we employ the term, or are they the superstitious efforts of empiries and charlatans, seeking to deceive and to misguide by pretended consultations with spiritual powers and by reliance upon mysterious and occult influences?

Such a discussion will be attempted in this paper, which will be restricted to a description of the personality of the medicine-men, the regalia worn, and the powers possessed and claimed. To go farther, and enter into a treatment of the religious ideas, the superstitions, omens, and prayers of the spiritual leaders, would be to open a road without end. (Bourke 1892 : 451-452)

Le capitaine Bourke, qui accorde la dénomination de « leader spirituel » au chamane, ne le considère cependant pas comme une figure d’autorité légitime, un chef. Il n’est pas étonnant de voir apparaître le terme de leader sous la plume d’un militaire au sujet d’une figure d’autorité spirituelle.

Au final, l’anthropologie américaine s’est intéressée aux figures de pouvoir à partir du moment où l’assimilation des Indiens est devenue une affaire de politique intérieure. Cette question n’est cependant pas sortie du cadre de cette anthropologie appliquée.

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