« On ne fait que s’entraider. »
Dynamiques des relations de pouvoir
et construction de la figure du leader
chez les Inuit du Nunavik (XX
esiècle-2011)
Thèse en cotutelle
Programme de doctorat en anthropologie
Caroline Hervé
Université Laval
Québec, Canada
pour l’obtention du grade de Philosophae Doctor (Ph. D.)
et
École des hautes études en sciences sociales
Paris, France
pour l’obtention du grade de Docteur
iii
RÉSUMÉ
Cette thèse est construite sur deux mouvements qui s’entrecroisent : une analyse de la nature des relations de pouvoir et une étude de la construction de la figure du leader chez les Inuit du Nunavik. Elle propose ainsi de déconstruire la catégorie de leader en montrant sa nature endogène, mais réappropriée, tout en offrant une nouvelle perspective analytique sur la question des formes de pouvoir. Outillée par l’anthropologie réflexive, cette recherche doctorale met en évidence la prééminence de la coopération dans le Nunavik contemporain. Au sein même des relations d’entraide, qui dépassent de loin le cadre des échanges alimentaires et matériels pour toucher des dimensions sociales et immatérielles, se manifestent clairement les rapports de pouvoir. Les figures de pouvoir sont des personnes possédant des biens dont d’autres sont dépourvus et dans l’obligation de les partager. Dans le sillage des travaux menés sur les sociétés dites égalitaristes et sur les sociétés dites sans État, cette thèse montre ainsi que la source du pouvoir chez les Inuit est externe. Sa légitimité est conférée par le groupe et il se manifeste dans la contrainte sociale de redistribuer. Le groupe l’institue en décidant, librement, de suivre certaines personnes. Ce schème éclaire sous un nouveau jour la nature du lien tissé entre les Nunavimmiut et les Qallunaat tout au long du XXe siècle. La pression constante que le groupe exerce sur les figures de pouvoir s’étend en effet aux missionnaires ou aux commerçants venant s’installer dans l’Arctique québécois. Alors que ces derniers tentent d’imposer leurs conceptions et d’établir de nouvelles positions de pouvoir, ils sont dans le même temps considérés comme des pourvoyeurs devant partager leur richesse. Il en est de même pour les gouvernements qui s’implantent progressivement dans la région à partir des années 1950. Ceux-‐ci voient alors s’enliser leur politique paternaliste. Les critiques adressées au projet de gouvernement régional au Nunavik portent elles aussi ces marques. Pour les Nunavimmiut, un gouvernement autonome doit être, avant tout, au service des habitants de la région.
Mots clés : Inuit, Nunavik, anthropologie politique, coopération, pouvoir, gouvernement, gouvernance, Canada, anthropologie réflexive.
v
ABSTRACT
This dissertation describes power relationships among the Nunavik Inuit by addressing two interrelated themes. On the one hand, the nature of power and the role of authority figures are analyzed. On the other, the concept of leader is deconstructed by showing its endogenous nature and the way it is appropriated by Inuit. Through reflexive fieldwork, this research points to a high prevalence of cooperation practices among the Nunavik Inuit. These practices, which are structured by power relationships and various inequalities, cover a wide range of social and material goods and go far beyond food sharing and equipment lending. Such pooling of resources is driven by authority figures who possess what others lack and, as such, are obliged to give back and share their wealth. In line with previous research on egalitarian groups and stateless societies, this research shows that Inuit individuals gain power through exogenous factors, i.e., what others within the group think of them, and not through endogenous ones, i.e., their personal ambitions. In other words, a group creates its leader by deciding to follow him or her. This finding sheds new light on the history of Inuit and Qallunaat relations during the 20th century. Each Inuit group continually exerted pressure to control
authority figures, and this pressure extended to missionaries and traders as well. Despite efforts to impose their own power structures by creating new positions of authority in the Arctic, missionaries and traders were nevertheless considered to be wealthy people who had an obligation to share. Governments likewise felt the same pressures, which in time subverted their paternalistic policies. The same applies today to the Nunavik regional government, which recognizes this reality and is seeking to develop a very advanced form of participatory democracy.
Keywords: Inuit, Nunavik, Canada, political anthropology, cooperation, power, government, governance, reflexive anthropology.
vii
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ... iii
ABSTRACT ... v
TABLE DES MATIÈRES ... vii
LISTE DES ANNEXES ... xv
LISTE DES ILLUSTRATIONS ... xvii
REMERCIEMENTS ... xix
INTRODUCTION ... 1
1 L’avènement du projet de recherche doctorale ... 1
2 Cadre théorique : penser les relations de pouvoir dans une société « égalitaire »4 2.1 Bilan des recherches sur l’anthropologie politique dans l’aire arctique ... 4
2.2 Les théories égalitaristes en anthropologie politique ... 11
2.3 Penser le pouvoir dans une société sans État ... 14
3 Les prémisses d’une anthropologie des figures de pouvoir ... 18
3.1 Déconstruire la catégorie de leader ... 20
3.2 Définir les concepts : chef, leader et pouvoir ... 23
4 Questions de recherche et cadres de la recherche ... 25
4.1 Les questions de recherche ... 25
4.1.1 Objectif 1 : Examiner la nature des relations de pouvoir chez les Nunavimmiut ... 26
4.1.2 Objectif 2 : Étudier la transformation des relations de pouvoir au Nunavik et la construction de la figure du leader ... 26
4.1.3 Objectif 3 : Analyser les conditions d’exercice du pouvoir dans une société dite égalitaire ... 27
4.1.4 Objectif 4 : Comprendre les nœuds de l’histoire politique du Nunavik . 27 4.2 Les cadres de la recherche ... 28
4.2.1 Cadre géographique : le Nunavik ... 28
4.2.2 Cadre chronologique : du début du XXe siècle jusqu’à 2011 ... 32
5 Méthodologie ... 33
5.1 Anthropologie réflexive ... 33
5.2 Histoire et anthropologie ... 36
6 L’enquête de terrain et les sources orales et écrites ... 39
6.1 L’enquête de terrain ... 40
6.2 Les sources orales : présentation et critique ... 42
6.3 Les sources écrites : présentation et critique ... 44
7 Organisation de la thèse ... 47
8 Remarques d’ordre linguistique ... 49
viii
PARTIE 1 :
LE LEADERSHIP AUTOCHTONE : UN OBJET ANTHROPOLOGIQUE FUYANT ... 51
Chapitre 1 : Les figures de pouvoir en anthropologie politique : objet historique et concept anthropologique ... 53
1 Le « chef primitif », un critère pour penser l’évolution des sociétés (fin du XIXe siècle) ... 54
1.1 En Angleterre : comprendre les origines de l’État ... 56
1.2 Aux États-‐Unis : le « problème indien » et les débuts du financement de l’anthropologie ... 58
1.3 Conclusion ... 63
2 Première moitié du XXe siècle : l’étude des figures de pouvoir au service d’une meilleure gestion administrative des empires coloniaux (Angleterre, États-‐Unis, France) ... 63
2.1 En Angleterre : une anthropologie pratique (practical anthropology) au service de l’administration indirecte ... 64
2.2 Aux États-‐Unis : une anthropologie appliquée au service du Bureau des affaires indiennes ... 70
2.3 En France : un intérêt tardif pour les organisations politiques dans les colonies ... 74
2.4 Conclusion ... 78
3 À partir des années 1940 : les débuts de l’anthropologie politique et l’étude des chefferies ... 79
3.1 En terrain africaniste : les premières études systématiques sur les chefs pour mieux comprendre les agitations coloniales ... 80
3.2 Le développement de l’étude de la chefferie ... 83
3.3 L’étude des dimensions sacrées du pouvoir ... 88
4 Conclusion ... 90
Chapitre 2 : Les figures de pouvoir dans les études inuit : un objet de recherche tardif ... 93
1 Les premiers résidents qallunaat dans l’Arctique à la recherche de bons partenaires (XIXe siècle) ... 93
1.1 Les explorateurs ... 94
1.2 Les commerçants ... 96
1.3 Les missionnaires ... 98
1.4 Les premières expéditions scientifiques (fin XIXe -‐ début XXe siècle) ... 99
1.5 Les débuts d’une anthropologie canadienne des peuples autochtones ... 104
1.6 Conclusion ... 106
2 Le développement d’une anthropologie appliquée au Canada et le début d’un intérêt scientifique pour les « chefs » inuit (XXe siècle) ... 107
2.1 La Division anthropologique canadienne : les débuts de la professionnalisation de l’anthropologie au Canada (première moitié du XXe siècle) ... 108
ix 2.2 Naissance de l’anthropologie appliquée au Canada et début de l’étude des
transformations de l’autorité chez les Inuit (années 1950-‐1960) ... 113
2.2.1 À la Direction d’histoire de l’Homme du Musée national du Canada .. 114
2.2.2 Au Centre de coordination et de recherche nordique (CCRN) ... 116
2.2.3 Au service de recherche de la Direction générale du Nouveau-‐Québec ... 122
2.3 Dans le cadre de la recherche universitaire (à partir des années 1970) ... 123
2.3.1 Au sein des universités canadiennes ... 123
2.3.2 Au sein des universités québécoises ... 125
2.4 L’accroissement d’études sur les leaders inuit (à partir des années 2000) . 129 2.5 Conclusion ... 131
PARTIE 1 : CONCLUSION ... 133
PARTIE 2 : ENTRAIDE ET INÉGALITÉS. LES MÉANDRES DU LIEN POLITIQUE CHEZ LES INUIT DU NUNAVIK ... 137
Chapitre 3 : L’omniprésence des relations d’entraide dans l’organisation socioéconomique des Nunavimmiut ... 139
1 Ikajuqattaniq (le fait d’aider), une valeur constitutive de l’identité inuit ... 140
2 Aider « ceux qui sont privés de nourriture » ... 145
2.1 Des pratiques complexes et déjà bien décrites ... 145
2.2 Toute nourriture est un bien collectif ... 147
2.3 Les débats contemporains sur l’inégalité de l’accès aux ressources alimentaires ... 152
3 Aider « ceux qui n’ont pas de ressources » ... 154
3.1 L’importance sociale de posséder du matériel et l’obligation de prêter .... 155
3.2 Les tensions contemporaines liées à l’obligation de prêter ... 161
4 Aider ceux qui sont seuls ... 164
4.1 La multiplicité des liens d’entraide entre parents ... 165
4.2 Une jeune génération moins solidaire ? ... 168
5 Aider ceux qui ne savent pas ... 170
5.1 Un bon angakkuq (chamane) est celui qui aide ... 170
5.2 L’entraide, au centre des pratiques religieuses contemporaines ... 173
6 Conclusion : l’entraide, une rhétorique de la charité ? ... 180
Chapitre 4 : Aider pour vivre. Les différentes caractéristiques de l’entraide ... 183
1 Les différentes façons d’exprimer l’aide ... 183
1.1 Quelques précisions grammaticales et lexicales ... 184
1.2 S’aider et s’entraider : ikajuq(tuq), ikajuqti, pigutji(juq), katujji(juq) ... 186
1.2.1 Ikajuq(tuq) : une aide basée sur la contrainte ... 186
x
1.2.3 Pigutji(juq) : rendre service ... 190
1.2.4 Katujji(juq) : se réunir autour d’un but commun ... 191
2 Aider, c’est faire partie de ila-‐ (le groupe) ... 193
2.1 Aider, c’est donner de ce qu’on a à ceux qui n’en ont pas ... 194
2.1.1 Aider ceux qui sont démunis ... 194
2.1.2 Aider avec ce que l’on a ... 196
2.2 Aider, c’est faire partie du groupe ... 199
2.2.1 L’étendue du réseau social (ila-‐) ... 201
2.2.2 L’intégration des étrangers par l’aide ... 202
2.2.3 Aider pour apprendre et transmettre ... 206
2.3 Les frontières de l’aide ... 208
3 Conclusion ... 212
Chapitre 5 : L’épreuve de la dépendance. La différenciation des statuts à travers les pratiques d’entraide ... 213
1 L’envers de l’aide : les démunis et les exclus ... 214
1.1 La détresse des démunis ... 214
1.2 Les étrangers : isoler en ignorant ... 217
1.3 Les bannis : punir en privant ... 218
1.4 Kipaluk, le petit serviteur ... 221
2 L’orphelin (iliarjuk), l’archétype du démuni ... 224
2.1 La figure de l’orphelin dans les récits mythiques ... 224
2.2 Du mythe à la réalité de l’orphelin ... 228
2.3 Un parcours initiatique vers l’autonomie ... 230
3 Gagner son autonomie : vers l’adulte accompli ... 232
3.1 Une part pour soi, une part pour les autres ... 232
3.2 Compétition versus harmonie du groupe ... 234
4 Conclusion ... 238
Chapitre 6 : Les privilèges de l’expérience. La hiérarchisation de l’aînesse sociale ... 239
1 L’aînesse sociale, un concept pour comprendre les relations de pouvoir chez les Nunavimmiut ... 240
2 Les manifestations de l’aînesse sociale dans le contexte de la famille ... 246
2.1 Premier cas ... 247
2.2 Deuxième cas ... 248
2.3 Troisième cas ... 251
2.4 Analyse : aider son aîné, une contrainte sociale ... 252
3 Les manifestations de l’aînesse sociale dans le contexte communautaire ... 254
3.1 Dans le contexte de la chasse collective ... 255
3.2 Dans le contexte de l’école ... 259
3.3 Dans le contexte des activités communautaires ... 260
3.4 Dans un contexte de travail salarié ... 262
xi Chapitre 7 :
« On ne fait que s’entraider. » La mise en scène du pouvoir ... 267
1 Une terminologie variable et indécise pour qualifier les positions de pouvoir . 267 1.1 Angajuqqaaq ... 269
1.2 Sivuliqti ... 272
1.3 Pimmarik ... 275
1.4 Ataniq ... 275
1.5 La difficile traduction du terme « leader » ... 276
2 Le déni du pouvoir ... 279
2.1 Suivre plutôt qu’obéir ... 279
2.2 L’étouffement de l’ambition personnelle ... 282
2.3 Une légitimité extrinsèque ... 285
3 Un pouvoir hétérocentrique ... 289
3.1 Distribué et situé ... 291
3.2 Altruiste : possession et redistribution ... 293
3.3 Expansible : le cumul des ressources ... 297
3.4 Persistant : iliranaqtuq (craindre et respecter) ... 300
4 Conclusion ... 304
PARTIE 2 : CONCLUSION ... 305
PARTIE 3 : TRANSFORMATIONS DES DYNAMIQUES DU POUVOIR AUX NIVEAUX LOCAL ET RÉGIONAL AU NUNAVIK (XXe siècle-‐2011) ... 307
Chapitre 8 : Commerçants, missionnaires et gouvernements : de nouveaux pourvoyeurs ... 309
1 Baleiniers et commerçants dans l’Arctique : de la relation de partenariat à l’instauration d’une hiérarchie sociale ... 310
1.1 Les baleiniers ... 310
1.2 La Compagnie de la baie d’Hudson (CBH) ... 316
1.2.1 Le recours à des gérants de poste inuit ... 316
1.2.2 Des gérants des comptoirs contraints de coopérer ... 321
2 Les missionnaires chrétiens : secourir ou responsabiliser ? ... 326
2.1 La conversion ciblée des figures de pouvoir ... 326
2.2 La formation d’une église indigène ... 332
2.2.1 Chez les frères moraves, la formation ciblée d’auxiliaires ... 332
2.2.2 Chez les anglicans, le développement stratégique d’une Native Church ... 335
2.2.3 Des initiatives tardives pour la création d’une « église indigène » oblate ... 339
2.3 La mission : « une bonne cabane et un bon père dedans » ... 341
3 Les gouvernements : l’angoisse du paternalisme ... 349
3.1 Les policiers (puliisiit) : entre crainte et respect ... 350
xii
3.3 Les gouvernements : de nouveaux parents ? ... 365
4 Conclusion ... 370
Chapitre 9 : La mise en place d’une autonomie locale. Le développement communautaire au Nunavik ... 373
1 Les théories du développement communautaire au Canada ... 374
1.1 Le développement communautaire : une théorie née de la décolonisation ... 374
1.2 L’application du développement communautaire au Canada ... 375
1.3 Le développement communautaire par le gouvernement du Québec ... 377
2 Les acteurs du développement communautaire au Nouveau-‐Québec ... 380
2.1 Les Northern Service Officers (ministère du Nord canadien et des Ressources nationales) ... 380
2.2 Les agents de développement communautaire (Direction générale du Nouveau-‐Québec) ... 386
3 Les actions du développement communautaire ... 391
3.1 La mise en place d’un conseil communautaire ... 391
3.2 Le développement des coopératives ... 399
4 Développement communautaire et transformation du pouvoir au niveau local ... 409
4.1 De nouvelles structures hiérarchiques ... 409
4.2 De nouvelles relations de pouvoir ? ... 413
4.3 Qui sont les véritables leaders du développement communautaire ? ... 420
5 Conclusion : dépendance ou indépendance ? ... 423
Chapitre 10 : La responsabilité municipale. Une rencontre difficile avec l’autorité du titre ... 427
1 Le profil statistique des élus municipaux au Nunavik (1979-‐2009) ... 428
1.1 Méthodologie et précautions de l’enquête statistique ... 428
1.2 Des mandats municipaux très courts ... 430
1.3 La répartition par familles : une distribution équitable du pouvoir entre les grandes familles ... 432
1.4 Une faible représentation féminine ... 438
1.5 La répartition par tranche d’âge : des maires plus jeunes que les conseillers ... 440
2 Le défi des positions de pouvoir au niveau local ... 443
2.1 La légitimité par l’expérience ... 443
2.2 La fuite des postes à responsabilités ... 445
2.3 Pression du groupe sur les figures de pouvoir locales ... 448
3 Conclusion ... 451
xiii Chapitre 11 :
La construction du leadership inuit au niveau régional ... 453
1 Des représentants aux leaders : une nouvelle préoccupation collective au Nunavik ... 454
1.1 L’apparition d’un besoin de représentation politique régionale ... 454
1.2 Le développement des premiers conseils régionaux ... 459
1.3 De nouvelles positions de pouvoir au sein des organisations régionales ... 463
1.4 Le besoin de leaders dans les organisations religieuses ... 466
2 La variété des formations au leadership ... 471
2.1 Du côté du gouvernement fédéral ... 471
2.2 Du côté du Québec ... 475
2.3 Du côté de la Fédération des coopératives du Nouveau-‐Québec ... 478
2.4 Du côté des organisations religieuses ... 481
2.5 Une absence de formations au leadership dans les organismes du Nunavik ... 483
2.6 Diverses autres formations au leadership ... 485
2.7 Conclusion ... 487
3 Les perspectives inuit sur le leadership ... 488
4 Conclusion ... 494
Chapitre 12 : Les aléas du projet d’autonomie politique au Nunavik (1970-‐2011) ... 495
1 Un cheminement tortueux vers l’autonomie politique au Nunavik ... 496
2 « From pigujjijiit to tukitaartisijiit », les tiraillements de l’autonomie politique 504 2.1 Participer à toutes les étapes de la vie politique ... 504
2.2 Définir les paramètres de l’autonomie politique ... 507
2.3 Un gouvernement au service des Nunavimmiut ... 510
3 Une ontologie qui s’affirme dans les conflits politiques ... 513
3.1 Le conflit entre ITN et la NQIA : suivre ou ne pas suivre ... 514
3.2 Le référendum du 27 avril 2011 : une bataille entre le « oui » et le « non » ... 519
4 Conclusion ... 522
PARTIE 3 : CONCLUSION ... 523
CONCLUSION GÉNÉRALE ... 525
BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES ... 543
ANNEXES ... 601
xv
LISTE DES ANNEXES
Annexe 1 Carte de l’Arctique et du Nunavik……….605
Annexe 2 Politique scientifique du Centre de coordination et de recherche nordique (CCRN)………..………607
Annexe 3 Centres de recherche sur les questions nordiques au Canada……….609
Annexe 4 Lexique relatif à la question de l’entraide………..611
Annexe 5 Deux récits mythiques sur les orphelins………..625
Annexe 6 Tableau chronologique des différentes institutions mises en place dans les villages du Nunavik au XXe siècle………..627
Annexe 7 Programme hebdomadaire de la formation des catéchistes catholiques à l’école de Pelly Bay (1969)……….629
Annexe 8 Personnel du gouvernement fédéral en poste dans l’Arctique………..631
Annexe 9 Missions du Northern Service Officer en 1960………633
Annexe 10 Personnel du gouvernement provincial en poste dans l’Arctique……….635
Annexe 11 Réflexion sur le développement communautaire au sein de la direction générale du Nouveau-‐Québec………637
Annexe 12 Composition des conseils municipaux au Nunavik………..641
Annexe 13 Données statistiques……….723
Annexe 14 Formations au leadership destinées aux Nunavimmiut………729
Annexe 15 « En quête d’un pays », poème de Joaniapik Uqaittuk et Matiussie Tulugak………731
xvii
LISTE DES ILLUSTRATIONS
Illustration 1 : Différentes régions de l'Arctique canadien et communautés inuit. ... 1 Illustration 2 : Carte du Nunavik. Source : Société Makivik. ... 29 Illustration 3 : Camion des aînés à Kangiqsujuaq (été 2011). Il a été remplacé peu de temps
après par une fourgonnette rouge flambant neuve. ... 159 Illustration 4 : Le plus jeune de l’équipage est placé à l'avant du canot. Il a le rôle de
l’ikajuqti. On le voit ici tenter de pousser les glaces de ses pieds pour frayer un passage au canot. ... 188 Illustration 6 : Logo de l'association des jeunes du Nunavik (Saputiit uvikkait
katutjiqatigiininga). ... 193 Illustration 7 : L’ostracisme physique passe par le rejet ponctuel, parfois permanent, d’une
personne et de l’exclusion de toutes relations d’entraide, y compris offrir un toit pour la nuit. Ici, la tente du jeune homme rejeté des siens. ... 219 Illustration 8 : Festin du Canada Day, Ivujivik (2009) ... 234 Illustration 9 : Pendant que les représentants de la coopérative locale préparent la
distribution à la volée, les gens patientent (Parlaniq, Inukjuak, 1er janvier 2013). ... 235
Illustration 10 : Toutes sortes d’objets sont collectés par les plus rapides : chips, friandises, papier toilette, vêtements, soupes rapides (Parlaniq, Inukjuak, 1er janvier 2013). ... 236
Illustration 11 : Les hommes d’âge médian grimpent pour collecter les œufs. ... 256 Illustration 12 : L’aîné, propriétaire du bateau, reste en bas pour surperviser le travail. .... 257 Illustration 13 : Le plus jeune reçoit les seaux remplis d’œufs ... 257 Illustration 14 : Tirage au sort lors de la fête du Canada (Ivujivik, juillet 2009). ... 261 Illustration 15 : Atelier sur le leadership avec les élèves d’Ivujivik. (Ivujivik, janvier 2012). 279 Illustration 16 : Affiche de recrutement de l’association des jeunes du Nunavik Saputiit ... 295 Illustration 17 : Affiche émise par les Affaires indiennes et placardée ... 353 Illustration 18 : Représentation de l’agent de la Gendarmerie royale du Canada ... 355 Illustration 19 : Premières cabanes en bois fabriquées par les Inuit (Ivujivik, été 1960). .... 360 Illustration 20 : Signature de la Convention de la baie James et du Nord québécois. ... 500
xix
REMERCIEMENTS
Au terme de ces années de recherche, j’ai le sentiment que c’est une aventure humaine et intellectuelle qui se termine. La passion, la patience et la détermination m’ont menée jusqu’au bout du chemin. Au-‐dessus, de bonnes étoiles ont fait plus que veiller sur moi.
Mes deux directeurs de recherche, Yves Cohen et Frédéric Laugrand, m’ont guidé tout en me laissant la liberté de suivre mes intuitions. Leur confiance a été mon étoile polaire. Frédéric Laugrand a toujours été très présent et prompt à répondre à mes interrogations et à mes besoins. Grâce à lui, j’ai bénéficié de conditions de travail excellentes pour accomplir ce doctorat. Il a stimulé ma réflexion en partageant avec moi son regard distancié sur les sociétés inuit et le monde qui nous entoure. Je n’ai pas fini de découvrir tout ce que j’ai appris à ses côtés. Yves Cohen s’est toujours rendu disponible et m’a accompagné y compris dans les démarches administratives. Il a vu germer ce projet de thèse et l’intérêt intellectuel qu’il y a porté a été électrisant. Il a veillé à ce que je conserve une posture critique vis-‐à-‐vis de mon sujet et nos échanges ont été très inspirants. Au CIÉRA (Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones), j’ai rencontré des collègues, des personnes expérimentées, des amis à côté desquels j’ai cheminé : Aurélie Maire, Florence Dupré, Roberson Édouard, Robert Ouellette, Vincent Collette, Marie-‐Ève Marchand, Alexandra Beaulieu, Julie Rodrigue, Cécile Pachocinski, Laurent Jérôme, Anirban Gosh, Fabien Pernet. Lise Fortin a été une ressource inestimable. Sa bienveillance maternelle a été très précieuse dans les moments de besoin. À l’Université Laval, j’ai bénéficié de la générosité de plusieurs professeurs : Louis-‐Jacques Dorais, Thierry Rodon, Marie-‐Andrée Couillard, Martin Hébert.
À l’ÉHESS (École des hautes études en sciences sociales), où j’ai entamé mon doctorat, j’ai suivi des séminaires passionnants qui m’ont nourrie : ceux de Jonathan Friedman (le directeur de mon DEA), d’Yves Cohen, d’Alban Bensa, de Philippe Urfalino, de Luc Boltanski. Je n’oublierai pas les rencontres que j’y ai faites et notamment mes deux amies : Sabine Guez et Maricel Rodriguez.
À l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales), j’ai prononcé mes premiers mots en inuktitut et j’ai abordé la pensée et la culture inuit. Michèle Therrien, Vladimir Randa et Nicole Tersis ont été de très bons guides. Les échanges et les rencontres avec les membres de l’association Inuksuk ont toujours été enthousiasmants : Sylvie Téveni, Pauline Huret, Céline Petit, Gwénaëlle Guigon et bien d’autres. Les réunions avec les membres du GDR « Mutations arctiques » ont toujours été chaleureuses et son ancienne directrice, Madeleine Griselin, a été un modèle de persévérance.
xx
Je tiens à remercier sincèrement les différents organismes qui ont participé au financement de ces années de recherche. Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada en est le principal. J’ai également trouvé du soutien financier auprès de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval (Soutien à la recherche du Fonds Georges-‐Henri Lévesque), du département d’anthropologie de l’Université Laval, du Conseil régional d’Ile-‐de-‐France et du programme Frontenac. D’autres financements m’ont permis de partir, de séjourner et de mener ma recherche au Nunavik : l’Institut Paul-‐Émile Victor (France), le CIÉRA, le PFSN (Programme de formation scientifique dans le Nord), l’ARUC « Inuit Leadership and Governance in Nunavut and Nunavik: Life Stories, Analytical Perspectives, and Training ».
J’exprime toute ma gratitude aux personnes qui ont pris le temps de répondre à mes questions sur le terrain, dans le cadre d’entretiens ou lors d’échanges informels. Ils sont trop nombreux pour être tous cités, mais les pages qui suivent témoignent de leur générosité. Adamie Qalingo a passé de nombreuses heures à réfléchir avec moi sur certains aspects de mon travail. Les entretiens effectués avec quelques-‐uns sont inoubliables : Harry Tulugak, Quitsak Taqriasuk, Pita Kristensen, Johnny Kasudluak, Mary Sivuarapik, Aliva Tulugak, Johnny Tulugak, Annie Kristensen. Peter Murdoch m’a accueillie chez lui, m’a ouvert ses archives et a pris plusieurs journées pour partager avec moi son expérience de vie auprès des Inuit. George Filotas m’a lui aussi ouvert sa maison et ses boites et les nombreuses discussions que nous avons eues ensemble m’ont permis de me plonger dans l’histoire fascinante du Nunavik. Je tiens aussi à remercier le père André Dubois, aux Archives Deschâtelets qui, malgré la courte durée de mes visites, a été d’une grande gentillesse avec moi.
Je remercie les personnes qui ont accepté de traduire les entretiens en inuktitut : Kaudja Qaunnaaluk, Piatsi Lamoureux, Sarah Tutuktuk Tardiff, Evie Mark, Uttuqi Kadjulik.
Romain Allais a fait un travail de relecture extrêmement minutieux. Juliette Caniou et Jacqueline Hervé ont passé elles aussi de nombreuses heures à relire avec attention cette thèse.
Certaines personnes rencontrées au Nunavik ont touché mon cœur par leur gentillesse, leur générosité, leur amitié : Lydia Iyaituk, Leela Qalingo, Malaya Weetaluktuk, Thomassie Mangiok, Lisie Qinuajuaq, Passa Mangiuq, Lucie Iyaituk, Alacie Saviardjuk, Louisa Kanarjuaq. Les personnes qui m’ont logée ont toujours pris grand soin de moi et mes séjours chez eux restent de merveilleux souvenirs : Emily Angnatuk, ses filles et ses petits-‐fils, Siaja Kiatainaq, Leela Qalingo et sa petite-‐fille Kayla, Alacie et Charlie Saviardjuk ainsi que leurs filles, Alacie Sivuarapik, Mattiussie et Qumaq Iyaituk, ainsi que Louis-‐Philippe Brun. Nakurmat.
xxi Une pensée s’envole vers Frédéric Dahan qui a été le guide d’une toute autre recherche. Grâce à lui, j’ai pris conscience et accepté la fragilité de la vie et suis devenue plus solide et plus confiante. Christine de Valois a été ma complice dans ce voyage.
Pour finir, je pense à mes proches et notamment à ma famille. Mes parents, Jacqueline et Pascal Hervé, pleins de confiance et d’amour. Hélène et Maxime, ma sœur et mon frère, qui me font rire. Jeannot et Céline Chiasson, mes beaux-‐parents, si attentionnés et bienveillants. Ma petite lumière, mon fils Lohan, dont la petite frimousse m’éclaire de joie. Enfin, mon conjoint, Frantz Chiasson a été un soutien inestimable. Il a su comprendre et accepter le rythme du travail de recherche, ses détours, la longueur de la rédaction, les absences sur le terrain. Il a été derrière moi à tous moments. Enfin, il m’a aidé à concevoir que cette thèse a une fin et qu’une autre aventure se profile.
Sainte-‐Brigitte-‐de-‐Laval, le 29 août 2013
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INTRODUCTION
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L’avènement du projet de recherche doctorale
Cette recherche doctorale trouve sa source dans une certaine admiration portée envers un phénomène politique : les luttes menées par les peuples autochtones pour conserver ou reconquérir leurs droits territoriaux et politiques, et surtout, le travail acharné et dévoué de leaders pour la défense de leur peuple. Dans ce contexte, les Inuit se distinguent particulièrement puisqu’ils ont réussi, sans pour autant recourir à la violence et à la guerre, à obtenir leur autonomie politique par le biais de la mise en place de gouvernements au Groenland (en 1979) et au Canada (gouvernement du Nunavut en 1999 ; gouvernement du Nunatsiavut au Labrador en 2004).
Illustration 1 : Différentes régions de l'Arctique canadien et communautés inuit. Source : ministère des Affaires autochtones et Développlement du nord Canada.
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Sur la scène internationale, les Inuit suscitent également de l’admiration de la part des autres peuples. Étant innovateurs au niveau politique, ils sont considérés comme un modèle à suivre. La communauté internationale et les médias nationaux ne cessent de mettre en avant la ténacité des leaders inuit et leur habileté à négocier. Ces discours circulent dans l’opinion publique et sont nourris par les recherches effectuées en sciences sociales.
À partir de la fin des années 1970, les anthropologues ont commencé à porter leur attention sur les mouvements de revendications politiques autochtones. Deux numéros spéciaux d’Études Inuit Studies explorent cette question en 1979 et trois numéros de la revue Recherches amérindiennes au Québec y sont consacrés entre 1979 et 1981. Les auteurs mettent en évidence les différentes stratégies employées par les peuples autochtones dans le cadre de leurs luttes territoriales, politiques et identitaires (Charest et Tanner 1992 ; Morin et Saladin d’Anglure 1995 ; Bellier et Legros 2001) et ils avancent l’idée que ce leadership politique a émergé dans les années 1970. Même si la question du leadership autochtone est le sujet de nombreux travaux en anthropologie (principalement Brown 1993 ; Lauer 2006 ; Chaumeil 1990 ; Salée 2004 ; Brightman 2007 ; George 2011), son émergence n’a pas vraiment fait l’objet d’une recherche approfondie1. Cette lacune dans le champ de
l’anthropologie politique a stimulé mon intérêt et ma curiosité pour le sujet. Plusieurs questions de recherche se sont alors imposées : Qui sont ces leaders ? Quelle est leur origine sociale ? Quelles sont leurs trajectoires familiale, scolaire ou politique ? Mon projet initial était donc de collecter des récits de vie de leaders inuit du Nunavik afin de mieux comprendre les racines d’un phénomène qui m’apparaissait alors être celui d’une émergence.
Mais plusieurs bouleversements inhérents au processus de recherche ont transformé ce programme. Le premier tire son origine de l’enseignement de l’historien Yves Cohen que j’ai suivi à l’École des hautes études en sciences
1 Il faudrait ajouter à cette liste la production extensive produite par des chercheurs en leadership. Voir
3 sociales2. Son travail en histoire comparée sur le sujet du commandement et de la
figure du chef l’a amené à montrer que le XXe siècle pouvait être considéré comme le
« siècle des chefs » dans le sens où s’est développé à cette période un discours sur le besoin de chefs dans les sociétés industrielles. Il explique : « Ce n’est pas que le chef ou le commandement n’existaient pas jusque-là, mais ce n’est qu’à ce moment qu’ils sont devenus des problèmes […] » (Cohen 2013 : 12). Cette nouvelle « préoccupation collective » (Cohen 2013 : 57-65) s’exprime dans des domaines aussi divers que l’administration, l’entreprise, l’armée ou le gouvernement et sous des vocables différents d’un pays à l’autre (leadership aux États-Unis, führung en Allemagne). Il m’est donc apparu qu’il était important de considérer la notion de leadership d’un point de vue historique et que son émergence, chez les peuples autochtones, devait plutôt être comprise comme un processus, une construction historique, plutôt que comme un phénomène sui generis. Le deuxième bouleversement qui m’a conduit à reformuler mes questions de recherche est celui, irréversible, du terrain. Au cours de mes premiers séjours dans les communautés du Nunavik, il s’est vite avéré difficile de travailler sur le leadership inuit. D’abord, j’avais l’impression que mon sujet faisait peur et que les Nunavimmiut3 me fuyaient lorsque je leur proposais une
entrevue. Même lors de discussions informelles, quand je demandais aux gens de m’énumérer les leaders de leur village ou de leur région, ils semblaient embarrassés et ne pas savoir quoi répondre. C’était à se demander si la question avait réellement un sens pour eux. Dans les organismes inuit, lieux de fermentation des projets politiques, il était frappant de voir à quel point les responsables inuit étaient toujours doublés d’un conseiller qallunaaq4. De plus, de nombreuses personnes me
rétorquaient qu’il n’y avait pas de vrais leaders au Nunavik. Enfin, j’avais le sentiment que mes entretiens passaient à côté de quelque chose d’essentiel et qu’ils me menaient tout droit vers un mur, celui de l’authenticité du leadership. Celui-ci se révélait dès que je tentais d’identifier les leaders inuit, entreprise qui conduisait
2 « Histoire de l’action et des rationalités pratiques au XXe siècle » (enseignement suivi de 2004 à
2007), « Histoire et techniques des organisations et du gouvernement » (séminaire coordonné par Yves Cohen, Denis Bayart, Eve Chiapello, Nicolas Flamant, Patrick Fridenson, Éric Godelier et Paolo Napoli, suivi en 2005-2006).
3 Ethnonyme servant à désigner les habitants du Nunavik.
4 Qallunaaq est le terme utilisé par les Inuit pour désigner les Blancs, ou plus exactement toutes les
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inévitablement à repérer de « vrais » leaders et donc à essentialiser et naturaliser la question.
Ces bouleversements m’ont en fait permis de réaliser l’importance de poser un regard distancié sur le phénomène du leadership chez les Nunavimmiut et de complexifier mon regard sur celui-ci. J’ai en effet compris qu’avec le leadership j’imposais une notion façonnée dans un contexte historique et culturel étranger et qu’il était nécessaire de le déconstruire. Il n’était pas pour autant question de l’abandonner. En effet, malgré la difficulté à travailler sur le sujet, il existe un véritable discours sur le leadership, omniprésent du côté des non-autochtones, mais aussi du côté des Nunavimmiut, un discours relayé par les médias et nourri par les administrations et les gouvernements. Ce cheminement a ainsi orienté mes recherches vers l’étude d’un processus historique, celui de la construction du leadership inuit et de ses dynamiques contemporaines. Il s’agissait alors d’analyser ce phénomène à travers ses manifestations pratiques et discursives en prenant en compte leurs dimensions parfois contradictoires.
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Cadre théorique : penser les relations de pouvoir dans une
société « égalitaire »
2.1 Bilan des recherches sur l’anthropologie politique dans l’aire arctique Dans les manuels et essais d’anthropologie politique, les Inuit sont caractérisés par un système sans aucune cohésion politique (Lowie 1935 : 403) et représentent le degré zéro de l’organisation politique sur une échelle qui irait des sociétés apolitiques aux sociétés étatiques (Gluckman 1959 : 65 ; Service 1962 : 99 ; Lapierre 1977 : 77). Dans ce cadre, les auteurs observent une absence de chefs (Fried 1967 : 84 ; Rivière 2000 : 54) ou la présence de chefs sans pouvoir (Lewellen 1992 : 24). Quelques auteurs en sont même venus à parler de communisme primitif ou anarchique (Rink 1891 : 22 ; Stefansson 1913a : 493-494 ; Hawkes 1916 : 108). Ce lieu commun de l’anthropologie est paradoxal si l’on considère que les premiers ethnographes spécialisés sur les Inuit observaient déjà la présence de personnes ayant
5 de l’influence sur le groupe (Boas 1901 : 115 ; Jenness 1923 : 93 ; Rasmussen 1927 : 18). La raison pour laquelle les Inuit sont encore décrits comme un peuple sans pouvoir est certainement liée à la difficulté qu’ont eue les ethnologues à comprendre le fonctionnement de leur organisation politique tant celle-ci est informelle.
Au sein des études inuit, les travaux dédiés à leur organisation sociopolitique sont peu nombreux comparativement aux autres champs de recherche5. À l’exception de quelques-uns (Van den Steenhoven, Saladin d’Anglure, Graburn ou encore Rasing), la plupart des chercheurs ayant travaillé sur l’organisation socio-politique des Inuit sont des anthropologues spécialistes du droit travaillant à partir de sources de seconde main puisqu’ils n’ont pas réalisé de séjours sur le terrain. Ainsi, la plus importante contribution en ce domaine est fournie par l’anthropologie du droit. Les grands théoriciens de l’anthropologie juridique se sont presque tous, à un moment donné, penchés sur le cas des Inuit. Ce peuple représentait pour eux le degré minimal de l’organisation politique et ils voyaient là l’occasion de percer le mystère de l’essence du droit occidental. Outre les travaux pionniers du juriste allemand König, les premières pistes de recherche sont ouvertes par l’anthropologue américain Hoebel (1941, 1954). Il constate en effet l’absence d’autorités formelles et de gouvernement dans une société toutefois influencée par deux figures d’autorité : le leader de groupe (headman) et le chamane. Il réunit des catégories que d’autres auteurs, à la même époque et plus tard, dissocient dans l’étude des sociétés à pouvoir non centralisé : le politique (ici, le droit) et la religion (ou le surnaturel), et il porte un intérêt particulier aux cas de conflit qui mettent en scène la manifestation du pouvoir chez les Inuit. Geert Van den Steenhoven (1959, 1962) poursuit cette réflexion en se basant, lui aussi, sur l’étude des cas de conflit. Il reconnaît l’existence d’une figure d’autorité en la personne de l’isumataq (celui qui pense) mais, contrairement à Hoebel, il exclut du droit tout ce qui se rapporte à la dimension spirituelle (et donc au chamanisme). Il ajoute néanmoins que la régulation de l’ordre social passe par le respect de contraintes qu’il s’agit d’étudier. À sa suite, Leopold Pospisil (1964, 1974) se base
5 Principalement Hoebel (1941, 1954) ; Pospisil (1964) ; Hughes (1966) ; Graburn (1969a) ; Freeman
(1971) ; Lantis (1972) ; Riches (1982) ; Dahl (1985) ; Oosten (1986) ; Rasing (1994) ; Blaisel, Laugrand, Oosten (1999) ; Oosten, Laugrand et Rasing (2001).
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également sur l’étude de cas de conflit pour comprendre l’organisation politique des Inuit Nunamiut (Alaska). Il distingue plusieurs niveaux sociaux : famille nucléaire, famille étendue, bande, faction de bande. À chacun de ces niveaux correspond, selon lui, une organisation juridique ayant son type d’autorité, ses domaines de compétence et ses sanctions spécifiques. L’anthropologue français, Norbert Rouland (1978, 1979), reprend les termes du débat et met en évidence le caractère informel des relations de pouvoir chez les Inuit, ce qui le mène à s’intéresser au rôle joué par les aînés. Le chef, que Rouland qualifie de « maïeute »6, a un rôle de véhicule et
d’interprète de la tradition, mais, rappelle-t-il, c’est l’opinion publique qui tranche en dernier ressort. Le leadership se dissout ainsi dans la prééminence du groupe et du consensus. L’auteur distingue deux types de « maïeutes » : ceux relevant de l’autorité religieuse (angakkuq : le chamane) et ceux relevant de l’autorité civile (isumataq ;
inutuqait : les aînés ; umialik : littéralement, celui qui possède un bateau). Le
chamane n’a pas un pouvoir créateur de droit : « politiquement, il n’est pas un “chef”, et juridiquement la source du droit est la coutume, donc le groupe » (1979 : 26). Son rôle consiste principalement à rétablir les grands équilibres.
Mise au point par Hoebel, la méthode des cas utilisée par ces différents auteurs prend sa source dans une conception selon laquelle les fondements du droit se saisissent dans l’observation de la régularité de cas de conflit7. Présenter les faits de
cette manière induit l’idée que les règles sociales répondraient à une causalité de type délit/sanction. Bien qu’elle présente un intérêt – sa valeur consiste notamment dans la collecte de situations interpersonnelles et donc dans l’accumulation de données ethnographiques riches qui sont aujourd’hui disponibles – cette méthode incite dès le départ le chercheur à partir à la recherche de régularités, et donc d’un système de règles sous-jacent. Ces travaux tentent également de repérer les prémisses d’une organisation politique. Mais en cherchant la présence de chefs chez les Inuit telle
6 Rouland comprend le terme de maïeute parallèlement à son acception socratique comme « celui qui
va accoucher l’esprit du fautif, l’aider à se rendre compte de ses torts et à les amender » (Rouland 1979 : 22).
7 Même s’ils l’utilisent, les auteurs ont tout de même apporté des critiques à cette méthode :
Steenhoven critique l’idée qu’on ne peut trouver de correspondance formelle entre un délit et une sanction ; Rouland critique le fait que considérer la régularité des cas comme un critère de droit réduit le droit au contentieux et donc à une vision purement ethnocentrique.
7 qu’ils concevaient la notion à l’époque, ils ne pouvaient que constater leur absence. De même, en cherchant à repérer des institutions politiques telles qu’ils les connaissaient, ils ne pouvaient que conclure au manque de celles-ci. Les travaux cherchant à définir le fonctionnement de la société inuit comme un système ont en effet toujours mené à une impasse8. Cette situation a poussé plusieurs chercheurs à
conclure que l’organisation sociale inuit était caractérisée par la variation (Mauss 2003 [1906]), la flexibilité (Willmott 1968 ; Guemple 1976) ou encore la diversité (Damas 1966, 1968), une analyse pratique mais insuffisante pour comprendre les mécanismes sociaux dans leurs détails.
Même si elles ne s’inscrivent pas directement dans les débats d’anthropologie juridique, de nombreuses études prennent elles aussi comme point de départ l’analyse des conflits pour étudier les relations de pouvoir chez les Inuit9. D’autres disciplines
se sont également intéressées de près à la question des conflits et du droit chez les Inuit, comme la sociologie ou la criminologie et la littérature produite sur le sujet est extensive10. Plus récemment, deux ouvrages (Oosten, Laugrand et Rasing 2001 ;
Oosten et Laugrand 2002) ont adopté une approche méthodologique différente qui ouvre la voie vers une perspective plus proche du vécu des Inuit. Ces travaux correspondent à la retranscription d’échanges entre des aînés et des plus jeunes qui ont eu lieu dans le cadre d’ateliers de transmission des savoirs11. Dans ce contexte, les
chercheurs n’imposent pas leurs catégories et permettent aux concepts vernaculaires d’émerger plus facilement en se concentrant sur les pratiques et les discours sur ces pratiques. La nature flexible et dynamique de celles-ci, ainsi que leur variation dans l’espace et dans le temps, ne peuvent ainsi plus être ignorées (Oosten et Laugrand
8 C’est ce que constate également Kojo Yelpaala dans son étude sur les Dagaaba, une population du
Ghana et de Haute-Volta : « Il faudrait admettre que toute étude sur le droit dont le but premier est d’en donner une définition ou d’identifier les règles est probablement un exercice futile. Les règles ne sont que des manifestations spécifiques et étroites de concepts normatifs plus vastes qui définissent la société. La recherche sur le droit est la conséquence d’une recherche sur l’État. (…) le droit est par nature ethnocentrique et lié à l’esprit de clocher. » (Yelpaala 1993 : 235).
9 On peut citer en premier lieu Hughes (1966) et Lantis (1972). Certains auteurs se sont par ailleurs
interrogés sur la rencontre du système de justice inuit et du système de justice canadien (Wenzel 1979 ; Damas 1988 ; Rasing 1993). Ces travaux concernent autant l’Arctique canadien que le
Groenland (Kleivan 1971 ; Nooter 1976 ; Petersen 2002) ou l’Alaska (Weyer 1967 et Burch 2006).
10 Pour une bibliographie détaillée à ce sujet, voir Jaccoud (1995).
11 Pour une explication détaillée au sujet de cette méthode de travail, voir Oosten et Laugrand
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2002 : 8). De plus, ils insistent sur l’importance de la dimension cosmologique pour mieux comprendre la question du droit :
Avant la chrétienté, cela n’aurait fait aucun sens pour les Inuit de se doter d’un ordre social qui ne viserait que le contrôle social et qui ne tiendrait pas compte des rapports avec le gibier et les esprits. Au cours des entrevues, les aînés ont maintes fois répété que les transgressions étaient sanctionnées non pas tant par la communauté que par les « agences » spirituelles telles que le mauvais temps ou les animaux. (Oosten, Laugrand, Rasing 2001 : 4)
Ainsi, dans le cadre d’une étude sur le fonctionnement politique des sociétés inuit, il est important de ne pas ignorer le rapport aux animaux, au temps, aux ancêtres ou aux esprits puisqu’il existe un lien étroit entre la cosmologie, les valeurs et l’ordre social (Oosten et Laugrand 2002 : 8). En d’autres termes, il ne faut pas réduire le pouvoir à sa dimension politique et les travaux menés sur le chamanisme et sur les croyances et les pratiques religieuses des Inuit rappellent l’importance de prendre en compte aujourd’hui encore la dimension immatérielle. Ces travaux mettent par ailleurs en valeur un autre aspect des relations de pouvoir chez les Inuit : l’influence indiscutée du chamane dans les mouvements prophétiques (Blaisel, Laugrand, Oosten 1999) ou dans le cadre de migrations régionales (Mary-Rousselière 1980) et le rôle prépondérant de certains leaders dans le développement d’un renouveau religieux dans l’Arctique canadien (Laugrand et Oosten 2007 ; Stuckenberger 2005 : 63-79). Le mémoire de maîtrise de Lisa Koperqualuk (2011) sur la vie religieuse et politique contemporaine dans le village de Puvirnituq au Nunavik poursuit ces réflexions. Elle y explore la manière dont les Inuit ont intégré peu à peu les valeurs chrétiennes dans leur quotidien et plus particulièrement dans la gestion de leurs affaires politiques locales. L’auteur y met en évidence l’importance du leadership spirituel dans l’organisation des groupes inuit avant et après la sédentarisation. Elle montre également que la création de postes à responsabilités dans le cadre de l’administration locale (coopérative, conseil municipal et les divers comités et associations) crée de nouvelles opportunités en terme de leadership.
Les travaux consacrés à analyser spécifiquement les relations de pouvoir chez les Inuit sont peu nombreux si l’on regarde la quantité foisonnante d’études produites par les anthropologues sur ce peuple. Dans un article publié en 1966, David Damas