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ous les progrès de l'humanité en matière d'outils de l'information influencent ou sont conséquence d'innovations temporelles :

- la parole sort l'homme de la prison du présent pour accéder à une gestion culturelle du passé et une projection sur le futur,

213 Le télécinéma est un projecteur de cinéma spécifique qui permet de générer un signal vidéo (c'est l'outil de base pour fabriquer des cassettes vidéo à partir d'un film de cinéma ou pour diffuser des films sur une chaîne de télévision (en Europe les télécinémas sont tout simplement réglés à la cadence de 25 images par seconde).

214 Cf infra $$>>

- l'écriture prévient l'oubli facile des paroles et permet d'assurer une bonne conservation de la culture ; elle permet aussi une diffusion dans l'espace et le temps de plusieurs générations,

- les outils informatiques actuels, en permettant des recherches de texte tous azimuts très performantes et en nous interdisant pratiquement l'oubli de nos propres lectures et écritures, nous projettent dans un nouvel espace de pensée dans lequel l'oubli serait de plus en plus exclu.

Les conséquences culturelles en sont fantastiques... mais pas nécessairement bénéfiques. En tout état de cause, elles sont difficiles à imaginer parce que nos cultures sont aujourd'hui fondées sur une auto-organisation, une digestion de l'information culturelle grâce à l'oubli. Un monde où tout serait intégralement pris en compte pour tous, en tout lieu et en tout temps, nous est impensable. Ces fabuleux accélérateurs de la performance de la mémoire et de l'accès intelligent à tout le savoir sont donc extrêmement dérangeants pour nos cultures, jusqu'alors pensées à l'échelle de l'homme et de ses capacités cognitives et heuristiques propres, intégrant bien évidemment l'oubli.

Ce sont là des situations où la convergence et l’efficience sont difficiles à modéliser, à mesurer et à prévoir parce que la nature humaine et le comportement social interviennent de façon évidemment beaucoup plus complexe que tout ce que nous pouvons imaginer. Les industriels de l’information le savent bien et il ne lancent sur le marché des médias innovants qu’après les avoir longuement testés, d’abord sur des individus isolés, ensuite dans des expérimentations sociales en vraie grandeur, par exemple à l’échelle d’une ville.

À titre d’exemple de cette complexité avec laquelle la culture sociale du temps intervient dans les médias j’aimerais développer le cas particulier du temps du bouclage215, connu dans les milieux de l’édition et des mass médias en général. Le travail a souvent pour effet de créer des rythmes qui bousculent souvent nos rythmes biologiques primordiaux. De fait l'industrie traditionnelle, avec son temps moyen constant toute l'année permettant de gérer facilement le travail et les travailleurs, avait cassé le rythme naturel de l'activité des artisans ou même des paysans, certes soumis à des impératifs extérieurs à eux (la volonté des clients, l’impératif des saisons et l’obligation de produire), mais cependant plus naturellement ouverts à garder libres des espaces laissant pénétrer la créativité, donc les pulsions et le désir. Certaines nouvelles technologies de l'information nous offrent à nouveau la possibilité de poursuivre un projet, de créer une œuvre scientifique, culturelle ou même industrielle et commerciale216, en respectant néanmoins des rythmes personnels. L'édition quant à elle, semble n'avoir jamais pu accepter le temps

215 Boucler est ici employé au sens familier de terminé. Au-delà d’une certaine limite bien évidemment imposée par les impératifs techniques et commerciaux, un journal, un livre en cours d’édition, la préparation d’une édition du journal télévisé... , est bouclée.

216 On sent bien que se profile là une nouvelle tendance d’animation des entreprises, mais rien n’étant jamais simple, ces tendances plus libérales au sens littéral du terme, sont détournées par le libéralisme pur et dur.

industriel incompatible avec la fabrication collective d'un imprimé (surtout un périodique).

Le temps du bouclage éditorial est un bon exemple de ces rythmes pulsionnels à la fois personnels et partagés par une équipe, qui existaient naturellement dans la plupart des activités humaines, et que la temporisation régulière et obligatoire du travail industriel a tué.

Dans un journal, une publication, dans l’industrie du livre et, même, dans un certain nombre de métiers touchant à la télévision ou à la radio, on appelle bouclage la période limite pour intégrer les dernières informations, les dernières copies. C’est l’instant le plus passionnant de l’édition.

Dans un quotidien du matin, le bouclage a lieu chaque soir et il est nécessairement très proche de l’heure de démarrage des rotatives, ce qui permet d’insérer quelques dernières nouvelles dans la dernière ou la première pages qui sont bouclées au dernier moment.

Cet effet de bouclage de l’information est une qualité particulière, touchant au temps et au rythme de la créativité des objets édités. Les équipes, rassemblées pour créer ensemble une même œuvre (techniciens, auteurs, éditeurs, réalisateurs), sont soumises à une pression qui intervient dans la passion d’un même jour ou d’une même heure. Cela crée une ambiance tout à fait particulière à ces métiers217

(quelquefois cause de jugements fallacieux du style : “Ces journalistes...”, “Ces gens de télévision...”, “... tous des fous!”) qui multiplie, qui décuple l’énergie créatrice déployée. Tel journaliste, incapable d’aligner deux idées sur son sujet, pond au dernier moment, sur le bord du marbre et dans l’ambiance du bouclage, trois colonnes parfaitement géniales...

À l’inverse, certains médias modernes ont voulu ignorer cet aspect cyclique du temps de l’effort créatif. Par exemple les banques de données documentaires, mises à jour en temps réel, ont de fortes chances de contenir des informations moins cohérentes (bien que, par principe, plus récentes) que des cédéroms contenant le même type de bases de

données documentaires218. Pour éditer le cédérom, l’équipe de

documentation s’est mobilisée dans l’urgence créatrice d’un bouclage avec le sentiment de la mise sur le marché d’un objet représentant leur savoir-faire, leurs connaissances et leurs compétences collectives. Dans une banque de données en temps réel, il n’y a au contraire aucun temps

fort. Chacun peut se sentir mobilisé (ou, au contraire, dégagé de toute

responsabilité) à tout moment. En fait, “il est toujours temps d’insérer demain une information reçue aujourd’hui”...

Nous pourrions conclure en soulignant ici que l’effet de plus-value

gutenbérienne de l’information (le coût faible de la énième copie par

rapport à l’effort de rédaction initial), l’effet de bouclage, humanise la création d’information en créant des rythmes de travail qui ont l’intérêt

217 Ce rythme particulier est connu évidemment par les agriculteurs qui vendangent et qui moissonnent, les maçons qui couvrent les maisons et y accrochent un bouquet, les architectes qui se mettent en charrette...

218 J’ai ici marqué le trait, mais les médias, s’ils conditionnent les équipes d’auteurs et de créateurs ne les déterminent pas absolument. Les banques de données financières sur Internet sont un bon contre exemple d’informations pour lesquelles les équipes se mobilisent avec une grande énergie, mais on peut constater dans ce cas particulier que c’est la temporalité discontinue des heures d’ouverture des marchés boursiers qui donne le rythme.

de s’ajouter entre eux en donnant, donc, un effet d’onde de choc. Tout se passe comme pour le “bang” d’un avion passant le mur du son, ce ne sont pas des énergies sonores mais les pulsions d'actions des participants à une même œuvre (journal, émission de T.V..) qui sont cumulés sur un même moment dégageant cette énergie tellement particulière de convergence humaine des énergies induites par la temporalité discontinue de la chaîne des actions nécessaires pour concevoir, produire, éditer et distribuer un produit de communication. Ce rythme naturel, cyclique et irrégulier est une alternative humanisante par rapport au temps lisse, répressif, mesuré, constant et à horaires fixes qu’avait inventé le machinisme pour optimiser l’utilisation collective de l’énergie de la machine à vapeur219. En ce sens, une utilisation bien comprise de la communication nécessiterait de réinventer le rythme naturel de la vie, (temps de pulsion, temps de deuil et oubli).