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2   Cadre théorique : penser les relations de pouvoir dans une société « égalitaire »4

2.2   Les théories égalitaristes en anthropologie politique 11

Les Inuit ont longtemps été classés parmi les sociétés égalitaires14. Même si

les travaux produits par les anthropologues au cours des cinquante dernières années ont mis en lumière des inégalités frappantes et des rapports de pouvoir évidents, il n’en demeure pas moins que cette catégorie de société égalitaire est toujours mobilisée. Les questions soulevées par ce type d’études ne peuvent être ignorées dans un travail sur le pouvoir et les figures de pouvoir.

La catégorie de « sociétés égalitaires » est apparue, à partir des années 1950, dans les études produites par les anthropologues du politique visant à classer la diversité des organisations et des systèmes politiques, en d’autres termes à créer des typologies politiques afin d’en comprendre la structure et le fonctionnement. Fortes et Evans-Pritchard (1970 [1940]) proposent de les répartir ainsi : les sociétés à autorité centralisée (présence d’une administration et de pouvoirs judiciaires ; présence de clivages de richesse, de privilèges et de statuts) et les sociétés sans pouvoir centralisé (absence de machine administrative et d’institutions judiciaires ; absence de stratifications sociales en fonction du rang ou de la richesse). Ils se concentrent alors sur les sociétés possédant des systèmes politiques centralisés, objet de recherche de la plupart des anthropologues du politique par la suite, et délaissent l’étude des sociétés à pouvoir non centralisé. S’ils emploient le terme « equalitarian » pour définir ce

13 D’autres biographies seront publiées dans le cadre du programme ARUC « Inuit Leadership and

Governance in Nunavut and Nunavik: Life Stories, Analytical Perspectives and Training ».

14 Même si elle n’a été explicitement exprimée que de rares fois (Birket-Smith 1929 : 259-260 ; Layton

1986 : 20 ; Guemple 1987, puisqu’il est publié dans un ouvrage dédié aux sociétés de chasseurs- cueilleurs, et par conséquent aux organisations égalitaires), cette idée est inhérente à la majeure partie des travaux produits sur ce peuple.

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dernier système, on doit à Fried la première réelle définition de ce qu’est une société égalitaire : « An egalitarian society is one in which there are as many position of prestige in any given age-sex grade as there are persons capable of filling them. » (Fried 1967 : 33). Mais c’est surtout dans le sillon des réflexions menées sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs que se structure cette catégorie de société égalitaire (Lee et De Vore 1968 ; Woodburn 1982). Les anthropologues ont relevé les diverses caractéristiques de ces sociétés et ils ont tenté de comprendre leur fonctionnement politique, certains y voyant l’occasion d’explorer les origines même du lien politique et de l’État (Mitchell 1978 ; Cashdan 1980). Nombre d’entre eux ont expliqué cet égalitarisme par la rudesse des conditions environnementales et le difficile accès aux subsistances (Cashdan 1980).

Les auteurs ont peu à peu noté les incongruités de cette catégorie. Begler propose alors de distinguer des sociétés égalitaires pures et des sociétés semi- égalitaires (Begler 1978 : 584-586). Sahlins affirme, de son côté, que la société égalitaire, telle qu’on la conçoit idéalement, n’existe pas car cela impliquerait que tous les membres d’un même groupe soient égaux. Or, il existe partout des formes d’inégalité ou de hiérarchie liées à l’âge, au sexe ou à la personnalité des individus. Il préconise ainsi d’employer le terme de société stratifiée pour désigner tous les systèmes politiques dont le fonctionnement est basé sur ces trois critères (Sahlins 1958 : 1). Là encore, les sociétés égalitaires sont définies par défaut ; elles ne sont qu’un envers. Les critiques ont également été nombreuses dès lors que les anthropologues ont pris en compte, d’une part les tensions internes à ces sociétés – révélant que l’égalitarisme est un équilibre difficile à atteindre et que les rapports de pouvoir n’en sont pas moins importants et d’autre part leur inscription dans l’histoire, mettant ainsi l’accent sur la transformation sociale et politique (Leacock et Lee 1982 ; Strathern 1982 ; Flanagan et Rayner 1988). L’intérêt pour l’analyse des pratiques discursives dans les années 1970 et 1980 a mis l’accent sur les discours à propos de l’égalité et son articulation avec les pratiques d’égalité et de hiérarchie. Fried a développé la notion de mécanismes d’ajustement (leveling mechanisms) qui correspondent aux mécanismes qui permettent d’abolir le développement de hiérarchies, de formes de stratifications sociales et de concentration du pouvoir (Fried

13   1967 : 34). À sa suite, les anthropologues ont cherché à identifier, dans la société qu’ils étudiaient, quels mécanismes étaient à l’œuvre15.

Sans pour autant chercher à confirmer ou non la validité de cette catégorie, il est important de retenir quelques axes de discussion qu’elle a suscités. Il est en effet vite apparu que ces sociétés étaient traversées par des relations inégalitaires et qu’il existait parfois des dissonances entre les pratiques et le discours sur ces pratiques. Cette articulation entre discours et pratiques égalitaires mérite d’être analysée. Ces dissonances doivent être comprises comme l’expression d’une recherche d’équilibre social et politique. Je reprends ici la notion d’équilibre telle qu’elle a été travaillée par Leach dans son étude sur les peuples Kachin et Chan du nord-est de la Birmanie (1972 : 26-29). Ce dernier, plutôt que de considérer que les sociétés sont régies par des systèmes équilibrés dont il s’agit de montrer le bon ordre, affirme qu’elles sont au contraire en constant déséquilibre, et sont le jeu de forces sociales. Des sociétés comme les Inuit, dans lesquelles les pratiques et les discours sur l’égalité sont omniprésents, doivent être analysées de ce point de vue. Cela offre en fait un cadre plus englobant pour observer et penser la réalité sociale dans toutes ses contradictions.

Dans le cadre de ces recherches sur les sociétés égalitaires, la question du leadership pose problème. Comment en effet concevoir la présence et le rôle de figures de pouvoir dans un type de société où sont valorisées les relations d’égalité et de coopération ? Il est reconnu que les figures de pouvoir et d’autorité voient leurs moyens de contrainte sur les autres limités et qu’elles ont relativement peu de pouvoir économique (Flanagan et Rayner 1988 ; Knauft 1991). Des auteurs, comme Woodburn, pensent même que dans ces sociétés le rôle du leadership est de renforcer l’égalitarisme (Woodburn 1982 : 444-445). D’autres encore écrivent qu’on doit y voir la marque de la domination du groupe sur les figures de pouvoir et non l’inverse (Boehm 1993 : 228). Il semble qu’en déconstruisant les catégories de leader et d’égalité, je serai mieux à même de comprendre ce qui se joue dans cette relation. Il s’agit là de l’un des objectifs de cette thèse.

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Chez les Inuit, les formes de l’égalité ont été identifiées de façon relativement éclatée puisque mention en est faite au sein de travaux portant sur les relations de parenté ou encore sur le partage de la nourriture. Matthiasson distingue à ce sujet deux écoles de pensée au sein des études inuit : une première qui défendrait un modèle communaliste (communalistic model) et une autre un modèle compétitif (competitive model) (Matthiasson 1975 : 31). Briggs (1974), quant à elle, explique que ces deux modèles sont interdépendants et il est nécessaire de les réunir dans une même étude pour comprendre les relations sociales chez les Inuit. Je suis du même avis et je pense qu’il est même important d’étudier les tensions entre ces deux pôles. En d’autres termes, ce qui caractériserait les sociétés inuit, ce ne serait pas qu’elles soient plus ou moins égalitaires, mais ce serait plutôt les formes que prennent les mouvements entre ces deux pôles, des mouvements que je propose de saisir ici à travers les actions des individus.