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est en quelque sorte l’anathème sévère de Pierre de Ramée contre le fatras catholique des images et de leur application à l’art de mémoire qui a pu finalement lier l’idéologie iconoclaste protestante avec le préjugé humaniste et moderne que l’écrit imprimé est par définition beaucoup plus efficient que le fatras gothique et même paradoxalement la culture antique de l’oralité et de la mémoire artificielle.

Cependant cette période de prétendue suprématie du texte est riche en images archétypales :

César Ripa à la fin du XVIe siècle constitue son Dictionnaire iconologique123 qui codifie les attributs visuels des figures allégoriques référant aux idées abstraites, voire à des notions ou choses concrètes difficiles à figurer.

David Teniers codifie dans son Theatrum pictorum (Anvers, 1658)124 une

histoire et une encyclopédie raisonnée de l’univers des arts pictoriaux. C’est la base de l’iconographie.

Coménius125 penseur et pédagogue tchèque publie (en bilingue :

latin/allemand) à Nurenberg en 1658 son Orbis senusalium pictus (Le Monde en images), ouvrage alliant intimement l’image au texte qui est considérée comme le modèle de toutes les futures encyclopédies illustrées. Leibnitz et Gœthe s’en souviennent notamment comme du livre de leur enfance.

L’encyclopédie de Diderot part du principe qu’elle ne peut transmettre un savoir scientifique et technique qu’à travers une synergie du texte et de

123 RIPA (Cesare), Iconologia, overo Descrittione dell’Imagini universali cavate dall’antichità et da altri luoghi, Opera non meno utile, che necessaria à Poeti, Pittori, & Scultori, per rappresentare le virtù, vitij, affetti, & passioni humane, Rome, édition sans illustration, 1593 ; la première édition illustrée paraît à Rome en 1603. On peut consulter l’excellente refonte avec gravures en fac-similé : BUSCAROLI (Piero), Cesare Ripa, Iconologia, Milan, éd. TEA, 1992. Signalons aussi l’excellent reprint d’une édition richement illustrée du XVIIIe siècle : Cesare Ripa, Baroque and rococo pictorial imagery, the 1758-60 Hertel edition of ripa’s « iconologia » with 200 engraved illustrations, Introduction, translations and 200 commentaries by Edward A. Maser, Professor of Art, New-York, The University of Chicago & Dover Publications, 1971.

124 Voir à la BNF : notice FRBNF31442641.

125 COMÉNIUS (nom latinisé de Jan Ámos Komenský - 1592-1670), appartenait à l’Union des Frères Moraves, secte protestante qui s’enorgueillissait d’avoir été à l’origine de la réforme. Il publia entre autres ses Règles pour une grammaire plus facile, (Grammaticae facilioris praecepta, 1616), Porte ouverte des Langues, (Janua Linguarum reserata, 1631, méthode nouvelle pour une étude facile et rapide des langues), L’Ecole du jeu ou l’Encyclopédie vivante (Scola ludus seu

encyclopaedia viva -1654)... On voit bien à travers son œuvre que ce sont les mêmes questions du multilinguisme, du

multimédia (l’alliance du jeu, de la pédagogie, des images, du texte, de l’encyclopédisme documentaire) et bien évidemment de l’utilisation des nouvelles techniques éditoriales qui préoccupent Coménius. Sur ce sujet cf. Dictionnaire biographique des auteurs, Paris, éd. SEDE et Bompiani, 1956 ; cf. aussi : SORIANO (Marc), Guide de littérature pour la jeunesse, Paris, éd. Flammarion, 1975. On peut consulter la réédition de l’édition quadrilingue (latin/allemand/hongrois/tchèque) : KOMENSKÝ (Jan Ámos), Orbis sensualium pictus, Prague, éd. Samuelis Brewer, 1685 ; réédition en fac-similé : Prague, éd. Albatros, 1979.

l’image éventuellement indexée par des lettres ou numéros référant à des légendes et commentaires.

Ainsi les illustrations des dictionnaires Larousse, celles des manuels d’histoire Ernest Lavisse destinés aux classes primaires, celles du Tour de France par deux enfants126, les cartes géographiques, les planches anatomiques ou les écorchés techniques ou géologiques produits par les éditions Taride ont modelé un comportement mémoriel bien proche de la mémoire des loci pour des générations successives d’écoliers et ce jusqu’aux années 50.

Les stéréotypes rythmiques et sonores fonctionnaient comme adjuvant indispensable dans la pédagogie primaire. L’apprentissage par cœur des départements de leur préfecture et sous préfectures, la sainte litanie des conjugaisons et des déclinaisons françaises, latines et grecques, l’ânonnement des consonnes, voyelles et syllabes, la mélopée balancée des tables de multiplication fonctionnaient comme autant d’archétypes mémoriels ancrés au plus profond de notre intimité corporelle, sensorielle, mentale et cognitive. Il existait donc un accrochage refoulé mais bien réel entre des sons, des rythmes, des images archétypales et une mémoire culturelle globalement qualifiée d’écrite.

On peut s’étonner dès lors que la période la plus intransigeante pour tenir comme seule pertinente la culture de l’écrit soit les années 50-70, période qui précisément prépare les nouvelles technologies de l’information et de la communication qui vont permettre le multimédia. Ainsi perçoit-on que la mémoire des loci n’est qu’un cas particulier d’une synergie multimodale complexe qui a toujours eu cours.

Si l’image était un merveilleux support mental susceptible d’aider à la mémorisation d’un énoncé verbal ou textuel, elle n’était pas le seul média possible. La poésie aujourd’hui n’est plus du tout comprise par la majorité de nos contemporains comme technique de mémorisation du patrimoine de «l’oralité» mais plutôt comme une spécialisation esthétique de l’art littéraire. Paradoxalement, ce seraient les instituteurs de l’école primaire, à travers l’exercice de la récitation de la poésie, qui seraient les plus proches de la tradition poétique fonctionnelle, où la rime et la cadence du vers assiste la mémoire parce que le texte est nécessairement « formaté » pour correspondre à des topiques sonores et rythmiques profondément intégrés.

Dans la poésie antique, la mémoire ne fonctionne pas sur un système de rimes, mais de rythmes, des scansions127. S’appuyant sur une langue fortement accentuée (voyelles longues et brèves) le texte se construit sur un schéma de vers préétablis à l’avance128 dont l’hexamètre dactylique est le plus connu.

Qu’il s’agisse des poèmes connus sous le nom de « blasons anatomiques » ou des vers de mirlitons destinés à retenir des questions de cours d’anatomie, cette tradition utilitaire de l’art poétique n’a jamais complètement disparu. Ainsi l’école de médecine de Salerne129, la première en Europe fondée après la chute de l’Empire romain, amorce dès le XIIe siècle un courant de poésie anatomique destiné à transmettre et faire mémoriser l’anatomie et le savoir médical.

Goûtons ce petit extrait sous la plume de du Four du Crespiliery, docteur à la Faculté de Médecine de Paris130 :

« Le tronc est par derrière l’épine ;

Et par devant la poitrine, l’épine au col contient sept os, Et douze vertèbres au dos.

Aux jambes cinq, en outre quatre, A l’os sacré sans rien rabattre ;

Au coccix sont trois osselets, Qui font trente et un à peu près ; L’os sans nom suivant le vulgaire ;

Contient six os pour l’ordinaire, Deux aux hanches, deux au pubis, Et deux aux iles qui font six... »

127 De très nombreuses traditions poétiques fonctionnent sur des systèmes de scansions. La poésie anglaise par exemple participe à la fois d’une maîtrise de la scansion qui est sa dimension fondamentale éventuellement associée à une rime.

128 L'énoncé des slogans politiques dans les manifestations de rue est souvent assez proche de cette forme de récitation rythmique.

129 Schola Salernita, Flos medicinae vel reginem sanitalis (cité par Roger Saban, colloque du CTHS).

130 CRESPILIERY (du Four du), Commentaire en vers français sur l'École de Salerne par D.D.C., éd. G. Clouzier, Paris , 1671, cité par SABAN (Roger), Colloque du CTHS).

Ces méthodes sont reprises aujourd’hui dans les polycopiés étudiants : Pour retenir les branches de l’artère maxillaire interne :

« Un Tic Ménager Peut Devenir Maléfique Tandis qu’un Bubon Terriblement Algique Peut être soulagé Vite

Par une Ptyaline Spécifique »

Plus quotidien nous paraîtront les systèmes mnémotechniques bien connus : « mais où est donc Ornicar » pour retenir les conjonctions de coordination : mais, ou, et, donc, or, ni, car. Ou « J’ai mis Cerbère en Enfer » pour mémoriser les particules préfixes de l’allemand : ge, miβ, zer, be, er, ent, empf, ver ; et encore « Cesautica Claunegalot

vivestido131 » pour mémoriser la suite chronologique des empereurs romains.