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3   Les prémisses d’une anthropologie des figures de pouvoir 18

3.1   Déconstruire la catégorie de leader 20

De nombreuses recherches en sciences sociales sont imprégnées d’idées développées par les théoriciens du leadership. Aujourd’hui, parler de leader convoque en fait tout un ensemble de présupposés nés avec ces théories et ayant circulé depuis le milieu industriel vers toutes les autres sphères de la société. L’objet central de ces théories est le leader, pris dans un contexte particulier (l’organisation) et dans des relations sociales (relations du leader avec le groupe qu’il dirige). Les théories sur le leadership tendent à naturaliser la figure du leader en affirmant qu’il y aurait eu dans toutes sociétés, de tout temps, et même chez certaines espèces animales, des leaders : « Leadership is a universal phenomenon. » (Bass 1990 : 4). Le leadership serait ainsi intrinsèque à la nature humaine et représenterait une caractéristique fondamentale des groupes sociaux. Mais les penseurs du leadership, travaillant surtout dans les écoles de commerce, n’ont pas réussi à proposer une définition univoque du leadership. Il y aurait plutôt autant de définitions que de chercheurs travaillant sur le sujet, ce qui fait dire à certains des éminents spécialistes que ces théories tournent en rond. L’une des questions récurrentes des théories du leadership est de mesurer l’efficience du leader dans la conduite des hommes : Quelle est sa responsabilité dans le succès ou l’échec d’une équipe ? Quelle influence a-t-il sur le contexte ? Certains spécialistes ont défendu une théorie positive : chaque mouvement qui se crée a besoin d’un leader, ce

21   dernier orchestre les changements, les évolutions, il influe sur l’ambiance de travail, le maniement des significations de l’action, les résultats obtenus. Une autre approche, dite sceptique, défend l’idée que les leaders sont tellement contraints par la technologie, les règles, les stratégies qui les dépassent, qu’ils n’ont pas de réel impact sur les résultats. Une autre question traversant les théories du leadership est l’intérêt porté au lien entre le leader et le groupe (considéré comme un agrégat d’individus ou comme une entité). Comment l’organisation contraint le leader dans ses actions ? Comment le leader agit-il sur l’organisation ?

En regardant d’un peu plus près les recherches menées par les théoriciens du leadership, on réalise à quel point la proximité avec les sciences sociales est grande. Les spécialistes du leadership vont chercher dans les sciences sociales méthodes et théories et s’en nourrissent pour renouveler leurs approches. Mais ces recherches proposent aussi des grilles de lecture pertinentes du point de vue de l’analyse des relations sociales et font écho à des débats existant en sciences sociales. Des pans de la littérature sur le leadership concernent d’ailleurs directement mon sujet. Les études que les théoriciens du leadership mènent sur les leaders politiques, les leaders d’organisation ou encore les leaders des minorités ethniques explorent par exemple les conditions d’accès des minorités aux postes à responsabilités et l’impact de la culture sur l’appréhension de leur rôle politique19. D’autre part, les théoriciens du

leadership élaborent eux-mêmes leurs critiques et formulent des théories suffisamment élaborées pour être pertinentes. Keith Grint, l’un des grands penseurs de la discipline, développe une critique radicale20. Nommée « constitutive », son

approche est issue des théories constructivistes des sciences sociales : elle rejette l’essentialisme et l’idée qu’on peut se faire une compréhension globale d’un phénomène comme le leadership du fait qu’il procède d’une reconstruction linguistique. Il invite donc à se concentrer sur l’étude de l’acte de persuasion.

19 Dans son manuel de leadership, Bernard Bass (1990 : 755) cite d’ailleurs l’article d’un

anthropologue qui a travaillé sur les Inupiat de Point Barrow (Inuit d’Alaska).

20 « Leadership is an invention. (…) I mean that leadership is primarily rooted in, and a product of, the

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Si l’on retrouve des travaux d’anthropologues en feuilletant un manuel de leadership, on peut également repérer des théories propres au leadership dans des travaux de chercheurs en sciences sociales. Dans un chapitre que l’anthropologue David Riches consacre aux relations d’autorité chez les Inuit, on trouve la trace de références au leadership (Riches 1982 : 134-146). Le chapitre dont le titre est « Some Principles of Leadership in Eskimo Society » a pour objet de caractériser les relations de pouvoir au sein des groupes inuit, avant, pendant et après la période de contact avec les Occidentaux. L’auteur utilise pour cela une grille d’analyse basée sur les théories de la contingence (étude des caractéristiques personnelles du leader et du contexte). L’anthropologue néerlandais Nooter, qui a consacré toute une étude au leadership chez les Kalaallit, se positionne d’une autre façon vis-à-vis des théories du leadership, et notamment par rapport à l’approche par traits. Il écrit que l’étude des traits personnels des leaders ne permet pas de comprendre la nature des relations de pouvoir et que les théories du leadership doivent être prises avec grande prudence par les anthropologues malgré leur dimension comparative (Nooter 1976 : 3), un point de vue que je partage.

Si les théories du leadership fournissent des outils, des concepts, des grilles de lecture tout à fait pertinents et formulent leurs propres critiques, elles reposent sur un fondement ethnocentrique. Le postulat de départ, à savoir que le leadership est un phénomène universel, pose problème. D’abord parce qu’il fonde une théorie générale à partir d’une conception occidentale de la définition de leader et des rapports d’autorité. Un tel point de départ est moins perméable à la diversité des types d’autorité et des représentations du pouvoir dans des contextes culturels différents. Il impose en effet une conception ascendante/descendante du pouvoir. Par ailleurs, les théories du leadership ont une visée pratique. Même si des chercheurs se cantonnent dans la sphère de la théorie et de l’étude des comportements sociaux liés au leadership, il n’en reste pas moins qu’ils cultivent le jardin théorique des praticiens, des managers, et que ces théories sont instrumentalisées au service d’une efficacité économique, voire politique. Ces théories semblent donc inadéquates pour penser la question des figures de pouvoir. Et étant donné leur influence tout au long du XXe

23   siècle, il s’avère même important de dégager l’anthropologie de cette vision ethnocentrique du leadership.