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3   À partir des années 1940 : les débuts de l’anthropologie politique et l’étude des

3.3   L’étude des dimensions sacrées du pouvoir 88

Du côté de l’anthropologie produite en France, les années 1960 voient l’émergence d’un intérêt accru pour le phénomène politique en Afrique. Les chercheurs sont alors stimulés par les avancées de l’anthropologie politique britannique. De plus, comme l’écrit Balandier, « les derniers bouleversements, survenus dans les pays d’influence française, ont exigé une “remise en chantier” de certaines études » (Balandier 1960 : 71) et le besoin de développer ce qui est nommé à l’époque une sociologie politique de l’Afrique. Dès les débuts de la parution des

Cahiers d’études africaines en 1960, de nombreux articles abordent la question du

fonctionnement politique de certains peuples d’Afrique et le pouvoir devient un objet d’investigation anthropologique (Zucarelli 1973 ; Dugast 1988 ; Diallo 1994 ; Verdon 1995 ; Muller 1999). L’étude des figures de pouvoir en tant que telle se fait toujours par l’intermédiaire d’une étude sur le pouvoir en général.

Les anthropologues mettent en évidence le foisonnement symbolique qui entoure les pratiques du pouvoir en Afrique (Izard 1979, 1986), la mise en scène dont il fait l’objet et sa dimension sacrée. La question de la « royauté divine » soulevée par Frazer au début du XXe siècle est à nouveau discutée. Les anthropologues sont en

89   proposant de lui substituer le terme de « royauté sacrée »70. Les chercheurs se

penchent alors sur le lien entre les dimensions politiques et religieuses. L’idée que le pouvoir politique n’est jamais totalement désacralisé émerge. La figure du roi est au cœur de ces travaux. Deux aspects de cette royauté divine mobilisent l’attention des anthropologues : le régicide et l’inceste royal. De Heusch se penche sur la question de l’inceste royal, moyen par lequel des sociétés cherchent à maintenir la « pureté » du sang royal, et il étudie les expressions symboliques qui permettent à la tradition de le faire survivre sans heurter de front la prohibition de l’inceste (De Heusch 1987 : 37- 60). Alfred Adler travaille, de son côté, sur la question du régicide dans le but d’éclairer le lien entre le pouvoir magique du roi et son autorité politique (Adler 1982 :196-229). Il analyse les rituels qui entourent la mort du roi – lorsque celui-ci meurt, on sépare rituellement le pouvoir du cadavre – et explique que cette mise à mort symbolique est nécessaire pour « payer le prix » de la prétention qu’a ce dernier, et la société par son entremise, à se réclamer d’un pouvoir sur toutes choses.

La relation entre les dimensions politiques et sacrées du pouvoir demeure aujourd’hui encore une question centrale dans l’étude des sociétés contemporaines, et notamment dans l’étude des nouveaux mouvements religieux qui sont apparus au cours du XXe siècle, principalement en Afrique et en Asie. Les anthropologues

tentent alors d’analyser le phénomène du « leaderhsip charismatique » et de comprendre le rôle des leaders dans l’émergence soudaine de ces mouvements (voir par exemple Cruise O’Brien et Coulon 1988 ; Champion 2000 ; Schmitz 2000 ; Scotchmer 2001 ; Robbins 2003 ; Vokes 2007)71. Deux approches s’opposent.

Quelques auteurs vont chercher dans les caractéristiques personnelles du leader et dans la nature de son « charisme » les raisons du succès de ces mouvements religieux. D’autres ont fourni une critique de ce concept de charisme72 et expliquent ces

70 C’est De Heusch qui propose le terme de « royauté sacrée ». Il montre que si le roi est maître de la

nature, il se trouve également en position de bouc-émissaire vis-à-vis du groupe qu’il dirige. Et, malgré le caractère divin de son pouvoir, il reste un intermédiaire, un humain parmi les autres (De Heusch 1987 : 254).

71 La notion de pouvoir charismatique est également discutée par les sociologues (voir notamment

Theobald 1980 et Ouedraogo 1993) et les historiens (voir notamment Bruhns 2000 et Cohen 2013). Rappelons qu’elle trouve son origine dans la pensée de Max Weber.

72 Rappelons que Weber distingue trois idéaux-types de domination, exprimant différentes formes de

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phénomènes plutôt par le contexte et la relation du leader avec son groupe. Worsley a critiqué l’usage de cette notion en anthropologie en arguant qu’il s’agit là d’une catégorie permettant de penser ce qu’on ne peut pas expliquer. Son ouvrage, The

Trumpet Sahll Sound: A Study of “Cargo Cults in Melanesia”, met en fait en

évidence la fragilité du pouvoir du leader et montre que les mouvements messianiques naissent dans des contextes précis d’oppression sociale, économique, ou encore coloniale (Worsley 1957). Cette critique est poursuivie par Hours, dans son un article sur les cargo cults, dans lequel il montre que la naissance de ces mouvements résulte à la fois de circonstances locales et historiques particulières (Hours 1976). Dans ce cadre, l’émergence d’un leader doit être comprise comme la réponse à un besoin social et à un contexte particulier. Les auteurs écrivent que le christianisme a fourni un substrat riche au développement de ces mouvements qui ont la capacité à la fois de conserver leurs spécificités idéologiques tout en s’adaptant aux différences culturelles locales (Robbins 2004 : 128-129). Du côté des Inuit, par exemple, Laugrand et Oosten ont montré que, même s’ils se présentent en rupture par rapport au passé, notamment par rapport aux anciennes croyances et à l’ordre politique établi, les mouvements pentecôtistes et évangéliques qui ont vu le jour au Nunavut et au Nunavik depuis les années 1970 ont la capacité de combiner de nouvelles valeurs issues du christiansime à des éléments plus anciens faisant appel aux pratiques chamaniques. Les auteurs évoquent également le lien fort de ces mouvements avec la dimension politique (Laugrand et Oosten 2007 : 264).