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a mise en ordre du temps184 comme celle de l'espace est un point crucial du progrès d'une culture. À l'analyse, il apparaît évident que des cultures, autres que la nôtre, ont une conception différente de la durée, de la chronologie et de l’expression linguistique du temps185.

Cependant, il y a une grande différence entre la conscience de cette évidence et la réalité de notre vécu culturel d'homme du XXe siècle. De ce point de vue, notre civilisation contemporaine est soumise aux règles

183 50 fois par seconde il y a une dizaine d'années, 100 fois maintenant, voire plus.

184 Cf.: POMIAN (Krzysztof), Paris, L'ordre du temps, Gallimard, 1984.

185 Conjugaisons et marqueurs spatio-temporels.

communes de fonctionnement : le temps est une donnée en soi, ne devant pas être discutée, ce qui lui permet de fonctionner comme code partagé. Cependant, dans le cadre d'une réflexion sur la communication, et les NTIC, il est indispensable de mener à son endroit une réflexion critique.

De très nombreux philosophes ont parlé du temps, quelques historiens aussi, et il y aurait une énorme prétention à innover dans ce domaine. Je vais essayer de rassembler ici quelques réflexions sur le fonctionnement des instruments de mesure du temps et sur la culture du temps qui puissent constituer des pistes pour nourrir notre démarche de pragmatique grammatologique. Il s’agit surtout de déranger notre fausse évidence du temps et de la mettre en perspective avec des visions préindustrielles ou exotiques du temps et surtout de souligner combien il est indispensable de savoir sortir de notre vision commune du temps pour pouvoir en toute liberté en imaginer la convergence avec tous les recoins potentiels de la technoculture.

Remarquons d'abord que la science du début du XXe siècle a remis fortement en cause l'idée triviale du temps et de l'espace avec la théorie de la relativité. Mais il s'agit là de notions qui touchent à l'infiniment petit et à l'infiniment grand, et notre vie quotidienne dans le “mésocosme” 186, notre pratique du temps et de l'espace quotidien semblent ne pas en être affectées.

Là encore, c'est l'échelle de l'homme qui compte. Les distorsions de l'espace/temps pour des vitesses ou des espaces (microcosme, macrocosme) sans rapport avec notre vécu ne peuvent être mises au même niveau que le temps ou l'espace du mésocosme auquel nous devons attacher une importance prioritaire pour analyser la facette temporelle de la réalité sociale.

La mesure du temps associe dans presque toutes les civilisations deux visions apparemment contradictoires mais complémentaires :

• Un “temps cyclique” et répétitif, celui du calendrier : les jours, les mois, les années, qui se succèdent selon un modèle astronomique qu'on nomme la chronométrie. C'est un temps qui tourne à l'image de l'aiguille du chronomètre, ou de la rotation du soleil et de la lune dans le ciel. • Un “temps linéaire”, ou chronologie, qui doit pallier le temps du

calendrier dès qu’il faut gérer des événements qui s’égrènent sur une période supérieure à celle du calendrier, trop longue pour être appréhendée avec le temps chronométrique. Il s'agit là, en fait, de nommer ou de numéroter les années du calendrier, puis de les distinguer les unes par rapport aux autres dans une échelle rectiligne du temps.

Dans la Crise de la culture187 Hannah Arendt nous donne un raccourci magistral de la philosophie de l'histoire. Elle analyse, époque après époque, l'évolution en Occident de cette dichotomie entre le temps cyclique et le temps rectiligne.

Ainsi pour les Grecs, le destin temporel de l'homme et celui des objets qu'il fabrique font exception au temps cyclique antique : ils ont un commencement et une fin et s'inscrivent donc dans une temporalité linéaire. Le temps cyclique caractérise le reste de l'univers, animaux compris.

La gloire militaire, politique et artistique permet à l'homme de rentrer dans ce temps cyclique. Il échappe ainsi à la finitude propre à l'humanité. Le temps libre laissé par l'activité professionnelle détermine d'ailleurs la capacité à participer à la démocratie. C'est ce qui définit le citoyen. Ainsi le berger est un homme libre mais pas l'agriculteur. Le commerçant en est aussi un mais pas certains artisans.

La religion chrétienne s'inscrit en rupture fondamentale avec cette vision du temps. L'immortalité est acquise pour tous les hommes par la Résurrection de la chair pour la félicité éternelle du Paradis ou le tourment sans fin de l'Enfer.

À partir de l'âge moderne, on peut remarquer combien l'élargissement du terme d'Histoire à l'histoire naturelle188 est révolutionnaire par rapport à la vision grecque et à la vision chrétienne.

Le globe terrestre, les minéraux, les végétaux et les animaux s'inscrivent dans une histoire écrite dans la géologie et les fossiles, histoire qui suppose des commencements et des fins. Aujourd'hui aboutissement terminal de cette unicité des diverses échelles du temps, l'univers intersidéral participe d'une histoire commençant au Big Bang et évoluant vers une fin.

Le calendrier

e calendrier189 nous est devenu un objet quotidien, allant de soi et trop intériorisé dans notre culture pour que nous puissions percevoir la maîtrise calendaire comme une étape primordiale de la culture humaine. On est là au cœur même des progrès cumulatifs dans “la construction de la réalité sociale” qui semblent “ne peser d’aucun poids” sur les générations héritières de difficiles innovations culturelles190.

Le vécu implicite que nous avons du calendrier grégorien est comme une langue maternelle. Cette temporalité nous est tellement évidente qu'il nous faut faire un effort pour en comprendre les limites et la relativité

187 ARENDT (Hannah), La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. Essais, 1989.

188 Notion annonciatrice de ce que Darwin systématisa.

189 PARISOT (Jean-Paul), La petite histoire du calendrier, in La transmission des savoirs scientifiques, (déjà cité), pp. 79-96.

190 « L’une des raisons pour lesquelles nous pouvons supporter [...] la structure complexe de la réalité sociale [tient à ce qu'elle] ne pèse rien et demeure invisible. L'enfant est élevé dans une culture où il tient simplement la réalité pour acquise. Nous apprenons à percevoir et à utiliser des voitures, des baignoires, des maisons, l'argent, les restaurants et les écoles, sans réfléchir aux caractéristiques spécifiques de leur ontologie et sans avoir conscience qu'ils en ont une ». SEARLE (John R.), La construction de la réalité sociale, (déjà cité), pp. 16 et 17.

par rapport aux calendriers des autres cultures. Par contre, le temps horaire, s'il nous semble naturel comme une sorte de temps maternel appris des parents avec les notions culturelles de base, est une notion dont nous voyons plus facilement les limites. Beaucoup plus que le calendrier, l'heure moyenne est remise en cause à tout instant par l'heure planétaire.

Cette plus grande facilité à considérer l'heure comme donnée relative s'appuie sur son histoire proche où le midi de référence n'était pas uniforme dans une zone géographique donnée (fuseau horaire) mais dépendait du midi solaire réel dans chaque grande ville.

Le temps cyclique des saisons et des jours est une maîtrise culturelle primordiale de l'homme. L'évidence du lever et du coucher du soleil, fait de l'homme un être fortement lié dans sa physiologie même au rythme solaire. À l'évidence, l'homme constate aussi que les saisons, importantes pour l'agriculture, sont liées à l'inclinaison solaire et qu’il existe un cycle solaire annuel. Cependant, l'observation astronomique du cycle solaire annuel est un travail complexe. Si la constatation du phénomène est une évidence partagée par tous les hommes, le mesurer avec précision est un travail savant et difficile. Atteindre la précision de la mesure demande un état d'avancement technique sophistiqué. La lune est aussi un astre présentant et induisant 191 comme le soleil des cycles observables : rythmes menstruels, marée, croissance des plantes et des cheveux, etc. Elle présente sur le soleil l’avantage suivant : les phases de la lune sont beaucoup plus faciles à observer en l'absence de tout instrument astronomique.

On assiste donc dans la plupart des civilisations à la mise en place d'un calendrier lunaire, puis, généralement, à la superposition d'un calendrier solaire. Ce n'est pas le cas pour les Arabes du Moyen-Orient qui continuent à utiliser un calendrier lunaire. On peut avancer l’hypothèse que, comme civilisation à forte composante nomade et de commerce caravanier, ces premières tribus arabes n’avaient pas une forte motivation pour disposer d’un temps lié aux saisons agricoles.

Quoi qu'il en soit, le problème posé à toutes les civilisations consiste à mettre au point des concordances, une convergence en quelque sorte, entre une suite de mois lunaires facilement observables donc partageables comme langage commun par toute une communauté, qui doit être complétée par une série de jours complémentaires permettant de s'accorder concurremment avec le rythme primordial des saisons solaires avec ses solstices et ses équinoxes).

Les différentes formes de calendrier, la suite des mois, leur irrégularité de longueur, leur nom même, ne se comprennent que comme autant de traces de la maîtrise convergente progressive des repères astronomiques et calendaires : cohabitation de la lune et du soleil, irrégularité des mois,

191 Il est important de distinguer l’observation astronomique directe (la course de l’astre dans le ciel pour la lune, la croissance ou décroissance des quartiers) et les cycles et saisons induits ou fortement liés par des observations.

choix d'une origine, mobilité relative des fêtes: Pâques. Septembre, octobre, novembre, décembre par exemple, sont les septième, huitième, neuvième et dixième mois latins d'une année qui commençait aux Ides de Mars. De ce fait, il est logique de penser que février en tant que dernier mois de l'année est, d'une part le mois dont la longueur ne tombe pas juste (plus court) et, d’autre part celui sur lequel on ajoute ou on retranche le jour complémentaire des années bissextiles.

Les réformes du calendrier en Europe par Tarquin, Julien et Grégorien ne sont pas unanimement prises en compte. De très nombreux ajustements séparent les nations et les religions. En effet, l'adaptation de ces améliorations successives a pour objectif principal de construire le calendrier le plus adapté possible à une année solaire de trois cent soixante cinq jours, plus deux mille quatre cent vingt deux millièmes découpées en 12 mois et 4 saisons.

Le calendrier Julien, du nom de Jules César192, prenait pour longueur réelle de l'année 365,25, ce qui a eu pour conséquence de retarder le calendrier de trois jours en quatre siècles comme l'ont constaté les Pères de l'Eglise réunis en concile à Nicée en 325. Cependant, ce n'est qu'au Concile de Trente (1545/1562) que la décision fut prise de charger le Pape Grégoire XIII de réformer le calendrier. Il y avait alors un décalage d'une dizaine de jours. La réforme grégorienne s'introduisit progressivement et notamment avec un certain retard dans les pays protestants du XVIIIe siècle et un retard encore plus grand pour la Russie orthodoxe qui se rallia au calendrier grégorien en 1918.

S'il est indispensable de disposer d'un calendrier annuel et cyclique, il est tout aussi important de disposer d'une chronologie linéaire des événements non saisonniers. La chronologie qui nous semble naturellement et universellement se décompter à partir et en deçà de la naissance du Christ est évidemment très relative. Bien sûr, l'Antiquité ne comptait pas par rapport à la naissance du Christ et si cette façon de faire fut proposée au VIe siècle par le moine Denis le Petit (Anno Domini : AD = année du Seigneur), il faut attendre l'An Mille pour que la réforme soit en usage courant et il faut attendre le XVIIIe siècle pour qu'on adopte la chronologie négative (dont le concept est plus difficile à admettre), du décompte de l'Antiquité avant le Christ. Il faut, de plus, relier ces différents problèmes de chronologie à une notion du commencement du Monde que l'on situait au XVIe siècle, quatre mille ans avant la naissance du Christ. Au milieu du XVIIe siècle, lorsque Buffon envisage une durée de 70.000 ans pour la fondation du Monde, pour le refroidissement de la terre qu'il a calculé par extrapolation expérimentale, il échappe à la censure en présentant son hypothèse comme pure spéculation philosophique. On peut observer que jusqu'au XIXe siècle la chronologie a un commencement biblique, puis la chronologie post darwiniste se construit sur un modèle linéaire

192 Le mois de juillet est ainsi nommé en son honneur et août en l'honneur d'Auguste qui rendit effectif l'application de ce calendrier.

géométrique infini vers le passé et dans le futur. Ce temps lisse, scientiste et laïque idéalement infini rentre aujourd'hui en contradiction avec la théorie du Big Bang

De très nombreuses autres réformes du calendrier et d

e la chronologie ont été proposées. Citons, entre autres le “Calendrier Républicain”, à partir de l'An I de la République, ou le calendrier mussolinien. Quant aux calendriers réformés, ils se proposaient d'unifier le nombre de jours contenus dans le mois et d'éviter ainsi le glissement du jour de la semaine d'une année à l'autre et la mobilité de la date de Pâques. Toutes ces réformes, visant à “rationaliser”, ont pour inconvénient de ne pas contenter des cultures non chrétiennes tout en mécontentant les Chrétiens.

L'origine de l'année, la date à laquelle elle commence, est aussi l'objet de conventions qui ont bien souvent changé - début mars chez les romains (mais cet usage perdurait chez les Mérovingiens et dans la République de Venise), 23 mars à Florence, Noël, Pâques - : bien des styles193 différents pour déterminer le début de l'année. « En 1506, dans sa Généalogie des Rois de France , Bouchet écrit : “Charles VIII alla à trépas au Château d’Amboise le 7 avril 1497 avant Pâques [...] et en 1498 à commencer à l'Annonciation de Nostre-Dame ainsi qu'on le fait en Aquitaine.” »194

Au cours de l'Histoire et dans le monde, les calendriers et les chronologies séparent les hommes, les cultures et les religions. La division la plus marquée encore valable et en usage de nos jours étant marquée par le Monde arabe qui compte à partir de l'Egire.

On est là au cœur de la convergence multiculturelle.