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Les premières expéditions scientifiques (fin XIX e ­‐ début XX e siècle) 99

1   Les premiers résidents qallunaat dans l’Arctique à la recherche de bons

1.4   Les premières expéditions scientifiques (fin XIX e ­‐ début XX e siècle) 99

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populations autochtones peuplant le territoire canadien. Regroupés au sein de la British Association for the Advancement of Science, ils appellent à ce que la richesse ethnographique de ces peuples soit collectée avant qu’elle ne disparaisse :

Everyone who studies the history of human thought must see the value of such facts as these, and the importance of gathering them up among the rude tribes who preserved them, before they pass into a new stage of culture. All those who have read Mr. [Horatio] Hale’s studies on the Hiawatha legend and other Indian folklore, must admit that the native traditions, with their fragments or real history, and their incidental touches of native religion, ought never to be left to die out unrecorded. In the Dominion, especially in its outlying districts toward the arctic region and over the Rocky Mountains, there is an enormous mass of anthropological material of high value to be collected but this collection must be done in the next generation, or there will be little left to collect.80

Il faut cependant attendre la fin du XIXe siècle pour que les premières expéditions

scientifiques soient organisées dans l’Arctique. Elles sont organisées par le Danemark, qui multiplie les expéditions au Groenland, et par les États-Unis. En 1877, le Musée national des États-Unis en Alaska et le Bureau of Ethnology commissionnent Edward W. Nelson pour que celui-ci collecte, au cours de sa mission géologique, des artefacts et des données ethnographiques et linguistiques. Il publie un rapport ethnologique en 1900 dans lequel il fait rapidement mention de l’absence de chefs chez les Inuit Il note l’usage de certains termes pour désigner des figures proéminentes dans le groupe : « näs-kuk » qu’il traduit par la tête, « äñ-aí-yu-kŏk »81

qu’il définit par celui que tout le monde écoute ou encore « tu-gu » qu’il traduit par « homme riche » (Nelson 1900 : 304).

En 1881, le département américain de la Guerre nomme John Murdoch membre de l’expédition polaire internationale. Durant son séjour à Point Barrow, ce naturaliste et sergent des Signal Corps82 en profite pour collecter du matériel ethnographique sur les Inuit de la région de Point Barrow (Alaska). Ses notes sont publiées en 1892 dans le rapport annuel du Bureau of Ethnology de la Smithsonian

80 Edward B. Tylor, 1888, « Presidential Adress », Report of the 57th Meeting of the British Association

for the Advancement of Science, Londres : 909. Cité par Avrith (1986 : 74).

81 On reconnaît dans ce terme la base lexicale anga- qui désigne la primauté par rapport à l’âge. On

pourrait donc reconnaître ici le terme angajurqaaq qui signifie « le parent » ou « le chef » dans certaines régions de l’Arctique canadien (chapitre 6).

82 United States Army Signal Corps est une section de l’armée américaine chargée de l’information et

101   Institution et concernent principalement la culture matérielle inuit. Il consacre quelques lignes à la question du « gouvernement » au sein de la famille et du village et remarque d’emblée que les Inuit ne possèdent pas de forme institutionnalisée de gouvernement. Il note l’importance de l’opinion publique comme instance de régulation sociale et le respect accordé aux aînés. Il remarque également l’absence de chefs (« in the ordinary sense of the word ») bien que la possession d’un bateau rende certains hommes particulièrement puissants au point d’être désignés sous le vocable d’umialiit, c’est-à-dire ceux qui possèdent un bateau (Murdoch 1892 : 429-430).

Lucien McShan Turner est employé par le secrétariat de la Smithsonian Institution de 1874 à 1884 et lui est confiée la tâche de mener une enquête ethnographique sur les Inuit (Powell 1894 : XLI)83. Il est d’abord envoyé en Alaska

(1874-1877, 1878-1881), puis dans la baie d’Ungava (1882-1884). Comme je l’ai mentionné plus haut, l’ambition est, à l’époque, de comprendre les origines des différents peuples, leur distribution et leurs déplacements. Turner profite de sa présence dans l’Arctique pour rassembler des informations sur la faune et la flore de la région, ainsi que sur les habitants qui la peuplent. De son séjour à Kuujjuaq (Fort Chimo), il publie en 1984, la première monographie sur la région dans laquelle il décrit la culture matérielle, la mythologie et l’organisation sociale des Indiens naskapis et des Inuit peuplant les rives de la rivière Koksoak. Cette collection de données ressemble fort à ce qui se produisait à l’époque à la Smithsonian Institution où il publie d’ailleurs son ouvrage84. Turner remarque déjà que la culture et la langue

des Inuit sont altérées du fait de la présence des commerçants et des missionnaires qui sont arrivés dès les années 1830. Il note que les hommes puissants possèdent plusieurs femmes et que les enfants de la première épouse ont toujours préséance sur les enfants des épouses suivantes. Ensuite, il donne une brève description de l’organisation des relations familiales : on y apprend que c’est l’âge qui détermine la

83 Dans la préface qu’il signe de l’édition anglaise de 1979, Asen Balikci écrit que Lucien Turner est

envoyé dans l’Arctique afin d’enregistrer des données météorologiques pour les Signal Corps (Turner 1979). Je n’ai pas trouvé d’éléments qui me permettent de vérifier cette information. Je me base donc ici sur ce que Powell écrit de son confrère (Powell 1894 : XLI-XLIII).

84 On peut trouver la publication originale en ligne sur le site Internet archive :

http://www.archive.org/stream/ethnologyofungav00turnrich#page/xx/mode/2up (consulté le 30/04/2011).

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position sociale et que le père ou le fils le plus âgé occupe une position prédominante, les plus jeunes devant leur montrer du respect. Turner remarque que les Inuit vivent en groupes restreints de deux à trois familles et que chacune d’elles réside sous le même illu. Les décisions se prennent au cours de grandes discussions collectives et les Inuit n’hésitent pas à convoquer les avis de leurs voisins concernant la chasse ou les directions à prendre. Les individus possédant du matériel comme une tente sont considérés comme des personnes socialement importantes. Du point de vue des figures de pouvoir, il mentionne le rôle central de l’homme-médecine :

Among these people there is no such person as chief; yet there is a recognized leader who is influenced by another, and this last is the conjurer or medicine- man. These two persons determine among themselves what shall be done. (...) All the affairs of life are supposed to be under the control of spirits, each of which rules over a certain element, and all of which are under the direction of a greater spirit. (Turner 1979 : 29)

Il fait également clairement mention d’un chamane réputé dans la région, qu’il voit à l’œuvre dans sa fonction de guérisseur.

Au cours des mêmes années, Gustav F. Holm est envoyé, par le gouvernement danois, en expédition au Groenland et Franz Boas sur l’île de Baffin. C’est dans le cadre de la première année polaire internationale (1882-1883) que ce dernier prépare une expédition scientifique dans le but d’étudier la relation que les Inuit entretiennent avec leur environnement. Il effectue un séjour de plus d’un an (juin 1883-septembre 1884) dans l’est de l’Arctique canadien. À la fin de cette période, il se rend aux États- Unis où il rencontre Powell, le directeur du Bureau of Ethnology de la Smithsonian Institution, qui lui promet de publier ses résultats concernant le peuple inuit dans le rapport annuel du bureau. Franz Boas ne retourne jamais dans l’Arctique, mais il publie sur les Inuit à plusieurs reprises (Boas 1888, 1901, 1907), principalement au sujet de la culture matérielle et de la mythologie. Il note la présence de personnages influents dans le groupe :

If the distance between the winter and the summer settlement is very great or when any particular knowledge is required to find out the haunts of game, there is a kind of chief in the settlement, whose acknowledged authority is, however, very limited. He is called the pimain (i.e., he who knows everything best) or the issumautang. His authority is virtually limited to the right of deciding on the

103   proper time to shift the huts from one place to the other, but the families are not obliged to follow him. At some places it seems to be considered proper to ask the pimain before moving to another settlement and leaving the rest of the tribe. He may ask some men to go deer hunting, others to go sealing, but there is not the slightest obligation to obey his orders. (Boas 1888 : 581)

Dans une autre de ses publications, il consacre un chapitre à l’organisation sociale des Inuit dans lequel il évoque rapidement la présence d’hommes influents (Boas 1901 : 115). Il cite le capitaine Comer et met l’accent sur deux caractéristiques : la succession de la fonction de leader et la polygynie associée à ce statut. Il s’intéresse surtout aux croyances religieuses des Inuit et consacre quelques pages à la figure du chamane. Il décrit notamment certains rituels chamaniques. Aucune mention n’est faite de l’organisation du pouvoir à l’intérieur des familles inuit. Boas évoque parfois le leader ou le chief, mais il n’analyse pas le rapport que celui-ci entretient avec le groupe85. Boas devient, en 1895, le conservateur du département d’anthropologie du

Musée américain d’histoire naturelle, puis le directeur scientifique d’une seconde expédition qui passe par l’Arctique (Jesup North Pacific expedition en 1897-1902) et qui a pour objectifs d’étudier l’origine des premiers peuplements de l’Amérique et de comparer les premières nations d’Amérique avec celles d’Asie afin de déterminer leurs liens biologique et culturel86.

Même si elle a lieu plus tard, mentionnons tout de suite l’expédition de Rasmussen puisqu’elle nourrira de nombreux travaux par la suite et a fourni les données ethnographiques les plus riches sur l’Arctique canadien. La Cinquième expédition de Thulé (1921-1924) est organisée et financée par le gouvernement du Danemark. Le but de cette expédition est de fournir des informations sur les Inuit vivant en dehors du Groenland et d’élucider l’histoire et l’origine des Inuit. En plus de produire des rapports en archéologie, en anthropologie physique, en géologie, en botanique et en zoologie, les membres de cette expédition collectent des informations nombreuses et précieuses sur la vie intellectuelle, culturelle et sociale des groupes inuit rencontrés. Rasmussen porte un très grand intérêt au chamanisme et il

85 Je n’ai pas trouvé d’informations permettant de connaître un peu mieux la relation de Boas avec ses

informateurs et avec les figures de pouvoir locales dans les travaux de Muller-Wille (1998), ni dans le numéro d’Études Inuit Studies qui lui est consacré (2008, numéro 32-2).

86 Il quitte le poste de conservateur en 1905 et part pour l’Université de Columbia où il commence sa

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considérait les chamanes comme de bons informateurs. Selon Saladin d’Anglure, 90 chamanes ont été recensés dans les travaux produits par les chercheurs de la Cinquième expédition de Thulé. Parmi les informateurs privilégiés de Rasmussen, on compte 12 chamanes (Saladin d’Anglure 1988a : 68). Le chamanisme est l’un des sujets de prédilection de Rasmussen, mais il le traite plus du point de vue des croyances que du point de vue politique.

1.5 Les  débuts  d’une  anthropologie  canadienne  des  peuples  autochtones